Nécrologie

Robert Brun (1896-1978)

André Masson

Robert Brun avait acquis une connaissance si profonde de l'histoire du livre, il jouissait d'une si large notoriété en France et à l'étranger que le soin de rédiger cet article aurait dû, sans doute, revenir à l'un de ses émules parisiens. Si la direction du Bulletin m'a chargé de cette mission, c'est que les circonstances m'ont étroitement associé à la carrière de notre ami, depuis l'École des Chartes où nous étions assis sur les mêmes bancs, jusqu'au modeste bureau de l'inspection générale que nous avons partagé pendant quinze ans. Je suis ainsi devenu le témoin privilégié d'activités qui ont touché toutes les branches de notre profession. On me permettra donc de puiser avec une certaine liberté parmi les souvenirs d'une amitié qui a été l'adjuvant de mon propre passage dans le monde du livre.

Sur la page blanche où je commence à écrire, l'image qui se dessine d'abord et qui s'impose à ma mémoire n'est pas celle d'un inspecteur général : celui que je vois apparaître est un sous-lieutenant en bleu horizon, décoré à vingt ans de la Légion d'honneur : ainsi se présenta Robert Brun lorsqu'il vint rejoindre la promotion 1918-1922 de l'École, faisant d'emblée la conquête de ses camarades, malgré le sentiment de frustration des plus jeunes qui, en ces temps singuliers, souffraient d'être nés trop tard pour avoir partagé l'honneur d'un tel début dans la vie. Robert Brun, lui, planait au-dessus de ces glorioles. En arrivant, il s'excusa, une fois pour toutes, d'un accoutrement que lui imposait l'autorité militaire jusqu'à sa complète démobilisation. Il répondait de manière évasive si l'on essayait de lui parler de la guerre qui l'avait si violemment saisi pendant quatre ans au lendemain du concours d'entrée à l'École en 1914.

C'est beaucoup plus tard que je pus avoir connaissance de la citation que voici, plus éloquente que d'amples récits : « Le 16 août 1917, a résisté à une forte attaque de l'ennemi sur sa tranchée qu'il a pu conserver intégralement, en luttant à outrance et à découvert, sous un violent bombardement. Très grièvement blessé, a néanmoins conservé son commandement jusqu'à épuisement complet de ses forces. » Simplicité dans le courage, pudeur pour des titres que d'autres auraient arborés avec ostentation, voilà des qualités que, après une aube héroïque, le terre-à-terre de la vie quotidienne ne démentit jamais.

Parmi ses camarades, il conquit avec aisance le premier rang, qui lui ouvrait les portes de l'École française de Rome, après une soutenance de thèse exceptionnellement brillante. Il avait en face de lui un homme que nous admirions tous, mais à qui nous aurions craint d'être confrontés, Camille Jullian, alors dans toute sa gloire. Tranchant sur le ton habituel des soutenances, où un élève balbutiant se retranche derrière ses fiches et ses références, ce fut une brillante passe d'armes autour de la monographie de Salon de Provence, berceau familial du candidat.

Le séjour à Rome confirma Robert Brun dans sa vocation d'historien, au sens le plus large du terme, qui le guida dans de minutieuses recherches parmi les archives Datini, à Prato, et qui se révèle surtout dans un livre, publié un peu plus tard, élégant de forme et de lecture captivante, Avignon au temps des papes, où se révèle l'influence d'Émile Mâle, directeur de l'École de Rome, dont nous avions jadis suivi ensemble les cours à la Sorbonne. Dans cette brillante évocation des richesses d'art du Palais des papes, de ses fêtes et divertissements, on sent l'amour et peut-être la nostalgie du ciel lumineux de la Provence.

Au moment où ce livre parut, en 1928, Robert Brun était depuis deux ans bibliothécaire à la Nationale. Dans l'esprit de ses amis, ce n'était qu'un poste d'attente, qui déboucherait soit sur la conservation de la Méjanes ou du Musée Calvet, soit vers la carrière professorale dont Camille Jullian et Émile Mâle lui montraient le chemin. De telles ambitions furent-elles jamais les siennes ? Je ne reçus jamais de confidences à ce sujet. Tout ce que je sais, c'est que, quelques années plus tard, rentrant moi-même d'un long séjour outre-mer, je trouvai mon ami solidement ancré dans une voie nouvelle, où il était très vite passé maître. Mis en contact, par ses fonctions à la Réserve de la Nationale, avec les chefs-d'œuvre de la typographie et de la reliure, il était devenu à la fois le meilleur spécialiste du livre au XVIe siècle et l'esclave de la passion de bibliophile qui guida désormais sa vie.

Son grand ouvrage sur Le Livre illustré en France au XVIe siècle marque une date dans les annales de la bibliophilie, en 1930, et davantage encore le numéro du Bulletin du Bibliophile du 20 décembre 1934 qui inaugurait la série du Manuel de la reliure ancienne. D'emblée, il se révélait l'émule d'Émile Dacier et de G. D. Hobson. Bien mieux, il forgeait une méthode en alliant la précision de la description à l'étude méticuleuse des matières et des techniques.

Au cours des années qui suivirent, il affirma sa maîtrise par la publication de la Typographie française au XVIe siècle et de nombreux articles dans Trésors des Bibliothèques, Arts et métiers graphiques, Revue de l'art ancien et moderne, Humanisme et Renaissance, Bibliothèque de l'École des Chartes. Toute sa vie, semblait-il, se déroulerait sans s'écarter des rives de la Seine et des nobles perspectives du Louvre et du Palais Royal, qu'il ne se lassait pas d'admirer en se rendant de son appartement de la rue de Verneuil à son cabinet de la rue de Richelieu.

