La lecture publique en Tunisie

André Masson

Des liens de coopération se sont établis avec les bibliothèques de Tunisie à l'occasion de la visite d'un inspecteur général des bibliothèques en 1963, suivie par une mission de deux mois à la Bibliothèque nationale de Tunis confiée à un conservateur des bibliothèques, par le recrutement d'une bibliothécaire française, titulaire du Diplôme supérieur, par l'envoi à Tunis d'un chartiste pendant son service militaire, enfin, sur le plan matériel par le don d'un bibliocar de très grandes dimensions, très largement équipé en livres.

L'objet de cet article n'est pas de recenser les modalités ni les résultats de la participation française à l'effort tunisien pour les bibliothèques d'étude, mais de montrer comment, dans le domaine de la lecture publique, de sa propre initiative et indépendamment de toute aide extérieure, la Direction des bibliothèques de Tunis a construit de toutes pièces un système original, qui a déjà obtenu, en un temps record des résultats remarquables et qui offre un cadre très souple pour de futures réalisations.

Le mérite en revient essentiellement au Secrétaire d'État aux Affaires culturelles, M. Klibi, à un administrateur de haute culture, M. Rezgui, et à l'un de nos anciens élèves, titulaire du diplôme supérieur, M. El Fani. Lorsque M. Rezgui, avant d'être chargé de la direction de la Bibliothèque nationale, fut nommé chef du service de l'Éducation aux Affaires culturelles, il trouva, en matière de lecture publique une page blanche. Au temps du Protectorat, en effet, deux bibliothécaires éminents, M. Barbeau, puis M. Rousset de Pina, avaient réussi à constituer un fonds de livres considérable dans la pittoresque bibliothèque du Souk El Attarine, mais à aucun moment les limites étroites de ce vieux palais n'avaient été franchies.

Or, le premier geste des Tunisiens, quand ils ont abordé ce problème au lendemain de l'Indépendance, a été de constituer à tous les échelons, même les plus modestes, des bibliothèques où les livres français étaient offerts à tous en même temps que les livres arabes. Ceci d'une manière toute spontanée, dans un pays imprégné de culture française et qui a gardé, jusque dans ses noms de rue, une terminologie à la fois surprenante et flatteuse pour ses visiteurs : Ils sont accueillis à la Maison Dorée, rue d'Alsace, et quand ils demandent où est le siège de la Direction des bibliothèques, on leur répond tout naturellement : « rue Charles-de-Gaulle ».

Le bilinguisme, si naturel qu'il soit en Tunisie, entraîne une surcharge pour la constitution des fonds de livres, leur équipement et leur distribution, d'autant plus que, si le véhicule linguistique français est un, le bagage de l'arabisant est double. Il y a la langue littéraire et la langue parlée. Lourd handicap, alors que les ressources financières sont réduites et le personnel difficile à recruter, car les jeunes diplômés sont attirés par d'autres débouchés.

On a surmonté cette difficulté en concentrant le catalogage et l'équipement du livre en un point unique, la Direction des bibliothèques de Tunis. Les opérations sont donc faites une fois pour toutes par un personnel spécialisé, de manière que l'agent chargé de la distribution, même s'il ne possède qu'une formation incomplète, puisse offrir à ses lecteurs une gamme de livres bien composée.

Une fois équipés à l'échelon central, les livres sont envoyés toujours en deux exemplaires, et constituent deux séries placées dans deux salles ou parties de salles distinctes. La première série est destinée à renseigner le lecteur sur le contenu de la bibliothèque et à se substituer au catalogue, mais elle est exclue du prêt. Ce sont les livres de la seconde série, portant les mêmes numéros, qui sont communiqués sur demande par l'employé de service. Ce système, encore en vigueur dans les petits dépôts, est peu à peu remplacé par le prêt direct assorti du classement décimal, selon les habitudes internationales.

Toujours dans le même esprit, c'est-à-dire le désir d'aboutir rapidement, les organisateurs ont fait preuve d'ingéniosité dans le choix des locaux. Si l'on commence à construire, même dans des provinces éloignées, des bâtiments neufs spécialement conçus pour leur destination, on a beaucoup utilisé des édifices anciens, notamment d'anciens lieux de culte désaffectés. La plus heureuse réussite en province est le marabout du Kef entouré d'un jardin et surmonté d'une coupole et d'un minaret (pl. I), où les rayonnages à livres s'appuient sur d'élégantes mosaïques. A Tunis même, un autre marabout de la fin du XVIIIe siècle, récemment restauré, est devenu la plus vivante des bibliothèques de quartier, rue Thaalbi. A l'exception du sanctuaire de Sidi El Bahi qui reste réservé au culte, tous les bâtiments qui s'ordonnent autour du patio central ont reçu d'un côté la salle de lecture, de l'autre la section des enfants, et sur les autres faces le magasin à livres et la salle de traitement et de tri. Une construction moderne pourrait-elle mieux s'adapter à son objet, dans ce cadre qui prédispose à la méditation et au travail?

