Le livre de poche et son évolution

Gilbert Nigay

Problèmes sociologiques du livre de poche. Historique des collections de livres de qualité à bas prix qui l'ont précédé. Succès du livre de poche en France, à partir de 1953, qui s'explique surtout par son mode de diffusion, plus que par sa présentation et son prix. Son évolution qui l'a conduit à éditer des livres réputés difficiles ou des ouvrages originaux à l'intention d'un public d'intellectuels et d'étudiants, en adaptant sa formule. Mais, malgré des symptômes encourageants pour l'avenir, le livre de poche semble n'avoir touché en dehors du public lettré et traditionnel que de nouvelles couches sociales relativement faibles.

Le présent article reproduit le texte d'un rapport présenté à la Commission nationale française pour l'Unesco dans le cadre des journées d'études 1967 des Clubs Unesco : « Information et développement culturel. » Le ton et la forme donnés à ce rapport, en raison du public auquel il était destiné (professeurs du second degré chargés d'un cours d'instruction civique, animateurs de Clubs Unesco, jeunes des classes terminales) ont été conservés, ce qui explique, entre autres, l'absence d'un chapitre consacré au livre de poche dans les bibliothèques de lecture publique. Une telle question représenterait certainement à elle seule la matière d'un article indépendant.

Nous tenons à remercier vivement M. Julien Cain, président de la Commission nationale française pour l'Unesco, et M. Yves Brunsvick, secrétaire général, qui ont bien voulu autoriser la reproduction de ce texte dans le Bulletin des Bibliothèques de France.

Les disques des idoles peuvent atteindre des ventes de 500 ooo exemplaires en quinze jours; c'est là l'une des manifestations de l'irruption fracassante des jeunes sur le marché de la consommation. De son côté, le succès du Livre de poche révèle l'accession d'un nouveau public à la lecture. Assistons-nous à la Révolution du livre ? Ce titre agressif d'un ouvrage récent salue ainsi l'apparition du livre de poche en l'assimilant aux grandes mutations, qui, liées aux découvertes techniques comme l'imprimerie, ont marqué le développement de la pensée écrite. Le livre de poche a manifesté un brusque changement d'échelle : par lui le livre s'est adapté, tant par ses modes de production que de distribution, à la civilisation de masse de l'ère industrielle. Il cesse d'être dans cette optique, le quasi monopole de la caste des lettrés, des « mandarins ». Il n'est plus conçu par l'auteur et par l'éditeur pour une couche sociale restreinte, car pour certaines œuvres seulement, comme les Misérables ou Autant en emporte le vent, ou plus récemment le cas « Sagan », les cercles concentriques s'élargissaient et atteignaient un public nouveau, mais malgré tout limité. Le livre de poche serait alors un prodigieux instrument de formation, d'épanouissement de l'individu, d'affranchissement intellectuel, de liberté.

Le livre de poche a déjà suscité de nombreux débats qui se sont hissés du cadre économique ou culturel au plan philosophique des principes. Mais, demandent ses détracteurs - tenants de l'ordre établi - le livre, matière plus esprit, peut-il être assimilé à une marchandise ordinaire, à un produit? Quand le boulanger débite ses miches, quand un industriel lance un nouveau détergent ou un nouveau dentifrice, ils intéressent par définition l'ensemble de leurs contemporains, car ils visent à la satisfaction de besoins élémentaires et incompressibles. Certes le livre est aussi une marchandise. Pour le confectionner il a fallu réunir des matières premières, faire intervenir des corps de métiers différents, imprimeurs, brocheurs, éditeurs, enfin il a fallu résoudre des problèmes de distribution et de vente comme pour une quelconque savonnette. Mais à l'évidence le livre, dépositaire d'une pensée, voire d'un message, dans lequel une personnalité s'est manifestée, a exprimé ses rêves ou plus simplement distribué des connaissances, n'est pas une marchandise ordinaire. Sans vouloir établir un domaine réservé, le livre n'est pas accessible à n'importe qui, n'importe comment, sans une préparation et une lente maturation nécessaires. L'autodidacte certes brûle les étapes, mais non sans dangers; ne risque-t-il pas d'acquérir une pseudo-culture à base de mémoire? De toute façon il reste une exception. L'accès à la culture ne s'octroie pas, ne s'achète pas, il se mérite.

