Le loisir et le livre

Éléments pour une sociologie de la lecture

Joffre Dumazedier

Jean Hassenforder

I. Introduction.

La Culture populaire et le Livre. - Nous traiterons de la lecture en tant qu'activité de loisir. Nous insisterons sur la lecture désintéressée des ouvrages de culture générale, à caractère littéraire. Grâce aux charmes de la fiction, ils peuvent augmenter les connaissances et affiner les goûts d'un large public. Le progrès de leur diffusion dans tous les milieux sociaux de la ville et de la campagne est un aspect important du développement de la culture populaire.

Nous nous demanderons quelles sont les tendances actuelles de la production et de la distribution des œuvres littéraires, et quelles sont celles de la lecture des livres dans les différents milieux sociaux, particulièrement les milieux populaires. Aujourd'hui en France, il est difficile de donner à ces questions une réponse scientifique. Il n'y a pas d'institut de recherche sur la lecture. L'étude des phénomènes culturels tout nouveaux comme le cinéma, la radio-télévision ou la presse ont suscité la création d'instituts de recherche; il en est de même pour l'étude des phénomènes culturels en voie de disparition comme les folklores traditionnels ou les cultures archaïques. Mais l'étude d'un phénomène ni nouveau-né ni moribond comme la culture par le livre n'a pas encore eu cet honneur, du moins en France. Cependant, à la Faculté de Bordeaux, un professeur de lettres, Robert Escarpit, a adopté une attitude sociologique dans la rénovation de l'histoire et de la critique littéraires. Au Centre d'études sociologiques de Paris, A. Memmi s'emploie à jeter les bases d'une sociologie de la littérature dans la perspective d'une sociologie de la connaissance. Depuis 1954, nous-mêmes et nos collaborateurs, nous avons abordé l'étude de la lecture dans le cadre d'une sociologie du loisir et l'étude de la diffusion du livre dans le cadre des recherches documentaires du Centre d'études économiques. Depuis deux ou trois ans, certains organisateurs de l'édition et de la distribution du livre, soucieux d'accroître leur efficacité, leur rendement, leur « productivité » recherchent des moyens plus précis pour savoir ce que deviennent, et prévoir ce que peuvent devenir, le marché du livre et les besoins du lecteur.

Dans cet article nous exploiterons les premiers travaux de recherche statistique et d'étude monographique qui ont été menés sur ces problèmes, et tout particulièrement notre enquête sur les loisirs d'une ville moyenne de 40.000 habitants, Annecy 1. Certes, en ce domaine, les sources sont encore peu nombreuses, parfois peu sûres, et nous constaterons chemin faisant bien des lacunes. Néanmoins, nous accumulerons le maximum de preuves pour esquisser les tendances d'évolution de la lecture et les diniensions au moins approximatives de ses différents aspects. Un peu d'histoire et un peu de statistique valent mieux qu'une absence totale de l'une et de l'autre. Par histoire et statistique, nous n'entendons ni une évocation sentimentale du passé ni une fabrication de chiffres de parade mais des entreprises honnêtes, objectives, rigoureuses, pour connaître la vraie tendance et la vraie dimension d'un fait culturel et social. Sans ces quelques données historiques et statistiques, toutes les supercheries ou toutes les illusions sont possibles. Chacun peut inventer un passé imaginaire pour se réjouir ou s'attrister du présent. Chacun peut employer des épithètes confuses (beaucoup ou peu, souvent ou parfois) en cachant sous ces mêmes mots des réalités de public, de contenu, d'organisation qui souvent sont différentes, voire opposées. Dans l'état actuel de la sociologie de la lecture, nous serons obligés d'y avoir recours, mais comme à un pis-aller que nous chercherons à réduire le plus possible, par des évaluations sinon des mesures. De plus, sans ces données historiques et statistiques, il est impossible de mesurer le chemin qui a été parcouru et celui qui reste à parcourir dans l'élévation du niveau culturel d'un pays si complexe que le nôtre où coexistent tant de phénomènes différents ou contradictoires. Sans elles, il n'est guère possible de fonder une politique d'expansion à court terme ou à long terme de la lecture, en fonction des besoins individuels ou sociaux. Sans elles aucun contrôle, aucune prévision sérieuse ne seront possibles. Enfin, après avoir évoqué cette évolution et cette situation, nous tâcherons de dégager la problématique d'une sociologie de la lecture, dans la perspective d'une recherche active, recherche pour l'action, sur l'action et par l'action.

• Nécessité d'une approche globale et historique. - En 1955, Wladimir Porché, ex-directeur de la Radiodiffusion-télévision-française, déclarait 2 : « Il serait vain de fermer les yeux sur le fait que le livre n'est plus l'instrument fondamental de la culture pour les grandes masses humaines. » On peut en effet se demander si les moyens d'information de masse, comme la radio, la presse, le cinéma, la télévision, n'ont pas fait reculer l'influence du livre. C'est une question très difficile. Tout d'abord, il est impossible d'isoler ces grands moyens modernes de diffusion de l'ensemble de la civilisation où ils sont intégrés. Certes, des enquêtes ont établi que la lecture de la presse occupe en moyenne I/2 heure à 1 heure par jour, que le spectacle de cinéma prend en moyenne 8 séances de deux heures à chaque Français par an, que la radio ou la télévision fonctionne en moyenne deux à trois heures par jour 3. Il en résulte que le temps accordé à la lecture des livres a diminué. Mais les enquêtes sur la télévision aux U.S.A. 4 montrent que cette diminution ne s'étend qu'à une moitié environ du public et qu'elle s'observe surtout dans les 2 ou 3 premières années. D'autre part, le temps consacré aux moyens audiovisuels est surtout pris sur les occupations sans objet, sur les conversations sans grand intérêt. De plus, le temps occupé par un nouveau moyen audiovisuel est surtout pris sur un plus ancien (par exemple, le temps de la télévision sur celui de la radio).

Enfin, vers 1880, avant l'expansion du cinéma, de la radio, de la presse ou de la télévision, combien de gens lisaient des livres ? Il est impossible d'affirmer qu'ils étaient plus nombreux qu'aujourd'hui. Nous verrons que la publicité de la presse, de la radio, du cinéma et de la télévision peuvent à la fois contrarier ou favoriser la diffusion des livres. C'est grâce à eux que certaines œuvres ont pu franchir le cercle étroit du public lettré qui s'intéresse à l'actualité littéraire. L'effet des moyens d'information est à double sens. D'autre part, les moyens modernes de diffusion font eux-mêmes partie d'une civilisation dont d'autres éléments ont incontestablement favorisé le goût des livres. Tout d'abord, l'élévation générale du niveau d'instruction scolaire s'est revélé être un des facteurs les plus efficaces dans le développement des habitudes de lecture. Aujourd'hui, selon le B. U. S., environ les 3/4 des élèves de l'enseignement primaire des villes poursuivent leurs études contre peut-être 15 % il y a cinquante ans 5. L'élévation du niveau de vie a permis une augmentation des dépenses consacrées aux équipements de loisir en général. Enfin, l'accroissement d'au moins 30 % du temps libre depuis l'époque où est apparue la grande presse a accru les possibilités d'activités de loisir, lecture incluse 6. Nous pourrions évoquer encore d'autres facteurs. Il faut donc être prudent lorsque l'on tente d'analyser l'effet de la civilisation technicienne sur la diffusion du livre; il faut envisager le bilan sous tous ses aspects souvent différents, contradictoires, et dans son évolution.

