Nécrologie

Jean Porcher

Marcel Thomas

La disparition de Jean Porcher, survenue le 26 avril 1966 après une maladie dont le caractère inexorable ne pouvait, hélas, laisser le moindre espoir aux siens, a douloureusement surpris tous les amis qu'il comptait en si grand nombre, en France et à l'étranger. Ils avaient peine à imaginer qu'un homme si plein de vie et d'entrain, si jeune d'allure et de parole, si actif, malgré une retraite qui avait surtout été pour lui une occasion de poursuivre plus librement ses recherches, pût se trouver si brutalement frappé, au retour d'un voyage d'étude au Portugal, et à la veille d'un séjour qu'il projetait de faire à l'Université Harvard, où il avait été invité à donner une série de conférences.

Sa réputation et son autorité s'étendaient, on le voit, bien au-delà du cercle relativement étroit de la Bibliothèque nationale où s'était cependant déroulée toute une carrière professionnelle que l'on peut à bon droit qualifier d'exemplaire.

Né en janvier 1892, en Normandie, comme ses prédécesseurs, Léopold Delisle et Henri Omont, Jean Porcher était encore élève de l'École des Chartes lorsqu'éclata la première guerre mondiale. Mobilisé dans l'artillerie en août 1914, il donna, quatre ans durant, tant de preuves de son courage, de son dynamisme et de ses qualités de chef qu'en 1920, lorsqu'il put enfin reprendre ses études, il revint à l'École des Chartes avec des galons de lieutenant, une blessure, quatre citations, dont une à l'ordre de l'Armée, et la Légion d'honneur.

La thèse qu'il soutint sur le De disciplina scholarium du pseudo-Boèce lui valut un rang de sortie très brillant et le fit nommer membre de l'École française de Rome. Il avait, de surcroît, obtenu le titre de licencié ès-lettres et un diplôme de russe à l'École des Langues Orientales.

Dès son retour d'Italie, il entra, en qualité de bibliothécaire, à la Bibliothèque nationale. Ainsi commençaient à se nouer les mille liens affectifs qui devaient l'attacher peu à peu à la grande maison dont sa retraite même ne le sépara pas. Pour lui, « la Nationale » dont il connaissait si bien l'histoire, était un être vivant et très aimé. Même lorsqu'il soulignait parfois d'une anecdote plaisante les petits travers de cette vénérable dame, on sentait dans ses propos le dévouement absolu qu'il portait aux intérêts et à l'avenir de « la maison ». Avec les années, elle lui avait livré une bonne part de ses secrets. N'avait-il pas, en effet, travaillé successivement au service des Périodiques (qui ne constituait pas encore un département), puis au sacro-saint « Inventaire », et au « Bulletin étranger»? En 1937, il se vit placé, avec le grade de conservateur-adjoint, à la tête de ce même service des Périodiques où il avait fait ses premières armes. Ce ne fut d'ailleurs pas pour bien longtemps car la deuxième guerre mondiale lui fit, deux ans plus tard, reprendre, pour quelques mois, l'uniforme... dans une grande gare régulatrice.

En 194I, la retraite de son confrère, Philippe Lauer, le fit appeler à la direction d'un des plus beaux départements de la bibliothèque : celui des Manuscrits. Toutefois, l'administration d'alors l'en écarta presqu'aussitôt, avec une curieuse légèreté, pour lui confier le département des Entrées tout nouvellement créé, et il dut attendre la Libération pour « remonter » - et cette fois à titre définitif - au Cabinet des Manuscrits. Ce poste, pour lequel tout le désignait, devait représenter pour lui bien autre chose qu'un simple changement dans la nature de ses responsabilités; en fait, il allait imprimer à ses travaux scientifiques leur orientation décisive.

Jusqu'alors ses recherches, jalonnées par de nombreuses publications 1, avaient surtout porté sur l'histoire intellectuelle du XVIe siècle (disciple d'Abel Lefranc, il avait notamment consacré plusieurs articles à Rabelais) et sur l'histoire du livre. Désormais, il allait se consacrer tout entier à l'étude des enluminures - terme qu'il préférait à celui, plus équivoque, de « miniatures » et qu'il contribua à implanter définitivement dans le vocabulaire scientifique.