Ces quelques réflexions préliminaires schématisent sans doute des attitudes ou plutôt des manières de penser qui ne se formulent pas expressément. Nous ne croyons pas qu'elles correspondent à des conceptions politiques ou sociales, à un engagement de l'individu. Jean-Paul Sartre, par exemple, est très réservé sur le livre de poche. Mais chaque tenant, déjà privilégié, de la culture ne peut rester indifférent devant ce phénomène social qui élargit les cadres traditionnels de l'accès aux grandes œuvres. La remise en question de la culture, issue d'une certaine civilisation, est bien l'un des problèmes majeurs de notre temps. Le petit livre de poche, humble par lui-même, s'il est arrogant par sa présentation, reste cependant un livre doté de son éternel pouvoir magique, à la fois communication entre deux consciences, qui abolit le temps, gardien de la civilisation écrite et moteur de progrès pour l'homme. Il ne peut se trouver que quelque esthète attardé, quelque bibliophile fanatique pour lui dénier cette qualité. S'il est autre, il n'en reste pas moins fondamentalement une « machine à lire », un instrument que l'on conserve, du moins en France, car nous n'en sommes pas heureusement aux installations du métro de New York où les boîtes pour détritus ont une ouverture adaptée à son format. Ce livre on le collectionne, on en garnit des étagères, surtout chez les jeunes, on en fait un « livre-objet », qui décore une bibliothèque et honore son possesseur, tout comme les amateurs de belles reliures ou d'originales. Il devient status-symbol, disent les sociologues. Pensons aux bibliothèques des médecins et des avocats, dont le cabinet de réception s'orne de Cujas et de Dalloz dans de vieilles reliures.

Le livre de poche n'est pas nouveau...

Si l'on considère ses qualités intrinsèques, bas prix conditionné par un fort tirage, format commode, couverture illustrée, éclectisme du choix, on s'aperçoit vite que le livre de poche n'est pas nouveau. Les raisons essentielles de son succès, de la « révolution du livre », ne sont pas là. Sans remonter aux classiques des Elzeviers, aux livres libertins ou prohibés de Cazin, « propres aux manchons des dames » sinon encore à la poche, nous trouvons au siècle dernier les éditions diffusées par Hetzel, puis la Bibliothèque dite des « chemins de fer ». Notre demi-siècle, lui, a vu naître et prospérer de nombreuses collections qui indubitablement méritent l'appellation de livre de poche, entendu au sens de livre de qualité à bas prix. Avant la guerre de 1914 on connaissait la Select-Collection à 50 centimes de Flammarion, qui éditait les frères Margueritte tout comme J. Renard, la Modern-Bibliothèque d'A. Fayard à 95 centimes. En 1927 la Select-Collection comptait déjà plus de 250 titres, vendus de 0,95 à 1,75 F. A la même époque le roman ordinaire en édition courante valait de 3 à 12 F. Plus tard on eut Le Livre de demain, aux bois soi-disant originaux, pas toujours heureux, et Le Livre moderne illustré de J. Ferenczi, pire encore. A la même époque l'élégante Collection Nelson, reliée, ne coûtait que 7 F (I,25 F avant 1914) et de nombreux amateurs la conservent encore avec soin dans leur bibliothèque. La Collection pourpre, très féminine par sa présentation, se poursuivait même après 1945 avec un choix qui ne se limitait pas aux auteurs consacrés, puisque la Peste de Camus y prit place. C'était aussi la seule qui comportait le fonds Gallimard. L'abstention de cet éditeur avait pesé sur les collections antérieures de l'entre-deux guerres qui étaient limitées pour les grands contemporains à Colette, Maurois, Mauriac, Duhamel, Henri Bordeaux, mais Marcel Prévost y foisonnait. Dans toutes ces collections on notait un effort dans l'aspect extérieur, bien adapté aux goûts de chaque époque - le Modern-Style ou le style Arts-décoratifs de 1925 - et dans le choix des titres, grands classiques et modernes. Par là, elles se différentiaient des éditions dites populaires ou de « petite librairie », suivant l'expression péjorative des professionnels, imprimées sur papier chandelle, livrées à la littérature sentimentale ou mélodramatique, Delly et Ponson Du Terrail. Elles aussi, sous l'influence du livre de poche, se sont bien transformées de nos jours... Le livre bon marché était bien un livre de qualité.