Certains contempteurs de notre temps évoquent volontiers la situation de la lecture au XIXe siècle, avec nostalgie. Mais combien de citoyens lisaient des livres au siècle dernier et à quel milieu appartenaient-ils ? Vers 1850, quel était le niveau culturel des milieux les plus nombreux de la nation : ouvriers et paysans ? La faiblesse des travaux d'histoire culturelle sur ces milieux dans cette période rend fragile toute comparaison avec les niveaux actuels; néanmoins, pour la France, les études générales de A. Varagnac 7 sur la culture traditionnelle, celles de Paul Delarue 8 sur les contes populaires et surtout celles de C. Nisard 9 sur les livres populaires et la littérature de colportage, nous donnent quelques références indispensables. Le colporteur a été éliminé par le développement des moyens de transport et de diffusion. Les livres se diffusent dans les villes et dans les campagnes beaucoup plus qu'autrefois grâce à la multiplication des librairies et des bibliothèques fixes ou circulantes. Ils sont mieux connus grâce à la presse, la radio et déjà la télévision 10. D'autre part, l'essentiel de cette littérature de colportage se composait d'almanachs aux idées scientifiques ou médicales rudimentaires, sous une affabulation assez naïve dont l'Almanach Vermot et quelques almanachs régionalistes conservent, toutes proportions gardées, certains traits. A côté de ces almanachs, figuraient quelques romans nouveaux signés Florian ou Bernardin de Saint-Pierre, des classiques littéraires illustrés, condensés (déjà 1) et aussi des livres de « bons mots » et d'anecdotes, des récits naïfs d'aventures ou de voyages, des livres d'astrologie et de magie, des recueils de conseils moraux et sentimentaux. La « presse du cœur » et les romans dits de petite librairie ne sont pas une innovation de la société d'aujourd'hui. Ce genre de petits livres populaires est antérieur à la civilisation moderne. Certes, leur contenu et leur forme ont changé. Nous ne disons pas que ceux d'aujourd'hui dépassent en qualité ceux d'hier ou l'inverse. Nous souhaitons simplement que des historiens de la culture fassent sérieusement cette comparaison et que les essayistes qui exaltent la culture du passé soient prudents. Malgré la qualité des recherches d'un historien comme G. Duveau, on est étonné de la façon dont il traite le problème de la lecture dans le milieu ouvrier du XIXe siècle 11. Il est vrai que d'admirables autodidactes comme Perdiguier, Martin Nadaud et Gillard se sont développés dans le climat de 48. Mais combien étaient-ils ? Il n'est pas possible de prendre la liste des auteurs conseillés par Perdiguier aux ouvriers (Lamennais, Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Vigny, etc...) comme une preuve de culture du milieu ouvrier; en réalité, que lisaient les ouvriers ? En 1863, Perdiguier lui-même allait jusqu'à dire : « Gascon l'ami-du-trait, l'un de mes plus courageux élèves que je signale comme un modèle rare à tous les travailleurs, m'écrit de Lyon que depuis son départ de Paris il n'a rencontré qu'un seul ouvrier aimant vraiment la lecture et surtout la lecture sérieuse, instructive, bienfaisante 12. » Et Tolain, vers la même époque déclarait : « Car on peut rabacher sur la diffusion des lumières et sur les progrès de l'instruction dans le populo. Naïf qui le croit! Ne me citez pas une, deux, dix exceptions; je le sais, je les connais et l'exception confirme la règle. Ce qu'il y a de sûr, c'est que la multitude est ignorante 13. » A la veille de 1870, il y avait encore 30 % des conscrits qui étaient analphabètes.

II. Production des livres.

Les statistiques du dépôt légal ne nous permettent pas de connaître le nombre d'exemplaires des livres publiés, mais seulement le nombre des titres. Nous possédons ces chiffres depuis 1887. Un premier fait est frappant : il n'y a aucune variation positive ou négative du nombre des titres dans les périodes successives d'apparition et de développement de la grande presse, du cinéma, de la radio ou de la télévision. Ces phénomènes ne semblent pas avoir ralenti, même momentanément, la production d'ouvrages ou alors, s'ils l'ont ralentie, c'est que d'autres phénomènes de la civilisation moderne ont exercé une action en sens inverse. Les seules régressions sensibles sont dues aux événements passagers des deux guerres. Si l'on excepte ces deux périodes, où le nombre des titres tombe autour de 4.000, le nombre des titres d'ouvrages est resté constant entre 10.000 et 12.000 (avec une pointe en 1936 jusqu'à 16.000); en 1958, le nombre de titres d'ouvrages était un peu supérieur à II.000. Mais comment savoir le nombre d'exemplaires correspondant à ces titres ? Nous en sommes réduits à des estimations. R. E. Barker 14 dans son étude sur le livre dans le monde, a calculé une moyenne de tirages pour les différents genres : romans, nouvelles, ouvrages scolaires, etc... Sur ces bases il a estimé à environ 100 millions le nombre d'exemplaires publiés en 1952. Mais les milieux français de l'édition contestent ce chiffre et la méthode qui a permis de l'établir. M. Pierre Monnet 15 préfère une estimation fondée sur le poids de papier consommé par l'édition de livres. En 1957, ce poids de papier était un peu supérieur à 45.000 tonnes. Comme à chaque kilo correspondrait une production moyenne de 4 volumes, on arrive au nombre approximatif de 160 millions d'exemplaires d'ouvrages produits en France. Il paraît hautement probable que ce chiffre est largement supérieur à la production du début de ce siècle, quoique nous n'ayons aucun moyen de vérifier par la statistique le progrès de ce tirage des livres.

Comment se répartissent les titres? On notera que depuis 1938, la proportion entre les ouvrages de littérature (au sens large du terme) et les ouvrages de sciences techniques reste assez constante. Du point de vue de la production par matières, on constate quelques modifications, par exemple, une augmentation pour les ouvrages de sciences pures et appliquées, une légère diminution pour ceux de sciences sociales. En 1958, on compte, outre I.330 traductions, 10.212 titres d'ouvrages autochtones. C'est la littérature qui vient en tête avec 3.247 titres. Mais sous cette rubrique figurent outre les ouvrages de linguistique, à la fois les œuvres de littérature lettrée (Malraux ou Sagan) et les ouvrages de « petite librairie » (Chaste et flétrie, etc...). Puis c'est l'histoire et la géographie avec I.340 titres, les sciences économiques, sociales, politiques et juridiques avec I.094 titres, les techniques, les jeux et sports avec 1.036 titres, les sciences médicales avec I.019 titres, les sciences mathématiques, physiques et naturelles avec 786 titres, les sciences religieuses avec 74I titres et la philosophie et l'enseignement avec 437 titres. Là encore, seul le nombre d'exemplaires nous donnerait la valeur relative de cette production. Nous avons pu obtenir par voie indirecte une appréciation sur ce point grâce à une enquête professionnelle sur l'activité des éditeurs. Un questionnaire envoyé à 769 maisons d'édition, a donné 447 réponses émanant des maisons ayant une activité régulière ou à peu près régulière. Le chiffre d'affaires s'élève environ à 44 milliards pour 1957, plus de la moitié de ce chiffre étant réalisée par 19 maisons; les 5 maisons de loin les plus importantes faisant à elles seules un chiffre à peu près égal à 30 % de l'ensemble. La répartition du chiffre d'affaires entre les principales branches de l'édition est la suivante : Littérature : 32 % - Livres pour la jeunesse : 12,5 % - Classiques (manuels et ouvrages scolaires) : 22,5 % - Ouvrages religieux : 5,5 % - Techniques, sciences pures et appliquées, médecine, droit : 22 % - Art et bibliophilie : 5,5 %.

Comment se situe la production française par rapport à celle des autres pays ? Si l'on considère le nombre de titres publiés dans chaque pays en 1952 16, la France arrive au 7e rang après l'U. R. S. S. (37.500), le Royaume-Uni (18.745), l'Inde (17.400), le Japon (17.306), l'Allemagne de l'Ouest (13.913), les États-Unis (II.840). Toute comparaison internationale est difficile, car les définitions de la production varient selon les pays. L'Inde, par exemple, n'atteint le chiffre élevé ci-dessus que grâce à une définition très large du livre. L'Italie est, par contre, victime d'une définition trop étroite. Les chiffres de l'U. R. S. S. et du Royaume-Uni, établis sur une définition plus large que la nôtre, devraient être légèrement abaissés et le chiffre du Japon ramené à un niveau inférieur. Retenons simplement que la France se classe parmi les « grands » de la production.

Si l'on étudie la production en nombre de titres par million d'habitants, le classement est différent. Certains petits pays européens économiquement prospères et avec une population instruite et cultivée, arrivent en tête. En 1952, les Pays-Bas ont publié 673 titres par million d'habitants; la Suisse, 649 ; l'Autriche, 558; la Belgique, 512; et la France 242 seulement.

Le contenu de la production peut varier selon les pays. Les ouvrages de littérature, y compris les romans et les nouvelles, constituent la catégorie en général la plus fournie. En 1952, cette catégorie représentait 31 % des titres parus en France, 36 % de ceux parus aux États-Unis, 33 % de ceux parus au Royaume-Uni. En U. R. S. S., par contre, c'est la catégorie de livres portant sur des questions politiques, sociales et économiques qui est la plus importante, représentant en 1952, 39 % de la production.

Un autre rapport intéressant à étudier est celui qui existe entre l'édition et la presse dont on connaît le développement spectaculaire durant la première moitié du xxe siècle. Robert Escarpit note ainsi que les lectures mises à la disposition du lecteur français par le journal sont, en volume, environ dix fois plus importantes que celles du livre. Cette proportion est valable dans la plupart des pays d'Europe occidentale. Aux États-Unis, la place du journal ou du magazine est bien plus élevée, la proportion étant de 200 à I. En U. R. S. S., sous l'effet d'une politique contestable, mais efficace du livre, elle est bien plus faible, de l'ordre de 4 à I.