L'équipement de la région tunisienne et des régions côtières du Nord et de l'Est était donc déjà réalisé sur la base de nombreuses annexes, lorsque s'est posée la question de l'utilisation du système nouveau que représentent les bibliothèques circulantes. Aussi les quatre bibliocars, dont l'un a été acquis par la Tunisie, le second offert par la France et les deux derniers par l'Angleterre, ont-ils été destinés aux régions moins favorisées du Sud où ils participent au très gros effort de rénovation entrepris ces dernières années aussi bien sur le plan culturel que dans le domaine économique.

Le bibliocar offert par les services de Coopération de notre ministère des Affaires étrangères (un Berliet de très grand modèle) a pour rayon d'action le gouvernorat de Kasserine, près de la frontière algérienne, dans une région longtemps deshéritée, mais qui est en voie de retrouver la prospérité qu'elle connut sous l'occupation romaine : au temps de l'antique colonia cillitana.

Il était permis de se demander comment serait accueilli notre bibliocar dans cette région où le niveau de vie et l'habitat sont modestes. Or le succès a dépassé toutes les prévisions. En quelques semaines on a recueilli un millier d'abonnements dont 600 gratuits pour les enfants et 400 au tarif de 100 millimes (I franc de notre monnaie). Ce chiffre, relativement élevé par rapport au salaire journalier, prouve la volonté de s'instruire, qui est l'un des signes dominants du renouveau de la Tunisie. (pl. 2 et 3).

Comment sont conçues les tournées et quelles catégories de lecteurs touche le bibliocar de Kasserine ? Chaque mois, la voiture parcourt trois circuits de cinq jours chacun avec cinq arrêts par jour, en stationnant à l'entrée des mines et des usines ou au milieu des agglomérations et des « unités de production ». Des poteaux signalent les jours et heures de la distribution pendant laquelle le bibliothécaire guide les lecteurs et le chauffeur enregistre les livres sortis. Lors d'une distribution de livres dans le centre d'éducation pour orphelins des « enfants de Bourguiba », on a pu constater que, si les plus jeunes se contentaient de livres en arabe, les adolescents ont choisi des livres français exactement comme l'auraient fait des garçons ou des filles de leur âge dans l'un de nos bibliobus scolaires : Jules Verne, Mac Orlan, documentaires sur l'économie et sur les monuments de Tunisie (pl. 4).

Le bilan de dix ans d'efforts s'établit comme il suit : Sur l'ensemble du territoire, 31 bibliothèques pour adultes, 32 bibliothèques ou salles de lecture pour enfants et 4 bibliothèques circulantes totalisent un fonds de 207.990 livres arabes et 77.773 livres français. Ces 67 bibliothèques sont gérées entièrement par la Direction des bibliothèques avec un personnel de 169 bibliothécaires, agents ou employés. Elles sont ouvertes à temps complet, généralement matin et soir.

A cette organisation de base, il faut ajouter l'appoint de 33 maisons du peuple, de 4 maisons de la jeunesse et de 55 centres de prêt municipaux qui constituent parfois une bibliothèque de type classique et représentent plus souvent de simples dépôts de livres. Ces 92 centres possèdent 105.538 livres arabes et 40.104 livres français. Elles sont ouvertes à des heures très variables et gérées soit par la Direction de l'Animation culturelle, soit par les collectivités locales.

Au cours de l'année 1966, le nombre d'entrées enregistrées dans l'ensemble de ces bibliothèques a dépassé un million et 25.838 abonnés ont emprunté 334.03I volumes.

Ces statistiques permettent une dernière observation : les livres français représentent plus du tiers de la totalité des livres mis en circulation. Cette preuve d'attachement à la culture française est d'autant plus remarquable qu'elle s'applique à l'ensemble du pays. Or c'est Tunis seulement qui bénéficie des ressources de la bibliothèque du centre culturel de l'Ambassade de France. Le stock de livres que les Affaires étrangères ont offert en même temps que le bibliocar devrait donc être périodiquement renouvelé, en portant le choix sur des ouvrages pour la jeunesse, des documentaires très simples et des livres de caractère didactique, afin de s'adapter aux nouvelles structures qui rayonnent sur tout le territoire.