En Grande-Bretagne, parallèlement, apparurent à partir de 1935, une des dates-charnières selon R. Escarpit, les éditions Penguin. L'Allemagne avait connu bien avant les collections Tauchnitz et Albatros. Avec leur jaquette rouge et blanche les Penguin-Books à 6 pence témoignaient d'une certaine recherche. L'entreprise se développa d'une manière considérable dans les pays anglo-saxons, même si le paperbach (livre broché) ne se voulait pas au départ un « livre de masse », auquel le succès l'identifia. La conjonction des années de guerre apporta à cet instrument l'application des méthodes industrielles. Il fallut créer pour les millions de soldats américains mobilisés un matériel intellectuel, un matériel comme un autre, semblable aux boîtes-rations, d'un bas prix de revient et pratique. L'innovation technique du livre de poche tient alors à la plus simple expression : une couverture plastifiée, des cahiers imprimés, massicotés et réduits à l'état de feuilles et un liant, constitué par une colle cellulosique, qui permet la réunion des deux éléments précédents. Ainsi se continua le Penguin... Le format éminemment commode et pratique permettait le rangement dans la poche cuissarde (pockett-book!) du treillis de manœuvre ou de combat. Les plats illustrés agréablement, les tranches coloriées attiraient l'œil. La typographie assez serrée - qui ne « chasse » pas -était identique pour tous les volumes. Un tel livre, dans l'esprit de ses promoteurs, était fait pour être jeté après lecture, comme une matière périssable, pour être « consommé » tel un magazine que l'on abandonne sur la banquette du chemin de fer. Nous avons dit que telle n'était pas l'habitude française. Est-ce un respect excessif de la part du lecteur qui fétichise la chose écrite ? Car on ne peut tirer argument du bas prix de vente du livre de poche pour l'assimiler à un objet transitoire. L'acheteur modeste, si le prix n'est plus un obstacle, fait une dépense au moins aussi grande que le lecteur cultivé qui achète un livre du circuit littéraire, et l'étudiant, le jeune, lui consacre sur le plan financier un effort comparable, toutes proportions gardées, à l'acquisition d'une édition de luxe pour un président-directeur général. Il n'est pas étonnant que ce livre soit conservé, pour le relire ou l'ouvrir à l'occasion, ou même pour l'échanger chez le bouquiniste en des « Bourses » du Livre de poche.

Le livre de poche s'impose.

En France, le Livre plastifié, inauguré avec des textes de Raymond Queneau, n'eut vers 1948 qu'une existence éphémère. Les temps n'étaient pas mûrs... Il fallut attendre 1953 pour voir apparaître le Livre de poche, publié sous l'égide d'Hachette et de Gallimard, avec comme premiers titres Koenigsmark de Pierre Benoît et les Clés du royaume de Cronin, des valeurs sûres, consacrées et déjà « amorties ». Cette collection du livre de poche français s'est rapidement imposée et demeure la plus importante (remarquons que Le Livre de poche désigne une collection déterminée, marque déposée comme l'est Frigidaire par rapport à tous les réfrigérateurs). De multiples collections concurrentes, on en compte près de quatre-vingts dans le dernier catalogue consacré aux « livres au format de poche » (1966), puisque c'est là la formule exacte, ont appliqué ses principes. Les moyens industriels qui président à son élaboration et qui ont attiré des capitaux en dehors du monde particulier de l'édition (une innovation économique), le tirage important - soixante mille exemplaires en moyenne pour une première édition -, la publicité qui lui est faite, ont, en effet, permis d'abaisser le prix de vente, qui n'est pas supérieur, selon le principe anglo-saxon du livre à 6 pence, au gain d'une heure de travail pour un travailleur modeste, du moins pour le livre simple. De plus la présentation est telle que l'achat est en quelque sorte suggéré. Une couverture illustrée sur les deux faces (c'était là une nouveauté), un emploi généralisé des couleurs, une présentation à plat et non plus sur tranches font du livre de poche un appel constant au lecteur en puissance, plus simplement à l'acheteur, au consommateur. Il s'écarte ainsi du livre traditionnel, de présentation sobre, pour lequel le texte seul importe, comme les volumes blancs et rouges de la N.R.F.-Gallimard, dont la simplicité affectée n'était peut-être pas exempte de tout snobisme. La féérie des couleurs du livre de poche le projette au sein de ce monde moderne voué à l'audio-visuel, dans cette civilisation industrielle du conditionnement qui fait qu'un emballage puisse être beau par lui-même. Mais surtout ce livre, telle une vulgaire marchandise, est offert librement, en une multitude de points de vente. Partout présent, il sollicite précisément par son aspect, ses couleurs, l'individu dans ses déplacements, sur le parcours qui lui est habituel, et dans sa vie de tous les jours. Les collections antérieures du livre bon marché, comme les livres de seconde main de bouquiniste, n'avaient pas franchi le pas. Là est à l'évidence la rupture, la solution de continuité avec le commerce de la librairie traditionnelle, la véritable innovation du livre de poche. Aujourd'hui un tel livre s'étale largement sur le trottoir même, échafaudé sur des présentoirs (le vilain mot!), disons des tourniquets. Il a envahi des débits, qui ne sont pas uniquement consacrés au livre, kiosques, bazars, bureaux de tabac, merceries, épiceries mêmes, comme en Amérique les drugstores, qui lui assurent une répartition multiforme en dehors du circuit précédent. Le livre de poche figure dans les magasins à succursales des banlieues et des bourgs, à côté des bas et des produits de beauté, à peine séparé des denrées périssables. De gros points de vente sont constitués par les rayons spécialisés des grands magasins ou même par des libraires qui ne vendent que le livre de poche, comme au Quartier latin ou, à Lille, ce « Furet du Nord », qui par son ampleur, son agencement, son rayonnement - la jeunesse s'y fixe rendez-vous - a dépassé le cadre d'une expérience. On a même vu des distributeurs automatiques dans le hall des grandes gares. C'est, sur le plan commercial, rapprocher le livre du lecteur et aussi lui conduire ce livre. Là où ne s'offraient auparavant qu'une sous-littérature, la presse du cœur et certains illustrés pour la jeunesse, le livre de poche gagne au livre et, il faut le souligner, au livre de qualité un public nouveau qui ne serait pas entré de lui-même dans une librairie ou une bibliothèque, lieux privilégiés entourés pour beaucoup d'une sorte d'aura, où jusqu'à présent se terrait en quelque sorte le patrimoine littéraire universel. Le livre s'installe ainsi dans une position de force.