Un événement imprévu vint bouleverser de telles prévisions, en élargissant les horizons de sa vie professionnelle : La disparition prématurée d'Henri Vendel en 1949 rendait vacant un poste d'inspecteur général. Julien Cain qui, depuis son retour de captivité, avait donné une vigoureuse impulsion à la jeune Direction des bibliothèques, songea aussitôt à renouveler l'heureuse expérience qu'il avait faite jadis en proposant pour cet emploi un bibliothécaire de la Nationale, spécialiste du livre ancien, Émile Dacier. Grâce à ce dernier, les Richesses des bibliothèques provinciales et les Trésors des bibliothèques avaient révélé les ressources de nos bibliothèques municipales. Celles-ci sont éparpillées entre de nombreux dépôts, dont beaucoup, dans des villes de médiocre importance, sont confiés à des bibliothécaires qui n'ont pas reçu la formation professionnelle exigée pour les emplois de l'État.

C'est plein d'enthousiasme que Robert Brun partit à la découverte des trésors provinciaux, en s'attachant surtout aux petites bibliothèques, car, disait-il, l'utilité des inspections est inversement proportionnelle à l'importance de l'établissement. Pendant vingt ans, inlassablement, il prodigua ses conseils, révélant aux uns des trésors insoupçonnés, enseignant aux autres les techniques de la conservation. Son action ne fut pas moins efficace auprès des maires et de leurs adjoints, qu'il avait le don de séduire par sa chaude voix de méridional et sa conviction communicative d'amoureux des livres. Il préparait habilement les voies au Service technique de la Direction pour l'amélioration des locaux ou le transfert dans un local plus favorable. Entre beaucoup d'autres améliorations, on lui doit les aménagements de Fréjus et de Cannes au milieu de merveilleux jardins, le choix du site de la nouvelle bibliothèque de Grasse, d'où l'on domine les îles de Lérins, et l'adaptation ingénieuse d'hôtels anciens dans des villes jalouses de leurs traditions.

De telles tâches exigent beaucoup d'abnégation, car elles entraînent le renoncement à la recherche et au travail scientifique. L'ancien chef de la Réserve éprouvait ce sentiment et il se consolait en poursuivant et en améliorant son enseignement parisien, à l'École nationale supérieure de bibliothécaires, où il se révélait un professeur hors ligne. Je comparerais volontiers son action dans le domaine de l'histoire du livre à celle de Mlle Malclès pour la bibliographie. L'un et l'autre ont créé une méthode et fait naître de nombreuses vocations.

A mesure que les années passaient, la ferveur de notre ami restait la même, mais il ressentait de plus en plus les fatigues de son métier itinérant. Deux ans avant la date réglementaire, il dut abandonner la partie. Il se consola en donnant en 1969 une dernière retouche à ses deux livres préférés qui, sous une nouvelle forme et avec de nombreux compléments, parurent, l'un sous le titre Le Livre illustré de la Renaissance, aux éditions Picard, l'autre, Le Livre français, aux Presses universitaires de France, qui conduit le lecteur, avec éclectisme, de la Danse macabre au Bestiaire d'Apollinaire.

Et puis, sans négliger ses chères études, notre ami se consacra à l'art d'être grand-père, alternant les séjours à Vulaines, près de la forêt de Fontainebleau, avec son nouvel appartement de la rue de Rennes, restant fidèle à ses amis parisiens et à ses correspondants de province. Aux uns et aux autres, il laisse le souvenir d'une érudition de bon aloi, d'une grande réserve alliée à une parfaite courtoisie. Ce causeur exquis, fertile en anecdotes, avait le talent de les introduire avec discrétion, de s'effacer devant ses partenaires, d'oublier ses propres travaux pour mettre en valeur ceux de ses amis, toutes qualités spontanées chez lui, mais qu'il avait affinées par le commerce de ses auteurs favoris, Pierre Charron et Michel de Montaigne.

  1. (retour)↑  Robert Brun, né le 7 avril 1896 à Pélissanne (Bouche-du-Rhône). Reçu à l'Ecole des Chartes au concours de 1914, mobilisé en avril1915. Croix de guerre avec palme le 21.08.1917. Membre de l'Ecole de Rome de 1922 à 1924. Chargé de conférences à l'Institut Catholique en 1925. Bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale le 1er mai 1926. Inspecteur général des Bibliothèques nommé par décret du 19 juillet 1949 et installé dans ses fonctions le 1er août 1949. Officier de la Légion d'Honneur en 1948. Décédé le 18 février 1978.
  2. (retour)↑  Robert Brun, né le 7 avril 1896 à Pélissanne (Bouche-du-Rhône). Reçu à l'Ecole des Chartes au concours de 1914, mobilisé en avril1915. Croix de guerre avec palme le 21.08.1917. Membre de l'Ecole de Rome de 1922 à 1924. Chargé de conférences à l'Institut Catholique en 1925. Bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale le 1er mai 1926. Inspecteur général des Bibliothèques nommé par décret du 19 juillet 1949 et installé dans ses fonctions le 1er août 1949. Officier de la Légion d'Honneur en 1948. Décédé le 18 février 1978.