Comme les autres grands spécialistes étrangers avec lesquels il entretenait des rapports aussi fructueux qu'amicaux, comme les Pächt, les Wormald, les Meiss, les Nordenfalk, les Delaissé, il allait s'efforcer de replacer l'enluminure dans les grands courants de l'art médiéval où elle a pris naissance et a évolué. Il avait en effet parfaitement compris que, s'il convient, en ce domaine, de laisser leur place légitime à la description analytique et à l'histoire individuelle des chefs d'œuvre, il n'importe pas moins de les situer dans leur contexte, de les confronter avec les autres témoignages, moins insignes assurément, mais tout aussi significatifs, du goût de leur époque.

La conscience qu'il prit très vite des difficultés pratiques auxquelles devait fatalement se heurter une pareille démarche, en raison de l'extrême dispersion des manuscrits enluminés et de leur catalogage trop souvent insuffisant, lui inspira l'idée de réunir tous les matériaux indispensables à une telle étude dans un vaste « Corpus » photographique. Durant près de vingt ans, il travailla sans trève à la constitution de ce répertoire. Le C.N.R.S. avait accordé son appui à cette entreprise et, grâce à un camion photographique prêté par l'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes, il put, avec l'accord de son Administrateur général, effectuer en province de nombreuses tournées, au cours desquelles il microfilma ou photographia toutes les enluminures des manuscrits conservés dans nos bibliothèques. Conservé au Département des Manuscrits, le produit de cette patiente collecte - environ 25 000 images négatives - rend déjà de très grands services aux spécialistes du monde entier, en attendant l'indispensable publication que la mort a empêché Jean Porcher de mener à son terme.

Trois inoubliables expositions organisées à la Bibliothèque nationale en 1954, 1955 et 1958 aidèrent le grand public à découvrir la richesse et la variété de cette « peinture des siècles sans peinture », dont jusqu'alors on ne discernait pas assez l'importance artistique. Les catalogues de ces expositions, dont Jean Porcher tint à rédiger lui même chaque notice, avec une science et une rigueur admirables, constituent aujourd'hui un précieux instrument de travail.

La place nous manque pour énumérer tous les services que Jean Porcher rendit à l'érudition et à la Bibliothèque nationale - services que devait récompenser une cravate de commandeur de la Légion d'honneur. Nous ne saurions toutefois omettre de signaler qu'il contribua largement à faire entrer dans nos collections la magnifique bibliothèque Rothschild dont il s'était longtemps occupé, à titre privé, et l'exceptionnel ensemble de manuscrits enluminés, réuni par le comte Guy du Boisrouvray.

Jean Porcher, on le voit, a su non seulement illustrer notre profession d'une manière exceptionnelle, mais encore démontrer que, même à notre époque, il est possible d'allier avec éclat l'érudition la plus solide à d'éminentes qualités administratives et techniques. Cette leçon, ces exemples ne doivent pas être oubliés.

Comment pourrions-nous, après avoir, vingt ans durant, travaillé chaque jour aux côtés et sous la direction de Jean Porcher, mettre le point final à ce trop bref résumé de sa carrière, sans évoquer ses qualités d'homme ? Sa gaieté, son humour, sa spontanéité, sa courtoisie, frappaient d'emblée tous ceux qui l'approchaient. Il débordait d'une extraordinaire vitalité qu'il semblait communiquer à tout ce qu'il touchait, et sa grande générosité de coeur le rendait, par ailleurs, inlassablement disponible à ceux qui venaient chercher auprès de lui un conseil ou un appui. Si sa pétulance, toujours juvénile, explosait parfois avec quelque violence, il s'employait bientôt à le faire oublier à ceux qui avaient essuyé les éclats de sa vivacité. Il avait su faire régner dans son Département un si exceptionnel climat de confiance et de cordialité que tous ses anciens collaborateurs ont aujourd'hui le sentiment d'avoir perdu en lui, non seulement un chef respecté, mais un ami très cher et, nous oserions presque dire, un proche parent.

  1. (retour)↑  Une bibliographie très complète de ses travaux a été insérée dans le recueil que la Gazette des Beaux-Arts a pris l'heureuse initiative de publier sous le titre Essais en l'honneur de Jean Porcher... Extrait des numéros de juillet, août, septembre 1963. Les principaux spécialistes étrangers de l'histoire de l'enluminure ont eu à cœur d'y apporter leur contribution.