Cette qualité dans le choix des œuvres se retrouve dans la reproduction des textes. Ce sont les versions les plus à jour, donnant l'état des dernières recherches, qui sont généralement retenues et publiées de façon intégrale, même si la présentation matérielle s'en ressent parfois (typographie trop serrée et caractères d'un œil trop petit pour certains volumes doubles ou triples où l'on a voulu enfermer toute une œuvre). Le livre de poche n'a rien à voir avec les « Digests » ou livres condensés qui s'y apparentent par la présentation. Pour les textes classiques, à l'usage des écoliers et des étudiants, il y a un réel progrès sur les morceaux choisis, les œuvres découpées en tranches, liées par des résumés. Les éditeurs de la Collection des classiques Garnier, très scientifique avec ses copieuses introductions et son apparat critique, ont sans doute senti le danger puisqu'ils lui ont donné maintenant une jaquette plastifiée et ont multiplié les illustrations. On peut toujours citer quelques erreurs dans une telle masse de publications. Titrer l'Affaire Catilina pour les textes de Cicéron et de Salluste consacrés à la fameuse Conjuration est sans doute une faute de goût. Dans le Montaigne de la Collection 10/18 les citations latines sont suivies de leur traduction française et le lecteur doit s'imaginer que ces dernières sont de Montaigne lui-même. Mais dans l'ensemble les textes édités sont sûrs et voilà une raison complémentaire de succès.

Le livre de poche se présente sous ses aspects les plus favorables, débarrassé du prestige que conféraient prix élevé, aspect austère et caractère d'objet de culture au livre classique. Le livre de poche est tout juste le contraire de la définition que nous venons de donner. Outre ses qualités intrinsèques que nous avons esquissées, il est présent, offert en quelque sorte, accessible avec le minimum d'efforts, sur le circuit habituel du travailleur, dans sa vie quotidienne. A son propos on a remarqué que la librairie traditionnelle, la librairie érudite, gérée par des personnes compétentes et cultivées, se trouve pour des raisons évidentes au cœur des villes, dans les quartiers des affaires, les quartiers commerçants, à proximité des institutions culturelles, facultés, lycées, et pourquoi ne pas le dire ? dans les quartiers bourgeois. Il s'ensuit comme conséquence directe que le travailleur, l'employé, la ménagère qui fait son marché n'ont pratiquement jamais l'occasion de passer devant une librairie à ses heures d'ouverture. Si l'occasion s'en présente, ont-ils suffisamment le désir d'y pénétrer, de se faire questionner par un vendeur, d'accomplir une démarche, une sorte d'acte sacré, l'achat d'un livre, qui les intimide? A Bordeaux, le Centre de sociologie des faits littéraires a exploité une enquête qui a déterminé dans les points de vente du livre un circuit lettré et un circuit populaire qui ne s'adressent pas du tout au même public. Dans les débits de livres la vitrine et l'étalage, l'appel à l'acheteur, la « parade » en quelque sorte, sont conformes au contenu même du fonds. Dans les librairies, plus particulièrement les grandes librairies, qui ont un assortiment complet de tous les types de livres, lés livres de poche sont exclus de la vitrine et relégués en un secteur secondaire, à peu près comme les romans policiers, au profit des nouveautés littéraires et surtout des essais dont parlent les critiques dans les revues et les journaux intellectuels. Même s'il constitue une part importante de la vente, même si un tourniquet est placé près de l'entrée, le livre de poche n'est pas « poussé ». Il pose des problèmes de manutention, de rotation des stocks, de présentation, donc de place, de marge bénéficiaire plus faible eu égard au prix de vente et aux frais de transport proportionnellement plus lourds, qui dans la librairie traditionnelle ne sont pas encore résolus. Certains libraires marquent toujours à son égard une certaine réticence, même si pour des raisons d'opportunité ils vendent aussi du « Poche ». Le libraire tient en effet à son tri personnel. L'acheteur lettré, intellectuel, professeur, membre d'une profession libérale, aime le contact, la conversation avec le libraire cultivé, souvent érudit qui, toujours disponible, suggère, guide, conseille, celui-là même avec qui M. Bergeret aimait deviser. Dans le débit de livres, au contraire, l'acheteur ne rencontre pour ainsi dire plus de médiateur. Solitaire, réduit à lui-même, au milieu des rayons du super-market et de la foule anonyme, il n'a que l'image de la couverture, première lecture à elle seule, pour infléchir son choix. Le livre aurait-il donc deux publics nettement tranchés ? Fort heureusement, le livre de poche n'a pas figé le monde de l'édition. Lui-même a évolué, bénéficiant du succès de sa formule qui s'explique, si l'on peut résumer ainsi, par la baisse d'un produit longtemps vendu trop cher, par l'amélioration des méthodes de vente et par l'apparition de nouvelles couches d'acheteurs.