On a parlé de « l'ère des masses »; nous pouvons nous demander si les œuvres de culture générale sont bien adaptées par leur contenu, leur forme ou leur présentation aux besoins du large public formé depuis 3/4 de siècle par l'école primaire. Est-ce qu'à l'époque actuelle la production s'est orientée résolument vers un élargissement du public de la littérature? La collection anglaise « Penguin » a donné le premier exemple d'un genre de livres de qualité, bon marché, apprécié du grand public. Le livre broché à bon marché apparut ensuite aux États-Unis où il connut rapidement un succès considérable. Le Livre de poche est apparu en France en 1953, à l'imitation de l'exemple américain. Cette collection comprend déjà plus de 300 titres. Elle déborde le roman pour s'attaquer aux autres genres : série historique, série exploration, série classique, série encyclopédique. Aucune de ces nouvelles séries n'a encore approché même de loin le tirage d'un best-seller américain comme cet excellent classique d'anthropologie de R. Benedict : Les Modèles culturels (Patterns of culture) qui a eu 14 rééditions de 1946 à 1957 17. Mais déjà les chiffres français sont impressionnants, surtout pour les romans. Sept cent mille exemplaires sont vendus chaque mois, dans la collection du Livre de Poche soit près de 5 % de la production totale d'ouvrages. Au Ier janvier 1959, le total des exemplaires produits atteignait 24 millions. Le fait le plus remarquable c'est que le chiffre de ces rééditions dépasse souvent de beaucoup celui de l'édition originale : elles touchent un public plus large que le public lettré. Il serait intéressant de mesurer cet élargissement par des enquêtes. Récemment (1958) une nouvelle collection ( f'ai lu ) du genre «livre de poche » a été lancée par les éditions Ditis. Elle compte actuellement près de 70 titres. Les éditions Ditis s'efforcent d'une part de fournir ces ouvrages à des prix très bas (180 F l'exemplaire comme le livre de poche) et de les diffuser dans les points de vente les plus fréquentés (librairies, mais aussi Prisunic, Uniprix, grands magasins du type « Printemps », etc.

Dans cette étude, nous n'abordons pas directement le problème du livre pour la jeunesse, mais il faut signaler que depuis 1945, on constate en ce domaine un progrès spectaculaire. Face à la concurrence des illustrés et des comics, ce genre d'ouvrage diffuse maintenant les connaissances les plus variées et souvent les plus difficiles, en multipliant les images de qualité qui favorisent la compréhension du texte. En 1957, ces livres représentaient déjà 12 % environ du chiffre d'affaires de l'édition. Des sondages locaux nous permettent d'affirmer que ce genre de livre n'est pas lu seulement par les enfants ou les jeunes mais par tous les membres de la famille surtout dans les milieux qui n'ont aucune pratique des œuvres littéraires. Il est probable que les éditeurs ont ainsi trouvé une formule qui pourrait avoir une grande influence non seulement pour inciter les enfants du siècle de l'image à lire davantage et mieux, mais aussi pour favoriser la diffusion des livres de qualité chez les adultes hors du circuit des lettrés. Il est possible qu'il y ait là une voie nouvelle dont les prolongements pourraient s'avérer féconds pour la culture populaire. Des recherches de sociologie culturelle dans cette directon seraient d'un intérêt primordial.

Cependant, malgré ces progrès de présentation et d'adaptation des œuvres aux goûts du public moderne, un problème demeure : Si nous comparons le contenu et la forme des oeuvres littéraires écrites chaque année, avec le thème et la forme des conversations quotidiennes ou des journaux locaux lus par le grand public, il est permis de se demander s'il y a beaucoup d'œuvres actuelles qui correspondent aux besoins culturels de ce grand nombre de nouveaux lecteurs masculins ou féminins des milieux populaires dont les aïeux étaient analphabètes. Certes, il y a des exceptions. Mais pour qui écrivent la plupart des écrivains ? Depuis le XVIIIe siècle, la situation a peu varié : Les écrivains écrivent pour un public de lettrés. Au cours du XIXe siècle, l'analphabétisme a peu à peu été liquidé. La totalité de la Nation a appris à écrire et à lire. Les constitutions successives ont posé le principe de l'égalité de tous devant la culture; un mouvement de culture populaire s'est peu à peu affirmé. Les écrivains d'aujourd'hui dans leur ensemble ne semblent pas avoir pris conscience de cette situation nouvelle qui devrait poser des problèmes nouveaux à la littérature. Ils continuent d'écrire pour le milieu bourgeois comme au temps de Voltaire ou de Rousseau. Combien ont les activités et les idées qui leur permettraient de rechercher, de susciter et d'exprimer au moins les besoins culturels des personnalités actives des milieux populaires ? Celles-ci, malgré l'acquisition d'une culture de base restent étrangères à la littérature. Nos romanciers modernes ne sont certes pas tous des « déclassés », comme dit D. Halévy 18, mais dans notre système actuel, la création littéraire est presque toujours coupée de la condition ouvrière ou rurale. Quand l'écrivain essaie de s'y intéresser, il tombe dans un ouvriérisme ou un misérabilisme étrangers à la vie quotidienne des millions de travailleurs dont la vie ne participe plus de ce que Marx appelait « le mauvais côté de l'histoire ». Des recherches intéressantes de contenu seraient à entreprendre sur le divorce qui sépare à quelques exceptions près les problèmes de la vie marginale des écrivains et ceux de la vie quotidienne de millions d'individus. Comme dit Escarpit 19 dans son langage pittoresque : « Tels les grands sauriens microcéphales du secondaire, la cité des millions d'hommes possède une littérature à l'image du millier. »

III. Distribution des livres.

a) Les librairies.

Au changement dans la production correspond un changement non moins important dans la distribution des livres. Tout d'abord, une remarque générale : Nous entendons souvent des intellectuels se lamenter sur « la croissance » du nombre des cafés et la diminution du nombre des librairies. Certes, tant que des études historiques n'auront pas été menées plus loin sur ce sujet à l'échelle nationale nous ne pourrons qu'avancer des opinions provisoires 20. Mais les sondages que nous avons faits dans les registres de chambres de commerce de quelques villes nous ont toujours révélé que la réalité est probablement inverse. Le nombre des cafés a diminué et celui des librairies a augmenté. C'est le cas de notre ville d'Annecy En France, comment se présente aujourd'hui le réseau commercial de distribution. du livre 21 ? Dans les grandes villes, on compte quelques grands libraires d'assortiment général, en quelque sorte « les grands magasins » du livre... On en comptait environ 200 en 1945. Ce chiffre n'a guère varié en dix ans. Puis viennent les librairies de toutes catégories, qui sont en compte avec des éditeurs pour la librairie générale. Dans les grandes villes, certaines d'entre elles ont eu tendance à se spécialiser : livres de poésies, livres d'histoire, etc... Seules de nombreuses enquêtes d'histoire locale pourraient nous faire connaître l'étendue et le processus de cette spécialisation.

Mais une autre tendance s'est montrée beaucoup plus forte : c'est la tendance à la décentralisation des points de vente du livre. Les petites librairies sont les plus nombreuses et elles se sont développées dans des quartiers de ville ou dans des bourgs qui n'avaient pas encore été atteints jusqu'à ce jour. Mais il faut aller encore beaucoup plus loin. Avec le développement des collections populaires, les boutiques de livres se sont multipliées : bibliothèques de gares, kiosques, bureaux de tabac, magasins en tous genres disposant d'un rayon de librairie, papeteries, marchands de musique, monoprix, épiceries, etc... Dans les villages touchés par le tourisme, on est parfois surpris de voir le dernier prix Goncourt à côté d'un fusil de chasse sous-marine, dans la minuscule épicerie d'un village côtier. Si en 1956, on recensait 6.273 libraires en compte avec des éditeurs pour la librairie générale, si, à la même date, l'I. N. S. E. E. dénombrait 7.259 entreprises déclarées sous l'appellation « commerce du livre », le nombre de points de vente du livre est de très loin supérieur. En 1956, M. Monnet estimait à 17.000 le nombre de ces points de vente. Là encore des enquêtes s'imposeraient pour suivre le rythme d'une évolution rapide liée à celle des loisirs à la ville et à la campagne, pendant la période du travail ou celle des vacances. Nos observations systématiques dans une ville comme Annecy comparées aux résultats du recensement de l'I. N. S. E. E. et augmentées de nos observations personnelles au cours de divers déplacements, nous ont persuadé que le nombre de ces points de vente du livre devait probablement dépasser très largement le chiffre de 50.000.

Des changements s'opèrent non seulement dans le nombre, mais encore dans le style des librairies. Jusqu'à ces derniers temps, les librairies travaillaient sur un rythme ancien, attendant le client plutôt que le sollicitant. Les librairies restaient en dehors du renouveau commercial. Depuis quelques années, de jeunes libraires ont déclenché un mouvement pour accroître l'efficacité de la vente du livre. Le commerce moderne étudie le marché réel et potentiel, fait des prévisions, améliore ses relations avec le public (« public relations »), organise des campagnes de publicité. Pourquoi les librairies resteraient-elles en marge de ces courants rénovateurs ? La distribution du livre doit devenir une conquête permanente, sinon des forces hostiles à la lecture risquent de l'emporter grâce à leurs puissants moyens de publicité. Éditeurs et libraires doivent utiliser pour le livre certains moyens d'information de masse qu'utilisent les producteurs et les distributeurs de films. Telles sont les idées directrices d'organismes comme le Centre de productivité de la librairie, créé en 1956. Le Cercle de la librairie a lui-même pris à son service un spécialiste des études du marché. A la fin de 1958, un nouveau périodique, le Bulletin du Livre, a été créé par des journalistes en vue d'instaurer le dialogue indispensable entre l'éditeur et le libraire et de répandre les idées nouvelles dans la profession. On parle de stages de formation pour les libraires... Un climat nouveau est créé. Des recherches sociologiques sur les conditions d'accroissement de la vente du livre de qualité dans des couches nouvelles de la population deviennent possibles. L'action de tous ces courants nouveaux soutenus par une conjoncture favorable a abouti pendant la période de 1950 à 1957 à un accroissement sensible de la vente du livre. A un indice 100 des dépenses de culture et de loisir en 1950 correspond un indice 142 en 1957 : « les dépenses de lecture se sont accrues à un rythme voisin de l'indice général de cette catégorie, soit en moyenne 6 %, avec une progression plus sensible pour les livres que pour les journaux 22. » Dans le même temps, on constatait un accroissement de l'équipement en postes de télévision dont le nombre passait de 300.000 à 1 million. Ces deux mouvements ont été parallèles.

b) Les bibliothèques.

