Discours prononcé par M. Olivier Guichard Ministre de l'éducation nationale, pour l'inauguration de la Bibliothèque publique de Massy, le 16 avril 1971
Je vous remercie, M. le Maire, des mots que vous venez de prononcer. Massy peut être fière de cette bibliothèque dont l'utilité et le rayonnement dépasseront ses limites car elle est pour l'effort français en matière de lecture publique une réalisation pilote, l'exemple même de ce que nous voulons qu'une bibliothèque publique soit, dans sa conception et dans son utilisation. Et je vous remercie d'avoir rappelé le rôle qu'a joué l'État dans cette réalisation. L'intérêt qu'il y attache, j'ai tenu à en témoigner encore en venant l'inaugurer personnellement aujourd'hui. Réalisation chère à la Direction des bibliothèques qui entend en faire un modèle pour les bibliothèques municipales et un centre d'application et de formation de ses bibliothécaires, cette bibliothèque dressée au milieu d'un « grand ensemble » si caractéristique de la population urbaine de demain, ne semble-t-elle pas être le meilleur lieu pour définir l'effort que nous avons entrepris afin que toutes et tous acquièrent l'habitude de la lecture et puissent en satisfaire le goût ?
I. Le livre, instrument d'éducation.
Une politique nouvelle de lecture publique : elle s'impose si nous voulons que la France fasse mentir sa réputation d'être « le pays où l'on ne lit pas ». Faut-il rappeler l'importance, et l'importance croissante dans notre civilisation, de l'usage du livre ? On peut la définir d'abord comme un équilibre nécessaire à un âge dominé par le phénomène de l'audiovisuel et de l'information parcellaire, instantanée et fugace. Le livre protège l'individu contre ces agressions. Parce que le livre demande du temps, il l'organise aussi, il le fait échapper à l'éclatement qui le menace. Véhicule du rêve ou de la réflexion, il en est aussi l'aliment, il prémunit ainsi contre cet autre danger de notre civilisation qui réside dans la forme collective que l'imaginaire et la réflexion tendent à prendre, sous la pression des moyens de communication. Si l'un des problèmes de notre civilisation est bien d'assurer la survie de l'homme dans la société de masse - et de l'assurer hors de la révolte ou de la sécession -, le livre a un rôle capital à jouer; il crée la distance à l'égard de l'instantané et du collectif, il permet le choix, c'est-à-dire la liberté.
Mais je ne voudrais pas donner l'impression que la lecture a seulement pour objet de construire des capacités de résistance individuelle. Elle fait partie intégrante, et de plus en plus, de l'œuvre de promotion collective, qui est la formation permanente.
Le livre répond en effet à trois exigences de la formation permanente : la qualité de la formation, l'individualisation des cheminements, l'affranchissement des contraintes d'horaire. Le livre est un maître toujours disponible, à qui chacun peut demander l'enseignement de son choix au moment et selon le rythme de son choix. Cette souplesse d'emploi que l'audiovisuel connaîtra seulement dans quelques années par l'intermédiaire des cassettes, le livre la connaît depuis toujours.
Certes la formation permanente a besoin de ses institutions, de ses formateurs. Mais nous commettrions une grave erreur si nous nous laissions aller à la concevoir à l'image des structures scolaires, à l'organiser, comme l'école, autour de la transmission orale des connaissances. L'école est antérieure au livre et, après plusieurs siècles, ne l'a pas encore vraiment assimilé - et c'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles les Français, qu'elle n'a pas formés à lire, lisent trop peu. - Qu'au moins la formation permanente tire au moment de s'organiser les conséquences de l'invention de Gutenberg... Pour une large part son rôle doit être d'offrir et de guider le choix des moyens d'autoformation.
A partir de ces idées simples, il est aisé de déduire les lignes d'une politique de la lecture. Politique globale qui ne se limite pas à une politique des bibliothèques ou de ce qu'on appelle la lecture publique mais qui intéresse aussi, je viens de le dire, la conception et l'organisation de l'éducation. Aussi suis-je convaincu que la liaison administrative maintenue entre les bibliothèques et l'Éducation nationale n'est pas seulement un héritage du passé, qu'elle représente une grande chance pour l'avenir et qu'il nous appartient de mieux l'exploiter. Massy servira aussi à montrer les possibilités qui s'ouvrent en ce domaine.