Le livre de poche évolue.

Avec un tirage moyen de 60 ooo exemplaires par titre, le livre de poche a indiscutablement augmenté la diffusion du livre. La collection Livre de poche, la première en date et toujours la plus importante, est surtout consacrée au roman et aux grandes œuvres classiques, celles qu'a retenues l'histoire littéraire, avec des préfaces souvent excellentes faites par un grand écrivain : Roger Nimier pour Machiavel, Louise de Vilmorin pour Mme de La Fayette, Jean-Paul Sartre pour Baudelaire. Ce livre de poche se présente avec des couvertures originales et résolument modernes, Bernard Buffet a fait celle de Don Quichotte. Nous avons insisté sur l'importance de la couverture; à elle seule elle doit être un condensé de l'ouvrage, exprimer le thème essentiel, voire même indiquer le genre. Soulignons l'importance grandissante des traductions offertes qui rendent accessibles le patrimoine des autres littératures. La formule originelle du livre de poche, encore la plus fréquente aujourd'hui, consiste à rééditer des œuvres dont la carrière en librairie, dans les éditions normales, est en général terminée. A ces œuvres déjà amorties le livre de poche donne une sorte de second souffle, comme ce fut le cas pour Françoise Sagan. On aboutit parfois à des résultats surprenants. Thérèse Desqueyroux avait été vendue à 80 000 exemplaires en trente-huit ans sous la forme normale, le livre de poche approche des 600 ooo exemplaires. Le tirage des Conquérants de Malraux a été multiplié par dix. Des succès antérieurs, comme Vipère au poing, ont été largement confirmés. A l'occasion d'un film, par exemple Les Liaisons dangereuses, on aboutit à des ventes qu'on n'aurait jamais pu imaginer il y a quelques années. Citons aussi l'affaire de la Religieuse... Pour les auteurs consacrés ou les classiques, les tirages deviennent impressionnants. Zola, avec 21 titres parus, vient en tête avec 5 millions et demi d'exemplaires, suivi de Sartre, de Colette, de Cronin, trente « millionnaires » au total. Certaines œuvres, plus ou moins hermétiques, connues ou appréciées d'une partie seulement du public lettré ou les pointes exploratoires et affinées d'une littérature, ont eu brusquement une audience élargie. On peut se demander bien sûr - et c'est un problème - si ces ouvrages ont autant de lecteurs que d'acheteurs. Tout Ubu a dépassé 100 000 exemplaires. Les Chants du Maldoror approchent de ce chiffre. L'Écume des jours de Boris Vian a été tirée à 50 ooo exemplaires, alors qu'elle avait été court-circuitée dans l'édition traditionnelle. La collection 10/18 fait place au Nouveau Roman, Butor et Robbe-Grillet, tout comme au Surréalisme, avec Arcane 17 d'André Breton. L'excellente collection Poètes d'Aujourd'hui fut longtemps la seule exclusivement consacrée à la poésie. Récemment les Éditions Gallimard ont lancé une collection de poche poétique qui débute par Mallarmé, le Romancero gitan de Garcia Lorca et Éluard. Valery Larbaud, dont l'audience semblait malheureusement limitée à une élite intellectuelle, y a trouvé sa place avec les Poésies de Barnabooth.