Mais le livre est cher ou il est jugé cher; il est d'un investissement peu rentable pour celui qui ne relit pas. Ainsi l'emprunt est souvent préféré à l'achat. Dans notre réseau de bibliothèques, les bibliothèques publiques ont un rôle considérable, aussi convient-il d'en retracer brièvement l'évolution. Sous la Révolution, une masse énorme de livres, en provenance des institutions et des privilégiés de l'Ancien Régime, fut mise à la disposition de la nation et les fonds attribués à une multitude de petites bibliothèques incapables de les mettre en valeur. Pendant tout le XIXe siècle, les problèmes de conservation vont absorber l'attention des bibliothécaires. Érudits, bienvenus dans les sociétés savantes, beaucoup d'entre eux se désintéresseront des besoins populaires. Vers la fin du Second Empire et le début de la IIIe République, on assiste à un grand mouvement d'opinion en faveur de la lecture publique avec la création de bibliothèques scolaires et de bibliothèques populaires. Ce mouvement ne parvient pas à son plein développement pour des raisons multiples : dispersion des efforts d'organisation, inadaptation du contenu aux besoins d'un public nouveau, faiblesse des courants favorables à la culture populaire. Au début du XXe siècle, le tableau général est assez sombre 23.

Après la première guerre mondiale, l'influence américaine se fait heureusement sentir : première expérience de bibliothèque circulante dans l'Aisne, transformation de certaines bibliothèques municipales de Paris, notamment celle de la rue Boutebrie (1924), devenue, grâce à ses dirigeantes, le modèle des « Heures Joyeuses » enfantines. Durant l'entre-deux guerres, on assiste à la modernisation d'un certain nombre de bibliothèques municipales.

A la Libération, après les épreuves subies, le besoin de renouveau se manifeste vivement et on note un tournant décisif. La Direction des bibliothèques de France est créée à cette époque. Elle jouera un rôle capital. Les bibliothèques municipales sont encouragées et surveillées par elle. Des bibliothèques centrales de prêt sont organisées dans une vingtaine de départements et les initiatives départementales et privées soutenues dans de nombreuses régions. Enfin, la Direction se préoccupe d'assurer aux bibliothécaires une formation qualifiée avec la création de diplômes nouveaux : Diplôme supérieur de bibliothécaire, Certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire et elle effectue un important travail de recherches sur le plan technique.

Lorsqu'on considère la situation actuelle des bibliothèques en France, un fait important apparaît : un mouvement de décentralisation des points de distribution, analogue à celui qui peut être observé dans le domaine de la librairie. Les bibliothèques municipales se modernisent, des sections de lecture publique leur sont adjointes et dans les villes les plus actives, des annexes renforcent l'action de la bibliothèque centrale. On estime actuellement à 500 le nombre des bibliothèques municipales surveillées par la Direction des bibliothèques.

Un autre fait caractéristique et d'une grande importance est la création, en marge des bibliothèques municipales, d'un réseau parallèle de petites bibliothèques qui s'est développé en relation avec l'essor de l'organisation des loisirs récréatifs et culturels. Vers 1900, il y avait 30 associations dans une ville comme Annecy (trois fois plus petite qu'aujourd'hui). En 1957, on en compte environ 150 qui ont une activité réelle 24. Le développement de ces associations est l'expression de la vie locale, il intensifie le réseau des relations directes entre les milieux, les groupes, les individus, il apparaît comme un mouvement complémentaire, voire compensateur de l'essor des télé-communications (presse, film, radio, télévision) qui ont tendance à isoler les foyers, les individus. Il fait, lui aussi, partie du développement de la civilisation actuelle. C'est lui qui a entraîné la multiplication des petites bibliothèques dont le fonds est certes très inférieur à celui des bibliothèques municipales, mais dont la pénétration dans les différentes couches du public est souvent plus profonde. Un sondage opéré au I/20 auprès des chefs de famille de notre ville d'Annecy a montré qu'environ 100 personnes sur 500 empruntent des livres à une bibliothèque de prêt. Mais seulement 20 % s'adressent à la bibliothèque municipale, pourtant animée par un conservateur jeune et dynamique. 80 % utilisent d'autres bibliothèques. Dans cette ville industrielle qui compte 35 % d'ouvriers, se placent au premier rang les bibliothèques d'entreprise (20 % également), puis viennent les bibliothèques d'associations confessionnelles, puis les bibliothèques scolaires, enfin diverses bibliothèques d'associations de sport, de plein air, de cinéma, de culture populaire.

Il est difficile d'avoir une vue d'ensemble complète et précise sur les efforts accomplis dans tout le territoire. En dehors des bibliothèques municipales, il existe de nombreuses bibliothèques dépendant d'autres institutions : écoles, collectivités (hôpitaux, prisons, etc...), associations confessionnelles et non confessionnelles, entreprises...

Les bibliothèques scolaires, au nombre de 45.800 en 1947, ont une activité inégale. Les fonds de ces bibliothèques étaient, dès l'origine, destinés, non seulement aux écoliers, mais à la population adulte de la commune. Ils se sont souvent peu à peu appauvris et en 1947, la moitié seulement de ces bibliothèques (23.500) était ouverte au public. L'action des bibliothèques circulantes apporte actuellement une transformation bénéfique et modifie les conditions de l'action exercée par les bibliothèques scolaires dans les campagnes. Dans un autre domaine : l'enseignement secondaire, on observe une tendance favorable qui préside à la création de bibliothèques centrales dans les lycées.

Dans le secteur privé, on notera spécialement l'action exercée par deux grandes organisations : la Ligue féminine d'action catholique française et la Ligue française de l'enseignement. En 1956-1957, I.152 bibliothèques fixes, 2.976 dépôts dépendaient de l'Action catholique générale féminine. Parmi ces bibliothèques fixes, 257 étaient installées dans de véritables boutiques et 202 dans des locaux neutres avec fenêtres sur rue comportant un étalage, ce qui donne un total de 459 bibliothèques au contact direct avec l'homme de la rue. Les bibliothèques de l'A. C. G. F. s'intitulent en effet « Bibliothèques pour tous » et se veulent ouvertes à tous sans distinction d'appartenance religieuse et politique. C'est pourquoi les responsables nationaux sont en faveur de locaux neutres plutôt que confessionnels. Les résultats sont importants puisqu'en 1956-1957, ces bibliothèques ont prêté près de 6 millions d'ouvrages.

Le Centre laïque de lecture publique, section de la Ligue de l'enseignement, fondé en 195I, s'est donné pour but de favoriser le renouvellement et la création de bibliothèques, notamment de bibliothèques circulantes, sur le plan départemental, et de former des responsables départementaux. Le Centre possède une centrale d'achat. Il a suscité la création de bibliothèques dans de nombreux foyers communaux dont il serait important de faire le recensement exact. Son activité majeure a consisté à implanter des services de bibliothèque circulante dans 30 départements.

Le fait le plus important pour le progrès de la lecture dans les milieux ouvriers des villes est le développement des bibliothèques d'entreprise. Dépendant des comités d'entreprise, elles ont souvent des moyens considérables et elles ont le grand avantage de situer le point de distribution des livres sur le lieu le plus habituel de la vie du travailleur après le foyer, l'entreprise. A Annecy, on a vu leur importance première par rapport aux autres. Il serait utile de recouper ce renseignement par des enquêtes sur d'autres localités 25. On sait déjà sur le plan national qu'une grande entreprise de 400.000 salariés comme la S. N. C. F. a à son actif des réalisations remarquables en ce sens. Elle a institué un « Bibliofer ». Les Charbonnages de France, l'Électricité de France, et certaines grosses entreprises comme Renault ont des réalisations comparables. S'il y a environ 3.000 comités d'entreprise vivants (10.000. constitués), il est impossible aujourd'hui de connaître le nombre exact de bibliothèques. Mais B. Levaillant, conseillère du travail, a rassemblé quelques éléments d'information 26 sur divers types d'entreprises, petites, moyennes et grandes à Paris ou en Province dont il ressort que les bibliothèques d'entreprise touchent un pourcentage de 10 à 30 % de l'effectif ouvrier d'une usine, pourcentage élevé qu'atteignent rarement d'autres bibliothèques. Une entreprise communautaire de Valence (Boimondau) a même prouvé que sous l'effet d'une stimulation sociale et culturelle et grâce à une bibliothèque bien placée, bien entretenue et bien mise en valeur, le pourcentage de la participation ouvrière pouvait être bien plus élevé encore. En effet, sur 170 salariés, 135 sont des lecteurs réels, en majorité ouvriers, avec un taux d'emprunt annuel par tête de 20 livres. Il serait utile de pouvoir susciter d'autres expériences de ce genre dans d'autres entreprises et contrôler les résultats obtenus afin de pouvoir évaluer les possibilités d'intégration de la lecture dans les loisirs populaires. C'est un aspect important de la formation permanente des travailleurs et de la culture ouvrière.