Cette politique globale a été dessinée en 1968, à l'instigation du Premier ministre d'alors, sous la forme d'un plan décennal qui trouvera sa vraie place dans les VIe et VIIe plans. Ce plan qui oriente l'avenir de toutes les bibliothèques peut se résumer en un impératif très simple : « Faire lire » - faire lire plus et faire lire mieux.
II. Développer le réseau de la lecture publique.
La diffusion du livre bute sur l'obstacle économique du coût pour le consommateur individuel. Il revient aux bibliothèques de prendre le relais.
Car accoler une consommation individuelle et une consommation publique aussi malthusiennes l'une que l'autre ne sert les intérêts de personne, et sûrement pas ceux de la lecture.
C'est une diffusion abondante du livre quasi gratuit qui, en créant et cultivant le besoin de lire des livres, développera à sa suite le goût et le besoin de posséder des livres en propre.
Or, franchir ce seuil, cela signifie rapprocher le livre de l'usager potentiel et donc multiplier les points de desserte et élargir le prêt à domicile. La preuve est donnée chaque jour dans les villes, dans les banlieues, dans les campagnes que partout où, dans un établissement fixe ou dans un bibliobus, le public peut accéder facilement à des ouvrages qui répondent à ses préoccupations, le succès est immédiat, la lecture se répand et devient enfin pour beaucoup un « vice », Dieu merci, « impuni ».
C'est pourquoi nous avons commencé à quadriller la France par un véritable réseau de bibliothèques. Plutôt que de multiplier des bibliothèques encyclopédiques, nous avons cherché l'extension et la souplesse en augmentant la mobilité du livre. L'élément fondamental et original de ce dispositif, c'est la création, pour les villes de moins de 20 ooo habitants, de bibliothèques centrales de prêt qui alimentent un ensemble de bibliobus ou de dépôts fixes où les livres peuvent être directement empruntés. Ce système a permis de faire entrer dans les circuits du livre quantité de villes et de campagnes jusque-là oubliées.
Un réel élan a été pris pour la construction des bibliothèques municipales en 1968 lorsque le taux de participation de l'État à leur financement est passé d'un maximum de 35 % à 50 %. C'est à peu près à cette même époque que la création des bibliothèques centrales de prêt s'est accélérée véritablement. On peut donc dire que l'État a prouvé ici le mouvement en marchant et que l'effort entrepris a confirmé qu'en fait les Français lisaient, s'ils pouvaient le faire.
Sur cette lancée, plus de soixante villes, dont treize de plus de 100 ooo habitants, ont déjà fait connaître au ministère leurs projets de construction soit de centrales, soit de succursales.
Ainsi, d'ici quelques années, la France se sera dotée d'une infrastructure solide. Mais la densité du réseau de bibliothèques n'est pas le seul élément d'un développement de la lecture publique. Il est essentiel aussi d'en améliorer la qualité et le « rendement ». C'est à ce titre que nous avons voulu faire de Massy une réalisation pilote qui inspirera les nombreux projets que les prochaines années verront naître.
L'introduction de l'informatique par exemple rendra des services qui équivaudront à une rénovation complète. Elle permettra de réduire le travail de gestion. Elle facilitera la classification des titres, les enquêtes sur la lecture, la politique d'achat des livres, les prêts interbibliothèques... Dès à présent l'automatisation du prêt qui a été commencée à la bibliothèque de Massy rend des services considérables et économise du temps.
Une bibliothèque n'est pas seulement une collection de livres. C'est un centre d'animation et d'éducation, nous le voyons bien ici. Par le soin donné à l'accueil, Massy connaît un succès qui a été attesté dès l'ouverture des portes, puisque la première semaine 750 enfants se sont inscrits et que 4 000 inscriptions sont désormais enregistrées. Elle peut ainsi témoigner qu'une bibliothèque est aussi un centre de promotion culturelle, non une officine obscure réservée à quelques initiés
blanchis dans la poussière des livres. Tous ceux qui projettent de moderniser ou de construire une bibliothèque auront donc intérêt à visiter Massy, à y examiner l'équipement, volontairement varié, et à tirer leçon de son expérience, après celles de Mantes, Sarcelles, Saint-Mandé, Vincennes, Bourg-la-Reine, Choisy-le-Roi, etc.