Empruntant le succès du roman, le livre de poche a envahi tous les domaines de l'édition. L'essai y tient une grande place dans la collection Médiations, qui a publié par exemple L'Intuition de l'instant de Gaston Bachelard, Les Constructeurs d'Élie Faure ou La Philosophie de la Révolution française de Bernard Groethuysen. Citons aussi la collection Libertés de J.-J. Pauvert avec Mort de la morale bourgeoise d'Emmanuel Berl. L'histoire sous toutes ses formes, quand on sait l'engouement du public, a vu se multiplier les titres qui vont de Jésus en son temps de Daniel-Rops ou des Mémoires de guerre du Général de Gaulle, aux monographies sur Marie Stuart ou Lucrèce Borgia. Les récits d'exploration, avec Paul-Émile Victor ou Maurice Herzog, ont suivi et les récits de guerre abondent dans la collection J'ai lu. Des collections sont consacrées à l'art, bien que le format puisse paraître rédhibitoire au premier abord, comme le Musée de poche avec ses illustrations en couleurs ou l'excellente collection Idées-Arts, inaugurée par le Musée imaginaire d'André Malraux. L'Unesco patronne deux collections : « le Grand Art en édition de poche » et « Collection d'art Unesco 10/18 ». Les Éditions Herman ont créé une collection à 6 F le volume, Miroirs de l'art, qui reproduit les textes que l'art a inspirés aux grands écrivains, poètes, philosophes, peintres et artistes, par exemple les lettres et propos de Poussin ou la Bible des Nabis de Signac. Mais surtout le livre encyclopédique et le livre fonctionnel se sont imposés et ont trouvé leur domaine de prédilection. A vrai dire le terrain était déjà bien préparé avec la collection Que sais-je?, qui existe depuis 194I, sur laquelle on a souvent des idées fausses car la plupart des volumes, loin d'être pure vulgarisation, condensent et ordonnent en fait une question plus ou moins vaste dans le cadre rigide des 130 pages. Avec leurs couvertures plastifiées ils sont devenus maintenant de véritables livres de poche, de même les volumes de la collection Microcosme aux Éditions du Seuil. On a donc vu une floraison d'ouvrages dont la vente est assurée car ils concernent tous une certaine catégorie de public. Avec le Larousse de poche, Le Petit philosophe de poche (mais oui!), on trouve des titres aussi différents que Comment se faire des amis de Dale Carnegie, la pêche en rivière, la pâtisserie pour tous, le parfait secrétaire, la pétanque, vacances en caravane..., toutes valeurs sûres qui ne se dévalorisent pas. Les principales collections, parmi lesquelles émergent Marabout-Flash et Marabout-Service, ont développé cette branche et présenté, en tranches en quelque sorte, l'ensemble des connaissances humaines. Le livre de poche scientifique et technique de la collection Promo annonce La Lune, banlieue de la terre ou Les Transistors, ces magiciens. Le livre de poche est devenu multiforme, touchant tous les sujets, adapté à chaque public. Il n'y a rien de commun entre Presses-Pocket, avec des ouvrages que l'on peut qualifier du second rayon, et les collections Libertés de Pauvert ou Société, au Seuil, et des titres comme La Politique des revenus ou l'Abondance à crédit. La collection Archives, chez Julliard, édite des documents historiques, textes, sources, commentés par un spécialiste, l'Affaire Dreyfus, Panama, ou les États généraux de 1789. La collection Kiosque présente les événements sous l'angle de la presse, la Commune, l'alliance franco-russe ou l'Occupation. Du recueil de mots croisés aux Leçons de philosophie de Simone Weil, que ne met-on pas en livre de poche, puisque la formule fait vendre! La diversité est la règle. Du reste, comme un objet, le livre de poche se transforme. Des collections plus soignées, comme Garnier-Flammarion, donc d'un prix un peu plus élevé, apparaissent qui rétablissent dans le livre de poche les inévitables clivages de l'édition traditionnelle. La collection Libertés, dont nous avons parlé, affecte même une simplicité voulue avec sa couverture insolite de papier d'emballage, non illustrée (simplement une image parcellisée ou un jeu typographique), qui semble indiquer qu'elle s'adresse délibérément à une élite. On trouve même désormais des livres de poche reliés, ce qui reste un peu paradoxal. Le format très commode fait école puisqu'il atteint aussi le domaine des revues. La Revue de poche, très éclectique, présente des nouvelles ou récits inédits d'auteurs français ou étrangers, Gilbert Cesbron, Max-Pol Fouchet, Claude Roy ou Iouri Kazakov. Les enfants n'ont pas été négligés : la série des « Arthur-Poche » a été faite simplement aux dimensions de leurs poches... Les éditeurs ont éprouvé le besoin de mettre de l'ordre dans ce foisonnement : La Bibliothèque idéale de poche recense, codifie et présente toute cette production.