Dans le milieu rural, le fait majeur est la création, par la Direction des bibliothèques, des bibliothèques centrales de prêt. Ces bibliothèques, qui ont leur siège au chef-lieu du département, sont des services d'État, qui, au moyen de bibliobus, font des dépôts de livres dans les communes de moins de 15.000 habitants. Les dépôts de livres sont toujours effectués dans un lieu public, la plupart du temps dans les écoles, l'instituteur étant dépositaire. Les livres sont également parfois déposés dans les mairies. Vingt départements métropolitains sur 90 sont actuellement desservis par une bibliothèque circulante de prêt (qui place des dépôts de livres dans 10.000 communes environ). Dans une vingtaine d'autres, ont été créés souvent sur l'initiative des conseils généraux des « Services départementaux de lecture publique » que la Direction des bibliothèques peut subventionner. Rappelons enfin l'existence des services dépendant du Centre laïque de lecture publique qui, certes, disposent d'un personnel et de moyens plus réduits que les bibliothèques centrales de prêt, mais qui, grâce au dévouement des responsables, parviennent à faire circuler des livres dans une trentaine de départements.

Ce progrès d'équipement s'est accompagné du progrès des techniques de diffusion du livre et d'éducation des lecteurs. Des tendances nouvelles se sont développées pour adapter la présentation des bibliothèques et la vie des groupes de lecteurs aux habitudes d'un monde conditionné par le développement des moyens de diffusion de masse et aussi par celui des associations locales. Des bibliothèques d'entreprises annoncent les livres nouveaux au micro de l'usine. Certains bibliothécaires font des expositions périodiques avec photographies et affiches, à l'occasion de la rentrée des classes, de Noël, du tourisme d'été, etc... Selon des techniques nouvelles, lancées par «Peuple et culture », des milliers d'animateurs culturels lisent à haute voix des montages d'œuvres suivis d'une discussion. Dans les seuls clubs et écoles des Charbonnages de France, près de 3.000 clubs de lecture ont été faits de 1955 à 1957. Certains mettent en scène le contenu des romans. C'est ainsi qu'à Nohant, Les Maîtres sonneurs de George Sand a été mis en scène par un instructeur d'art dramatique, Nazet, devant des milliers de spectateurs. Cet exemple a été maintes fois suivi avec des oeuvres comme Notre-Dame-de-Paris, le Père Goriot, les Thibault, Maria Chapdelaine. Divers stages permettent la formation de ces bibliothécaires et de ces animateurs d'éducation populaire et l'effort commence à porter, ses fruits. Signalons enfin la création toute récente au sein de l'Association des bibliothécaires français d'une section des petites et moyennes bibliothèques à rôle éducatif.

c) Les clubs.

Un autre moyen de diffusion s'est récemment développé en dehors des circuits des librairies et des bibliothèques, c'est celui des clubs du livre. La création de ce genre d'organisations remonte à l'Allemagne de 1918, mais il a surtout trouvé ses formules les plus variées et son extension la plus forte aux États-Unis : la formule fait son apparition en France à la Libération et en quinze ans, elle prend une grande extension. Le « Club français du livre », dont les services occupaient en 1946 une pièce minuscule, a acquis un immeuble où travaillent aujourd'hui plus de 100 employés. Il a 300.000 membres environ. Ce succès n'a pas tardé à susciter des concurrents et les adhérents se comptent par dizaines de milliers. Ainsi en 1956, le « Club du meilleur livre » et la « Guilde du livre » recensaient chacun 70.000 adhérents 27. Les professionnels de l'édition et de la librairie ripostaient en créant de nouveaux clubs : « Club des libraires de France », « Livre-club du libraire », « Club des éditeurs »... Nous ne savons pas encore l'extension exacte de la vente de ces livres par rapport aux autres, mais dans notre ville d'Annecy, si l'on met à part l'actualité littéraire, les ouvrages de club représentent presque le tiers de la vente des livres de littérature générale de la principale librairie. D'après un sondage au vingtième mené sur les bibliothèques des foyers de la ville, à peu près 20 % de ceux qui ont acheté ou achètent des livres sont membres d'un club.

En France, les causes du succès de cette formule n'ont pas encore fait l'objet d'une étude scientifique. Cependant, un article très documenté de P. Riberette 28 sur les clubs du livre, nous donne quelques indications sur l'attachement du public à la beauté de ces livres-objets, bien reliés et bien illustrés. « L'intérêt suscité par la naissance du volume de club répond au goût qu'a conservé pour le livre relié et bien présenté un public cultivé qui fut amateur de beaux livres, mais à qui les dévaluations successives de la monnaie et la diminution constante de son pouvoir d'achat, en même temps que le coût de la reliure artisanale, n'ont pas toujours permis de se constituer une bibliothèque choisie. » Mais une telle explication ne convient probablement qu'à une partie du public. Les jeunes, au contraire, semblent s'attacher à cette formule parce qu'elle est marquée par les techniques modernes d'expression : ce sont les recherches d'art moderne, les inventions publicitaires et les règles du montage cinématographique qui transforment ainsi le livre et confèrent à ce moyen traditionnel de connaissance, les nouveaux attraits de la civilisation de l'image. Ce serait à vérifier. Il semble qu'un autre avantage du club vient de ce qu'il développe le sentiment d'appartenance à une association. En choisissant un club, chacun choisit un genre de littérature et de présentation. Certains clubs sont plus classiques, d'autres plus modernes. Dans la présentation de leurs livres, les uns sont modérés, d'autres audacieux : chacun, en entrant dans un club, se rattache à une équipe dirigeante dont le choix lui inspire confiance. Le bulletin de liaison joue le rôle d'une critique littéraire qui n'est pas esclave de l'actualité, qui porte des jugements et prend des décisions avec du recul. Chaque membre, au milieu de la masse d'informations qui l'envahit par le canal des journaux, de la radio et du cinéma, se sent souvent perdu, désorienté, incapable de choisir seul. Le club le libère de l'embarras du choix. Il est encouragé à acheter le livre car il pense que le choix du club est la garantie d'une qualité qui lui conviendra.

d) Résistances à la diffusion du livre.

Malgré les progrès que la diffusion du livre de qualité a faits dans notre pays depuis 1900, des obstacles culturels et des barrières sociales demeurent. Tout d'abord, le Centre de productivité de la librairie est loin d'exercer encore sur les librairies l'action nécessaire à l'amélioration de la situation du livre. La majorité des librairies petites et moyennes gardent des techniques de vente retardataires. Elles n'ont aucun esprit de conquête à l'égard d'un nouveau public. Elles sont souvent isolées par rapport aux institutions locales qui s'efforcent d'élever le niveau culturel de tous les milieux, en particulier des milieux populaires. Lorsque les libraires sont eux-mêmes des lettrés, ils se désintéressent souvent de la conquête d'un public nouveau. Les meilleurs offrent parfois une résistance aux techniques modernes de vente, qui leur paraissent incompatibles avec la noblesse de leur profession. Quant aux autres, qui constituent la majorité des gérants ou patrons des 17.000 librairies ou « débits de livres », ils manquent souvent de formation et de culture. Ils sont incapables d'orienter le public lettré; ils sont peu aptes à l'éducation du public populaire. Ils vendent des livres comme ils vendent du tabac ou de l'épicerie. Le problème de la qualification sociale, culturelle et technique du libraire moderne n'est pas encore sérieusement posé. Il y a un exercice illégal de la médecine, il n'y a pas d'exercice illégal pour la librairie. Vend qui veut. Tant pis pour le public.

Les 2/3 environ des habitants d'Annecy n'achètent jamais ou presque jamais de livres. Dans les suggestions qu'ils apportent pour remédier à cette situation, sur 423 réponses, on en trouve : 156 d'ordre économique (il faudrait que les ouvrages soient meilleur marché); 63 sont d'ordre psychologique (il faudrait que les libraires mettent à l'aise, qu'ils facilitent l'accès du livre, qu'ils conseillent davantage ou qu'ils soient plus qualifiés); et 23 d'ordre technique (les libraires devraient faire davantage de publicité, s'occuper davantage du public). Ces réponses révèlent un sérieux écart entre les comportements du libraire et les attentes d'un certain public encore réfractaire à l'achat des livres.