III. Lier la lecture et l'éducation.
L'effort de l'État, dont je viens d'esquisser brièvement l'ampleur, n'est pourtant rien, si les bibliothécaires eux-mêmes et les enseignants ne donnent pas très tôt aux jeunes le goût de la lecture. Ils doivent y trouver, à travers la révélation de leur propre langage, une révélation réfléchie du monde des adultes.
Aussi - et je tiens à le dire très nettement - la lecture ne se développera que si l'enseignement lui fait une place royale. Aujourd'hui plus que jamais, il devient nécessaire de reconnaître l'utilité pédagogique de la lecture, et je ne crains pas de dire que le livre ne résistera à la concurrence des moyens audio-visuels que dans la mesure où les maîtres auront enseigné à lire et enseigné par le livre.
C'est pendant l'enfance, et plus particulièrement à l'école élémentaire et dans le premier cycle que se contractent l'habitude et le goût de lire.
Aimer lire, c'est d'abord aimer un langage plus riche, plus élaboré, porteur de plus de sensibilité. On met parfois en doute la valeur d'une pédagogie de l'imprégnation. Pourtant qui ne voit que la fréquentation permanente de la langue des livres forme peu à peu, et peut seule former, celle que l'on écrit et que l'on parle ? Pour que l'apprentissage de la lecture s'achève en une maîtrise de la lecture, il faut un long compagnonnage; et il a besoin de la complicité de l'instituteur, du bibliothécaire et de l'enfant.
Il faut encore une fois citer Massy en exemple. Ainsi j'admire que ceux qui ont conçu cette bibliothèque y aient ménagé une « salle du conte » où les tout-petits peuvent venir se grouper, sur des coussins, autour du « conteur ». Avant de savoir lire pour soi, ils écouteront lire et, par cette fascination du langage du conte, ils seront attirés dans cet univers de la lecture.
Vous pensez à quel point je suis aussi favorable aux classes de lecture, dirigée ou non, que viennent ici faire les maîtres. Trente classes d'écoles élémentaires se sont déjà inscrites à Massy et je ne puis qu'encourager cette habitude qui correspond aux formes les plus nouvelles de la pédagogie.
Si j'ai insisté sur le lien qui existe entre la lecture et la pédagogie enfantine, c'est que jusqu'à présent les bibliothèques publiques n'étaient pas habituées à favoriser ce genre d'activités. Mais c'est bien entendu à tous les niveaux et surtout le deuxième degré que les bibliothèques publiques doivent offrir la possibilité de lire et d'aider l'enseignement.
Pour mener à bien toutes les tâches qui leur sont désormais dévolues et notamment celle de formation permanente, il est évident que les bibliothèques ont plus que jamais besoin d'un personnel compétent, capable non seulement de répondre aux exigences scientifiques que requiert une classification complexe et plus riche qu'autrefois, mais aussi capable d'animer véritablement les salles de lecture et de faire de la bibliothèque un centre attrayant. Massy a, pour sa part, la chance d'avoir un personnel de ce genre et les bibliothèques municipales devraient toutes en bénéficier peu à peu. La création de centres professionnels régionaux sera utile à cet égard.
Mais il n'est pas de meilleur apprentissage que l'apprentissage pratique et la bibliothèque de Massy qui sert de bibliothèque d'application aux élèves destinés à la profession de bibliothécaires ou désireux de se recycler est exemplaire.
Ainsi, pour attirer les lecteurs, aider les élèves et former les futurs bibliothécaires, cette bibliothèque nouvelle va rendre les plus grands services. Elle va combler l'attente d'une nombreuse population qui a besoin de la lecture pour rêver et pour continuer à se former. Mais au moment de conclure, mon esprit se tourne vers les deux cents enfants de moins de quatorze ans et la centaine d'adolescents qui fréquentent chaque jour la bibliothèque. C'est en grande partie pour eux qu'elle a été construite. Qu'ils l'utilisent pour asseoir en eux les fondements d'un raisonnement solide, se pénétrer d'un patrimoine culturel en pleine évolution et maintenir grâce à la lecture les droits d'une pensée vivante et constructive.