Est-ce le terme d'une évolution, le livre de poche ne s'est pas contenté de prendre sa matière çà et là selon les disponibilités de l'édition ? Il faut dire que la matière n'est pas extensible à l'infini. Les textes littéraires valables n'appartiennent guère à plus de 1 ooo auteurs, y compris les auteurs tout à fait secondaires, soit 5 à 6 ooo titres pour l'ensemble de la littérature française. Certains ont prédit que le livre de poche, après l'engouement initial, mourrait ainsi de sa belle mort, de consomption faute d'aliments... Heureusement cette recherche de textes a permis de mettre à jour des textes rares, épuisés depuis longtemps ou difficiles à trouver dans la librairie traditionnelle, comme les oeuvres de Gobineau ou L'Astrée d'Honoré d'Urfé, rendant ainsi les plus grands services à l'amateur éclairé et à l'érudit. Ceux-ci disposent désormais des textes qui n'existaient que dans des éditions savantes, les Chroniques italiennes de Stendhal ou L'Art romantique de Baudelaire. Certains éditeurs manifestèrent aussi quelques réticences à mettre rapidement en livre de poche les œuvres qu'ils produisaient d'abord dans le circuit normal. Ils pensaient, à tort vraisemblablement, que ce livre de poche, considéré comme un sous-produit, nuirait à la vente classique d'un prix bien supérieur. Dans la même optique, ils ne se pressaient pas pour autoriser de nouveaux tirages. Après la mort d'Albert Camus, ses œuvres ont été un certain temps introuvables en éditions de poche. Puis, on a commencé à voir des textes spécialement écrits ou traduits pour le livre de poche, des textes inédits, sans autre publication préalable ou parallèle. Dans la collection Idées de Gallimard, fondée par Jacques Erval, voisinent La Mystique du plan de P. Massé, Le Sacré et le profane de Mircea Eliade, La Physique moderne et ses théories d'Arthur March, les « essais philosophiques, littéraires et sociaux les plus importants de notre époque » suivant sa définition. On touche là un domaine où le livre de poche ne vise pas le plus grand nombre de lecteurs, mais s'adresse au public universitaire et aux intellectuels, bien que Le Mythe de Sisyphe, par exemple, ait dépassé les 100 000 exemplaires. L'étudiant trouve désormais dans la formule « poche » les textes à son programme, des ouvrages qui parfont sa culture générale, des manuels comme l'Anthologie des préfaces de romans du XIXe siècle ou les Manifestes du Surréalisme. Les Presses Universitaires de France ont des collections spécialisées, comme le « Psychologue » ou le « Sociologue ».

Cette publication de textes inédits a atteint également le roman. D'un seul coup, de jeunes auteurs qui, dans la prolifération du genre, ne pouvaient guère espérer qu'un tirage semi-confidentiel - la bouteille à la mer! - se sont vus publiés à 25 ooo exemplaires, chance inespérée pour un inconnu, comme ce fut le cas pour L'Été au Mexique de Gilbert Toulouse. L'Herne 10/18 est une collection annexée au livre de poche, qui a édité quelques bons représentants de la littérature moderne et du nouveau roman : René de Obaldia, L.-R. Des Forêts et Boris Vian. Cependant il semble que cette formule ait connu un semi-échec. On est loin toutefois, en ce domaine, de la culture populaire, de l'accès du plus grand nombre aux chefs-d'œuvre, à une vie intellectuelle plus intense, à des jugements esthétiques autonomes et conscients. Le livre de poche évoluant aurait-il manqué son but ?

Quelques problèmes.

Car c'est bien là qu'il faut en venir. La révolution du livre de poche a-t-elle permis d'atteindre de nouvelles couches de lecteurs, qui lisaient peu ou pas, en dehors du journal et du magazine qui ont remplacé l'almanach désuet, et de démocratiser la culture ? Il ne faut pas oublier que la presse du cœur et certains illustrés pour la jeunesse luttent avec les mêmes moyens que le livre de poche, grâce à des caractéristiques externes identiques (prix, publicité, diffusion) et connaissent la même progression. La publication simultanée sous deux formes différentes de l'Histoire de l'art d'Élie Faure, l'une en édition luxueuse et soignée, mais chère bien entendu, chez Pauvert, l'autre en cinq volumes du livre de poche, semble consacrer la séparation traditionnelle en deux publics. Des enquêtes sociologiques ont été faites. Celle du Livre de poche a donné les résultats suivants :
- 34 % des acheteurs sont des universitaires (entendons par là enseignants et « enseignés »).
- 20 % des acheteurs sont des employés.
- 28 % - ouvriers.
- 9 % - cadres et professions libérales.

