Nécrologie

Georges Bataille

André Masson

L'honneur de notre profession a toujours été de compter parmi ses membres - de Leibniz à Sainte-Beuve - des philosophes et des critiques. La tradition n'est pas perdue et la disparition de Georges Bataille sera aussi vivement ressentie dans le monde des bibliothèques que dans les cénacles littéraires.

C'est du chartiste et du bibliothécaire que je parlerai et non de l'homme de lettres et encore laisserai-je de côté la période la plus longue - celle de la Bibliothèque nationale - pour évoquer surtout les débuts à l'École des Chartes et la fin de carrière, à la tête d'une grande bibliothèque municipale.

A cent mètres de la maison de la rue Saint-Sulpice, où il devait passer les derniers mois de sa vie, Georges Bataille avait loué une chambre d'étudiant à l'angle de la place Saint-Sulpice et de la rue Bonaparte en novembre 1918 à son arrivée à Paris après le concours de l'École des Chartes auquel je m'étais présenté en même temps que lui.

Né à Billom, dans le Puy-de-Dôme, le 10 septembre 1897, fils d'un médecin mort jeune, il était lui-même de santé délicate et avait été réformé après quelques mois de service militaire. Il était entré à l'École des Chartes parce qu'il s'était épris d'un Moyen âge romantique qu'il avait découvert en visitant la cathédrale de Reims et en lisant la Chevalerie de Léon Gautier. Il avait préparé le concours d'entrée dans l'état d'esprit du chevalier la veille de l' « adoubement ». Passionné de recherches verbales et plein de mépris pour les constructions de phrases classiques, il se complaisait dans les mots demi-barbares qui forment la transition du latin au français. La Cantilène de Sainte-Eulalie était l'incantation rituelle de ses préparations de textes, et il récitait avec extase, d'une voix sourde, les longues énumérations du cours de philologie, que son infaillible mémoire enregistrait sans effort.

Son livre de chevet, en cette première année d'École des Chartes, était Le Latin mystique de Rémy de Gourmont. Le Georges Bataille d'avant 1920 était donc fort différent des personnages qu'il devait incarner par la suite. Mais entre eux il y eut toujours un point commun, le mysticisme romantique, l'exaltation intérieure que l'on retrouve dans tous ses écrits. Cet état d'âme le définit si bien que Jean-Paul Sartre, dans une importante étude sur notre ami (Situations I), l'a baptisé le « nouveau mystique ». Georges Bataille se plaisait à dire que la conviction ne vient pas du raisonnement mais seulement du sentiment. Dans ses livres, il ne cherche pas à démontrer, mais à convaincre par ce tableau de ce qu'il appelle l' « expérience intérieure » et qu'il définit « le récit d'un désespoir ». Ce monde, écrit-il, est donné à l'homme « ainsi qu'une énigme à résoudre. Toute ma vie - ses moments bizarres, déréglés, autant que mes lourdes méditations - s'est passée à résoudre l'énigme ».

Il ne m'appartient pas de le suivre sur ces sommets élevés ni par les chemins parfois étranges qui l'y ont conduit. Chacun sait le rôle qu'il a joué dans la « révolution surréaliste » ses oppositions et ses rencontres avec André Breton, son activité dans les groupements d'intellectuels d'avant la guerre, de « Contre-attaque » au « Collège de Sociologie ».

Ce qui est moins connu et qui mérite cependant qu'on s'y arrête, ce sont, après sa thèse sur L'Ordre de chevalerie, conte en vers du XIIIe siècle, les travaux d'érudition qui marquèrent son passage au Cabinet des médailles et qu'il publia dans Aréthuse, en particulier sur les monnaies des grands Mogols, sur la numismatique des Koushans Sassanides, sur les monnaies vénitiennes de la collection Le Hardelaye.

Il était entré au Département des imprimés de la Bibliothèque nationale lorsqu'il lança en 1929 une revue d'art, Documents, parfois révolutionnaire dans sa présentation et le ton des articles, parfois traditionnelle, notamment dans les articles qu'il donna lui-même sur l'Apocalypse de Saint-Sever, le cheval d'après les monnaies grecques, le matérialisme et la gnose, en révélant quelques-uns des trésors du Cabinet des estampes et du Cabinet des médailles. Mais bientôt la littérature et la philosophie prirent le pas sur l'érudition et l'archéologie dans les travaux auxquels il se livrait, en marge de ses fonctions de bibliothécaire.

En 1942, une grave maladie le contraignit à suspendre ses activités professionnelles. Il se retira à Vézelay. La lecture, la méditation le soutinrent dans ces heures difficiles qu'il employa à mettre au point quelques-unes de ses œuvres essentielles. En trois ans, de 1943 à 1945 parurent L'Expérience intérieure, Le Coupable, L'Orestie, Sur Nietzche.

A mesure qu'il reprenait des forces dans le calme studieux de la retraite, le champ de ses recherches s'étendait. Sa profonde connaissance du mouvement d'idées contemporaines le conduisit à rentrer sous une forme nouvelle dans le monde des bibliothèques en fondant une revue, Critique, aux Éditions du Chêne, en juin 1946. Reprise par Calmann-Lévy, puis en 1950 par les Éditions de Minuit, cette revue, d'une haute tenue, est devenue très vite un instrument de travail essentiel, consulté par tout bibliothécaire, tout lecteur désireux de connaître la production littéraire de notre époque. Directeur de la revue, il en était en même temps l'animateur et le rédacteur le plus régulier. De 1946 à 1959, il n'est guère de numéro de Critique qui ne contienne une étude de lui.

Non moins important, sur le plan qui intéresse les lecteurs du Bulletin, est son catalogue méthodique des principaux ouvrages contemporains se rapportant aux arts et aux littératures, qui constitue la bibliographie des tomes XVI et XVII de l'Encyclopédie française.

Une activité littéraire si intense était la preuve du retour à la santé. En 1949, les médecins autorisèrent Georges Bataille à reprendre son métier de bibliothécaire mais seulement en province. D'abord nommé conservateur de l'Inguimbertine à Carpentras, il fut appelé en 195I à la direction de la,Bibliothèque municipale d'Orléans.

Le propre d'un grand esprit est de ne pas se placer au-dessus des contingences et de s'attacher aux tâches les plus modestes comme aux plus élevées. C'est aux soins méticuleux, aux calculs minutieux, aux démarches prudentes de Georges Bataille que l'on doit, au cours de la dernière décade, des transformations essentielles à la Bibliothèque d'Orléans, dont les salles du public ont été restaurées avec un goût délicat et les magasins à livres modernisés, puis la création d'une Association de lecture publique du Loiret.

Ajouterai-je que c'est à son sang-froid et à la promptitude de son intervention que l'on doit d'avoir maîtrisé très vite un incendie dû à l'imprudence d'ouvriers réparant la toiture de la bibliothèque dont, sans lui, les collections auraient été la proie des flammes ?

Les fonctions de direction imposent des obligations dont, aux approches de la retraite, Georges Bataille souhaitait se libérer pour mieux se consacrer à la recherche et aux travaux bibliographiques. Il demanda sa réintégration à la Bibliothèque nationale, qui lui fut accordée au mois de mars dernier. Mais après quelques mois, son état de santé s'aggravait. Une embolie mit fin à ses souffrances le 9 juillet. Avec lui disparaît un grand serviteur des lettres, l'un des penseurs les plus originaux de notre époque, dont on ne doit pas oublier qu'il joua, en même temps, un rôle de qualité dans la vie des bibliothèques.