Quant au bibliothécaire, est-il toujours bien adapté à sa tâche d'animateur populaire? Comme le libraire, il a une grande responsabilité dans l'attraction et l'orientation des lecteurs. M. Lemaire, bibliothécaire municipal de Beauvais, a fait quelques observations systématiques sur les attitudes de ceux qui viennent à lui. La plupart des lecteurs (II sur 14) n'ont pas d'idées précises en arrivant sur le livre qu'ils demanderont... Ces visiteurs font confiance au bibliothécaire qui est un guide, plutôt qu'un distributeur. Mais combien ont la qualification suffisante à la fois sociale, culturelle et pédagogique pour assumer dans des cas si variés cette difficile responsabilité ? Beaucoup de professionnels ont une solide formation technique, mais aussi une conception peut-être trop dogmatique de leur mission. Ils ont un souci légitime de la « qualité », mais trop souvent ils demeurent en marge de la vie populaire, celle des ouvriers ou des paysans conditionnés par la radio, la presse, le cinéma, ou les institutions de la vie locale. Ils ont de bonnes techniques de présentation, mais ils se désintéressent parfois du contact permanent avec les associations de loisirs récréatifs et culturels qui pourraient être des intermédiaires entre eux et les différents publics d'une localité. Quoique possédant une excellente culture, ils ne sont peut-être pas assez initiés aux techniques modernes d'animation des milieux populaires. Quant aux bibliothécaires bénévoles qui, si les proportions étaient les mêmes qu'à Annecy, sont au moins 20 fois plus nombreux que les bibliothécaires professionnels, leur formation sociale, culturelle et pédagogique n'a jamais été organisée systématiquement, hormis dans quelques stages qui, annuellement, ne doivent pas toucher plus de 100 personnes.

Mais c'est surtout l'équipement qui laisse à désirer. Un grand nombre de librairies et débits de livres restent peu attirants pour le grand public, comparés à une épicerie moderne ou un Prisunic. Les lettrés y vont, mais les autres ne sont pas attirés par cette présentation. Au contraire, lorsque la boutique est moderne, la vitrine est composée avec le seul souci d'attirer les connaisseurs, ceux qui suivent l'actualité littéraire. Enfin, quoique toute comparaison internationale soit difficile, étant donné la divergence des définitions statistiques, il semble néanmoins que la densité générale des libraires en France soit inférieure à celle de nombreux autres pays 29. De plus la plupart des librairies restent situées à un endroit de la ville où l'ouvrier ne passe pas régulièrement : dans le centre, dans le milieu des affaires, dans les beaux quartiers. Par contre, les petites librairies, qui se trouvent à la périphérie ou dans les faubourgs sur le passage des ouvriers, montrent surtout des livres qui continuent la tradition sentimentale et mélodramatique de Pamela. Nous ne dirons pas qu'il y a deux circuits, le circuit lettré et le circuit populaire. Nous dirons que l'extension de la distribution des oeuvres hors du cercle de lettrés se heurte à l'incompétence de beaucoup de libraires et à l'inadaptation des boutiques à la diffusion du livre de qualité dans tous les milieux.

Quant aux bibliothèques, elles souffrent d'un sous-équipement général. L'action de la Direction des bibliothèques se heurte à l'incompréhension fréquente des pouvoirs publics et municipaux pour qui le développement des bibliothèques n'est pas un souci majeur. Il ressort de notre enquête auprès des 500 foyers de la ville d'Annecy que la bibliothèque municipale est loin de satisfaire tous les désirs de la population. Le vœu n° 1 est que la bibliothèque ait des livres modernes en plus grand nombre; 2° qu'elle soit d'un accès plus facile (la bibliothèque municipale se situe au dernier étage de la mairie); 3° qu'elle organise des clubs de lecteurs et qu'elle forme le public; 4° qu'elle soit ouverte le soir en dehors des heures de travail; 5° qu'elle fasse plus de publicité. Peu de bibliothèques municipales ont un équipement suffisant. Il y a de très grandes villes où l'organisation de la lecture publique est encore embryonnaire, quoique le nombre des bibliothèques municipales (500) contrôlées corresponde à peu près au nombre des communes de plus de 10.000 habitants. Les faubourgs sont aussi pauvres en bibliothèques qu'en librairies et l'effort d'équipement en bibliobus ruraux n'a pas pu être poursuivi au rythme du lendemain de la Libération. On peut estimer qu'il reste environ 2/3 des villages français à desservir. Comme nous l'avons vu, sur les 45.800 bibliothèques scolaires, il n'y en a que 23.500 qui sont réellement ouvertes au public, et combien d'entre elles sont vivantes ? En Seine-et-Oise, selon P. Breillat, directeur de la bibliothèque centrale de prêt, sur I.095 bibliothèques scolaires recensées en 195I, 723 étaient exclusivement scolaires, 372 seulement pratiquaient réellement le prêt aux adultes, encore s'agissait-il précisément de celles qui étaient desservies par la bibliothèque départementale. L'état de nos bibliothèques est en retard sur celui de nombreux pays étrangers comme l'Australie, le Canada, le Danemark, les États-Unis, l'Angleterre, la Suède, pays où le nombre de volumes prêtés annuellement par les bibliothèques publiques est supérieur au nombre total d'exemplaires publiés en une année! En France, c'est l'inverse. Quoique la Direction des bibliothèques de France n'ait pas encore pu établir la statistique générale des prêts, on peut estimer en recoupant des renseignements partiels que le chiffre des prêts à domicile des bibliothèques est inférieur de très loin aux 160 millions d'exemplaires d'ouvrages produits en une année en France. Par rapport à l'ensemble de la province et de la campagne, Paris est relativement bien desservi. Pourtant les bibliothèques municipales parisiennes ne prêtent qu'un livre environ par an et par habitant, alors que les bibliothèques publiques britanniques en prêtent près de 8 (il s'agit d'une moyenne nationale tenant compte des imperfections locales, la moyenne des villes bien desservies étant donc plus élevée). Il est à noter que les Anglais ne se privent pas pour autant des charmes du cinéma et de la télévision, les habituels boucs émissaires des partisans du livre. Eneffet, les Anglais vont en moyenne au cinéma 29 fois par an, les Français 8 fois 30; on compte en France environ I.000.000 de postes de télévision contre 8.000.000 au moins en Grande-Bretagne...

Quant aux catégories sociales touchées par les bibliothèques, elles sont loin de correspondre à la composition de la nation. Certes, les bibliothèques d'entreprise à la ville et les bibliothèques scolaires à la campagne, certaines bibliothèques de syndicats, de groupes de jeunes et d'associations d'éducation populaire, ont réussi à pénétrer dans les couches populaires, mais les bibliothèques publiques dans l'ensemble ont à peine mieux réussi cette pénétration que les librairies. Nous ne possédons pas de sondage national sur ce sujet, mais quelques monographies nous donnent des indications. Elles se recoupent toutes sur ce point-là. Ainsi, la bibliothèque départementale circulante de Dordogne qui atteint 8,4 % de la population adulte du département, touche 6 % d'agriculteurs et 5 % d'ouvriers, alors que le total de ces deux catégories se situe pour le département à 42 % 31. En 1957, à Paris, la Bibliothèque municipale du 12e arrondissement ne comptait que 9,6 % de travailleurs manuels et artisans; celle du 17e, 6 %; celle du 18e, II,5 %. La Bibliothèque municipale de Rouen compte environ 10 % de lecteurs ouvriers, celle d'Annecy un peu moins, alors qu'il y a 35 % d'ouvriers dans l'agglomération. Tous ces chiffres concordent. Les classes qui sont proportionnellement les plus touchées par les bibliothèques sont les classes moyennes, et en particulier les employés et les fonctionnaires; les écoliers et les étudiants, les sans-profession et les retraités sont également très nombreux.

IV. Les lecteurs

Dans l'état actuel de la production et de la distribution tour à tour favorable et défavorable au progrès de la lecture des livres, combien de Français lisent des livres et à quelles catégories sociales appartiennent-ils ? Les clients réguliers d'une librairie ou les adhérents d'une bibliothèque, seraient-ils les seuls lecteurs? Divers sondages ont montré qu'un livre acheté ou emprunté est lu en moyenne par trois personnes. B. Cacérès 32 insiste à juste titre sur ces circuits « prête-main », peut-être plus importants que tous les autres. Il serait intéressant de les étudier en fonction du réseau de relations sociales qui entoure chaque individu dans son milieu de travail, d'habitation, de loisir... Mais cette étude n'a pas encore été faite sérieusement. En attendant, nous ne pouvons que saisir les effets globaux de toutes ces pratiques d'achat, d'emprunt ou d'échange de livres par des sondages sur la répartition et la fréquence de la lecture dans le public. Trop d'intellectuels ont tendance à penser que la lecture des livres est l'apanage du milieu lettré; c'est qu'ils réduisent volontiers les livres aux ouvrages d'actualité littéraire. La réalité est bien plus complexe.