N'oublions pas que cette collection, la plus abondante, est aussi la plus accessible, celle du livre consacré antérieurement. Cette répartition montre à l'évidence que le déséquilibre se maintient. Si 57 % des acheteurs du Livre de poche sont des employés et des ouvriers, cette proportion ne correspond pas à l'état réel de cette population et on ignore surtout le pourcentage réel d'acheteurs par rapport à l'ensemble : l'enquête n'a touché, et pour cause, que ceux qui faisaient acte d'achat. La révolution apparente du livre de poche n'en est pas une... Ce livre est seulement venu à son heure et il a profité de la vague démographique, de l'augmentation du public de jeunes plus largement scolarisés qu'auparavant et du développement général de l'instruction. Dans les lycées les professeurs voient en lui un instrument commode et il est courant qu'une classe entière achète 40 exemplaires d'un texte indiqué par le maître en dehors même des programmes et des grands auteurs. Les Maisons de jeunes doivent amener aussi un public excellent. La culture populaire présente des réalisations méritoires comme les fiches de lecture ou les montages du livre vivant. L'animateur, beaucoup plus qu'un simple instructeur, apprend à son auditoire à mieux lire en dégageant thèmes et thèses d'une œuvre, en la replaçant dans son époque, en soulevant les problèmes, après avoir décomposé les différentes parties du texte et lu à haute voix les passages essentiels qu'il a reliés entre eux. Il reste que cette approche demeure insuffisante. La lecture, « ce vice impuni », implique un effort personnel méritoire dans notre civilisation technicienne, vouée à l'audio-visuel qui sollicite et distrait l'homme de toutes parts. Elle se réduit toujours, en fin de compte, à un acte solitaire, où l'homme se retrouve en lui-même face au vaste univers, représenté par le monde bruissant des livres et le dialogue merveilleux et unique se poursuit une nouvelle fois.

Le bilan du livre de poche, limité au public lettré et traditionnel et à une zone marginale mal définie, serait donc assez décevant. Jean-Paul Sartre constate que « la révolution du Poche est purement technologique : on n'est pas passé d'un groupe social à un autre, ce sont toujours les classes aisées et moyennes qui achètent. Simplement, parce que le livre est moins cher, plus joli, plus accessible, il a gagné des clients au sein de ces classes : essentiellement les femmes et les jeunes 1 ». Notre société prend à trop bon compte une conscience satisfaite d'elle-même en se donnant l'air d'ouvrir à tout un chacun les portes du savoir et de la culture. Ce livre de poche ne crée que l'illusion d'un commerce actif avec les grandes œuvres. Là seraient bien la « mystification » et « l'aliénation », pour employer un langage marxiste, du lecteur novice qui ne fait pas partie du monde privilégié des clercs. Dès lors la diffusion de la culture comme valeur s'apparente à une vaste entreprise commerciale ou mercantile qui a pour elle tous les alibis idéologiques qu'elle peut souhaiter. Le contenu du livre de poche reste alors une sorte de littérature « octroyée », la consommation anonyme de lectures par les masses, alors que la seule opinion littéraire ou esthétique qui parvient à l'écrivain est celle d'une couche sociale restreinte, celle des lettrés, par l'intermédiaire des critiques. Le fait qu'une littérature de qualité, reconnue comme telle par un certain groupe social, soit mise en circulation dans des groupes différents, sans qu'il y ait échange, représente le problème le plus angoissant et le plus difficile que pose la moderne évolution du livre.

Mais des symptômes encourageants et positifs ne se manifestent-ils pas ? Des rubriques littéraires sont consacrées de plus en plus souvent au livre de poche dans des journaux de pure information ou de faits divers et dans la presse de province. On trouve des comptes rendus lors de la parution d'un nouveau titre, comme s'il s'agissait d'une œuvre originale. Des journaux d'entreprises, des journaux syndicaux, des bulletins de jeunes ont des chroniques régulières. La Vie du rail, le journal professionnel qui s'adresse à l'ensemble des cheminots, offre d'excellentes pages littéraires par thèmes ou auteurs axées sur le livre de poche. Inversement les journaux intellectuels ne sont pas restés à l'écart : les « Poche sous les yeux », puis les « Poche dans les mains », forment une rubrique du Figaro littéraire. Nous avons vu que la démarcation entre le livre classique et le livre de poche s'amenuise quant au contenu. La présentation s'interpénètre également. La jaquette existait avant le livre de poche. Les bandes publicitaires - depuis le célèbre hors-Goncourt - se multiplient. Beaucoup de livres se présentent les pages déjà coupées et les couvertures du livre broché normal sont fréquemment plastifiées. Même inconsciemment une population de plus en plus étendue est touchée par le livre de poche, qui entre désormais dans la vie quotidienne et l'acheteur n'est plus uniquement soumis, sans contrepartie, à l'impact, à l'agression des images et des couleurs. Son sens critique s'éveille. Il peut formuler des jugements esthétiques. Il devient un lecteur au sens plein. Le livre de poche dépasse alors sa réussite sur le plan technique et prépare, à tout le moins, les lecteurs de demain. « Va donc, petit livre, et choisis ton monde... », disait déjà Toepfier. Le livre de poche, un livre comme les autres... Évoquons la pensée de Paul Valéry au fronton du Palais de Chaillot. N'allons pas sans désir, sans curiosité vers le livre de poche. Il dépend de celui qui passe, comme ce le fut toujours, que les appels chatoyants du petit livre soient entendus.