Un sondage de l'Institut français d'opinion publique sur un échantillon proportionnel de Français des villes et des campagnes établit que 62 Français sur 100 lisent des livres au moins une fois par an 33. En 1948, à Auxerre, les 2/3 des interviewés lisaient des livres. Il semble donc que ce pourcentage soit très proche de la réalité française; il est légèrement supérieur à la situation américaine actuelle où d'après les travaux de Berelson 34, on sait que 50 % des adultes lisent des livres. Alors que de nombreux éducateurs parlent d'un recul de la lecture, personne ne sait si ces pourcentages sont inférieurs ou supérieurs à ceux du début du siècle. D'après une enquête auprès des anciens de la ville d'Annecy, il semble pourtant que là encore l'évolution soit positive. Quoi qu'il en soit, les bibliothèques familiales ne sont pas réservées aux seuls « lettrés ». En effet, 65 % des foyers d'Annecy ont des livres, 55 % ont une petite bibliothèque d'au moins cinq livres (livres de classes des enfants exclus) et parmi eux plus de la moitié ont dans leur bibliothèque plus de 25 livres.

9 % des foyers ont de 1 à 5 livres
19 % des foyers ont de 6 à 15 livres
10 % des foyers ont de 16 à 24 livres
24 % des foyers ont de 26 à 75 livres
13 % des foyers ont de 76 à 150 livres
6 % des foyers ont de 15I à 250 livres
10 % des foyers ont de 25I à 500 livres
4 % des foyers ont plus de 500 livres
4,5 % des foyers : incertain.

On estime à environ 2.000.000 le milieu « lettré » qui s'intéresse à la vie littéraire, s'informe de ses problèmes, suit la course aux prix et achète périodiquement, par goût réel ou par snobisme, des œuvres modernes, mais le milieu de ceux qui continuent après l'école à lire régulièrement ou épisodiquement des livres, peut être estimé à environ 20.000.000. Certes, ce public lit moins, mais il est dix fois plus nombreux. Il ne semble pas que l'extension du pouvoir de la radio, de la presse et du cinéma l'ait fait diminuer. Des enquêtes américaines concernant l'influence de la télévision sur la lecture des livres nous montrent des résultats contradictoires. Lorsqu'une politique systématique en faveur de la lecture a été tentée sur le petit écran (comme à Seattle) le nombre des lecteurs de livres augmente 35. Dans le cas général de la télévision commerciale, le nombre de lecteurs de livres a d'abord légèrement diminué, mais l'accoutumance au poste de télévision a tendance au bout de 3 ou 4 ans à faire reprendre à ce chiffre son niveau antérieur 36. Donc, il semble que ce vaste public de lecteurs soit en croissance depuis le début du siècle et qu'il est capable d'opposer à la pression de la télévision une résistance plus efficace que ne le laissaient prévoir les premières observations.

Mais, dira-t-on, les 60 % de lecteurs français appartiennent peut-être seulement aux classes dirigeantes et aux classes moyennes. Est-ce que les ouvriers lisent des livres ? Le sondage de l'I.F.O.P. nous montre que le pourcentage des ouvriers qui lisent au moins un livre par an, tout en étant inférieur à la moyenne générale, est cependant de 53 % (contre 4z % aux agriculteurs). Et à Annecy, nous avons pu constater que 2 foyers ouvriers sur 3 possèdent des livres. Aujourd'hui, le livre fait partie de l'équipement du foyer ouvrier. Allons-nous conclure que, désormais, l'égalité devant la culture est réalisée! Loin de nous cette idée. Même en nous limitant au critère sommaire du nombre des livres conservés au foyer, des inégalités demeurent, qui appellent et justifient l'intensification de toutes les actions économiques ou culturelles de nature à les diminuer. A Annecy, par exemple, les employés ont proportionnellement plus de bibliothèques que les ouvriers (3 foyers sur 4 au lieu de 2 sur 3). Nous n'avons rencontré aucun foyer d'industriels, de cadres, ou d'agents des carrières libérales qui n'ait sa bibliothèque. Instrument de culture ou de prestige social, elle est dans ces milieux aussi indispensable que le bachot ou l'automobile. Enfin, quand on ne retient que les bibliothèques pourvues d'au moins 25 livres, le pourcentage des foyers ouvriers tombe de 50 à 20 %. Donc, des inégalités subsistent encore au détriment des ouvriers, surtout des O. S. et des manœuvres.

Que lisent ces lecteurs de toute classe sociale et de tout niveau d'instruction? Il est intéressant de rechercher quels sont les genres d'œuvres littéraires qui se sont révélées les plus aptes à diminuer la distance sociale et culturelle qui sépare le public lettré, du grand public. Existe-t-il des œuvres qui sont sorties du circuit des lettrés pour entrer dans le large circuit des lecteurs populaires ? Ou bien ce circuit est-il occupé par des ouvrages mineurs qui s'opposent en fait à la pénétration des œuvres littéraires dans ces publics nouveaux?

Un critique littéraire, G. Charensol, a fait des recherches sur les plus forts tirages des ouvrages de 1945 à 1955. Pendant cette période environ 30.000 titres de littérature ont paru; 150 seulement ont eu un tirage supérieur à 60.000 exemplaires, 90 % des ouvrages édités étant vendus à moins de 3.000 exemplaires. Il est intéressant de savoir quels sont ces succès de librairie qui ont réussi à toucher des couches nouvelles du public. Une première remarque s'impose sur l'évolution des best-sellers littéraires. D'après l'opinion de certains éditeurs, depuis la dernière guerre, leur nombre a augmenté ainsi que leur tirage. De combien? Seules des recherches sur quelques anciennes maisons d'éditions pourraient chiffrer ce progrès. Quant à leur qualité, l'opinion de Charensol est formelle : « La plupart des livres qui depuis la guerre ont atteint de très forts tirages sont d'une excellente qualité littéraire. Nous sommes très loin des romans de Clément Vautel, de Maurice Dekobra et de Victor Margueritte qui battaient naguère tous les records. » Comment classer ces best-sellers ? Peut-on connaître les raisons de leur succès ?

Charensol fait remarquer que quatre prix littéraires 37 : Goncourt, Renaudot, Fémina, Interallié, auxquels la presse donne une large publicité amènent fréquemment des tirages qui dépassent les 100.000 : Week-end à Zuydcoote (260.000), Les Mandarins (185.000), La Vallée heureuse (120.000), Le Rivage des Syrtes (115.000), etc... De plus, lorsque le cinéma adapte une oeuvre littéraire, celle-ci trouve un public nouveau, 2 fois, 3 fois, voire 5 fois plus nombreux 38. Avant le film, en 3 ans, Le Salaire de la peur n'avait pas atteint 40.000 exemplaires. Après succès du film, plus de 75.000 exemplaires ont été vendus en un an (1954). Cela s'appelle l'aurore avait été tiré à 50.000. Après le film et grâce au concours des éditions populaires et des clubs, son tirage dépasse 150.000. Le Journal d'un curé de campagne, Barrage contre le Pacifique, Le Pont de la rivière Kwaï (28.000 avant le film, 112.000 après), etc... fournissent des exemples comparables.

Certes, de nombreuses œuvres n'ont pas eu de prix important et elles ont atteint un chiffre énorme de vente, ainsi : Bonjour tristesse de F. Sagan. Enfin, il arrive que c'est le succès littéraire qui est à l'origine du succès cinématographique : il en fut ainsi pour Le Petit monde de Don Camillo qui a tiré à environ 1.000.000 d'exemplaires; l'éditeur estimant que le film n'a accru la vente que d'environ 30 %. Mais l'action des différents moyens d'information de masse, loin de nuire à la diffusion des œuvres, y contribue au contraire avec une efficacité sans précédent.

Quant aux sujets des succès littéraires, ils sont très variés. Certains sont d'ordre politique : ainsi, J'ai choisi la liberté de Kravchenko et Le Zéro et l'infini d'A. Koestler (503.000 et 450.000 exemplaires). D'autres sont d'ordre religieux comme Jésus et son temps de Daniel-Rops (plus de 300.000 exemplaires). D'autres sont de caractère social : Les Hommes en blanc de Soubiran, 300.000, qui ont remplacé Corps et âmes. D'autres au contraire concernent la vie intime comme Un Certain sourire de F. Sagan. Ils peuvent évoquer aussi des exploits sportifs; ainsi, toute la série des récits romancés comme Le Grand cirque, de Closterman (550.000), La Grande crevasse de Frison-Roche (350.000) et une dizaine d'autres ouvrages du même genre. D'autres best-sellers doivent leur succès à la poésie, comme Le Petit Prince, de Saint-Exupéry (400.000) ou Paroles de Prévert (plus de 300.000), ou encore à l'humour, comme les Carnets du Major Thomson de Pierre Daninos (350.000) ou Don Camillo de Guareschi, déjà cité. Que conclure? Bien des essayistes ont émis des idées. Il est toujours possible de leur opposer des idées contraires. En réalité, on ne saura rien sur ce sujet tant que des études sérieuses de motivations de lecteurs n'auront pas été faites, afin de comprendre les raisons du choix de ces œuvres, surtout dans les publics ordinairement indifférents aux œuvres littéraires. Pour le moment, constatons que des œuvres aux caractères les plus opposés, mais douées d'une certaine qualité littéraire, débordent de plus en plus le public des lettrés.

Mais l'investigation de Charensol, malgré tout son intérêt, n'est pas assez complète pour éclairer toutes les voies possibles de l'élévation du niveau de culture littéraire des 20.000.000 de lecteurs français. En effet, ces lecteurs ne vivent pas toujours au rythme de l'actualité, loin de là! Aussi faudrait-il ajouter les chiffres concernant la diffusion récente des œuvres des principaux auteurs modernes antérieurs à 1945 : Malraux, Colette, etc... ainsi que les chiffres de réédition des principaux auteurs classiques. Or, on sait, d'après lé sondage de l'I.F.O.P. que les Français s'intéressent autant aux classiques qu'aux nouveautés (22 % pour chacune des catégories) 39.

A l'inverse, il serait utile de connaître les best-sellers dont le succès s'oppose à celui des best-sellers littéraires. Nous allons essayer de compléter l'enquête de Charensol par le chiffre des tirages de romans de qualité médiocre qui, en fait, constituent des obstacles à la pénétration de la culture générale dans un large public. Certes, certains de ces genres mineurs sont en déclin, par exemple, les fades romans de Delly et de Max du Veuzit. Grâce à l'obligeance de leurs éditeurs, nous savons que depuis 1928, l'œuvre de Delly (25 titres) a été tirée à environ 3.000.000 d'exemplaires, mais que depuis 1945, la courbe de vente est en baisse régulière. Il en est souvent de même pour les 2.500.000 exemplaires des 25 ouvrages de Max du Veuzit édités depuis 1931 40. Un autre genre de littérature médiocre est, d'après les éditeurs, sinon en déclin, du moins à un niveau stationnaire depuis la libération. Ce sont les romans de « petite librairie » publiés par Ferenczi, Fayard, Del Duca - à des prix allant de 75 à 175 F. Les tirages de ces petits livres sont de l'ordre de 30.000 avec quelques tirages exceptionnels qui dépassent 100.000. Par contre, deux genres sont en expansion, c'est le roman-photo et le roman policier. Nous ne disposons pas de chiffres sur les tirages du premier, pour lequel Del Duca fait un gros effort de publicité et de présentation. Par contre, une enquête récente sur le roman policier nous apporte quelques précisions. Certains pourront s'étonner que nous mettions à cette place ce genre de littérature. Nous savons que le roman policier avec Agatha Christie ou Georges Simenon peuvent atteindre par la richesse de leurs observations et la qualité de leur style à un haut niveau littéraire; mais, dans l'ensemble, ce genre de production reste assez médiocre. Lorsqu'il fournit des lectures de complément à l'intellectuel fatigué ou énervé, il n'a pas le même sens que lorsqu'il est l'unique nourriture d'un public. Dans ce dernier cas, le plus fréquent, le genre policier, est incontestablement un obstacle à la découverte d'une littérature de qualité, c'est pourquoi nous la plaçons ici; il faut savoir que chaque mois, la production de romans policiers atteint des tirages de l'ordre de grandeur de 2.000.000 41, ce qui représenterait (sous toute réserve), environ le 1/3 de la production littéraire mensuelle.

De telles constatations statistiques nous donnent des ordres de grandeur de la production, mais elles ne nous renseignent pas sur les goûts littéraires propres à chaque milieu social. Peu de libraires, à notre connaissance, ont fait une étude systématique des préférences de leurs différents publics, en interrogeant un échantillon rigoureusement représentatif de leur clientèle. D'autre part, un sens particulier du secret professionnel les empêche souvent de livrer des observations chiffrées sur ces sujets, comme si de telles information pouvaient ruiner leur entreprise.

Au contraire, quelques observations statistiques de certains bibliothécaires nous permettent une première connaissance du goût des lecteurs selon les milieux sociaux. Dans tous les milieux, les ouvrages documentaires conviennent à une minorité dont il serait intéressant de déterminer la dimension et l'évolution. Les genres les plus appréciés sont les livres de voyages, les biographies, les ouvrages historiques et géographiques. Partout la littérature de fiction constitue la majorité des prêts (60 à 90 %). En 1958, dans les bibliothèques d'hôpitaux et de sanatoriums de l'assistance publique, sur 580.000 volumes prêtés, on compte 42I.000 romans. A la bibliothèque de l'entreprise Boimondau, au moins 80 % des livres prêtés sont des romans.

Chaque milieu social apprécie différemment auteurs et genres de romans. A la bibliothèque municipale de Limoges, fréquentée par un public urbain cultivé, arrivent en tête et dans l'ordre des préférences : Colette, Cronin et Gide; puis Balzac et V. Hugo; Mauriac et Zola; A. Dumas, Dostoïevski, Saint-Exupéry... La répartition des suffrages est quelque peu différente dans le milieu rural desservi par la bibliothèque circulante départementale de la Haute-Vienne. V. Hugo et A. Dumas arrivant de très loin en tête, suivis par Colette, Cronin, Balzac, Delly, Duhamel et G. Sand, Zola. On connaît l'effort réalisé à la communauté Boimondau en vue d'élever le niveau culturel d'un milieu ouvrier particulièrement en éveil de par ses conditions particulières de travail. Les auteurs les plus demandés à la bibliothèque de 195I à 1955 ont été dans l'ordre : Van der Meersch, Colette, Cronin, Pearl Buck, T. Monnier, E. Zola, Mazo de la Roche, Balzac, Slaughter, V. Hugo. Enfin, dans une bibliothèque municipale de banlieue sud de la région parisienne, les auteurs ayant recueilli le plus de suffrages dans une enquête par questionnaires, étaient en 1957 : Cronin, Simenon, P. Benoit, Duhamel, Pearl Buck, V. Hugo, R. Bazin, A. Dumas, F. Mauriac, Slaughter, A. France...

De telles enquêtes nous donnent des indications utiles; elles font ressortir quelques différences et ressemblances de goût entre le milieu rural et le milieu urbain, le milieu bourgeois et les milieux populaires. Mais le nombre de ces enquêtes monographiques est encore trop restreint pour qu'on puisse tirer des conclusions d'ensemble. D'autre part, le public des bibliothèques ne représente qu'une faible partie de la population : rarement 20 % des foyers dans les villes.

Comment connaître les livres qui pénètrent dans l'ensemble des foyers qui ont une bibliothèque : seuls des sondages intensifs et systématiques sur des échantillons représentatifs de l'ensemble des familles de milieux locaux significatifs, sélectionnés selon un choix raisonné, peut apporter une réponse adéquate.

Nous avons commencé ce travail sur notre ville de 40.000 habitants par un sondage au I/20 dont nous avons parlé plus haut. Un sondage national de l'Institut français d'opinion publique sur la lecture nous permet de comparer nos résultats avec les données nationales 42. A Annecy, ce qui frappe à première vue, c'est la variété des genres de livres contenus dans les bibliothèques familiales. Voici les genres rencontrés :
des dictionnaires dans 285 foyers, soit 57 %,
des romans littéraires dans 206 foyers, soit 4I,2 %,
des livres techniques dans 167 foyers, soit 33,4 %,
des œuvres classiques dans 103 foyers, soit 20,6 %,
des romans de petite librairie dans 94 foyers, soit 18,8 %,
des livres de jeunes dans 89 foyers, soit 17,8 %,
des livres de voyages dans 80 foyers, soit 16 %,
des romans policiers dans 75 foyers, soit 15 %,
des essais et ouvrages scientifiques dans 46 foyers, soit 9,2 %,
des romans en photos ou images dans 18 foyers, soit 3,6 %.

Nous avons cherché à savoir les différences entre les hommes et les femmes (chefs de familles), dans l'emploi de ces livres. Nous n'avons trouvé aucune différence significative entre eux en ce qui concerne les romans en images, les romans de petite et grande librairie, les classiques, les livres de jeunes et les dictionnaires; par contre, les différences sont significatives en faveur des hommes en ce qui concerne la lecture des romans policiers, des livres techniques, des livres de classe, des essais et ouvrages scientifiques. Ces résultats sont infirmés par le sondage national de l'I.F.O.P. pour le roman que préfèrent 72 % des femmes contre 51 % des hommes; ils sont confirmés pour le roman policier choisi par 13 % des hommes contre 4 % des femmes.

Et les foyers ouvriers? Leur bibliothèque se bornerait-elle au dictionnaire Larousse? Une évolution importante s'est produite : on trouve dans les foyers ouvriers tous les genres énumérés pour l'ensemble des bibliothèques familiales, et dans les mêmes proportions, excepté pour les genres suivants (voir tableau).

Ce qui frappe dans les bibliothèques ouvrières, c'est le mélange hétéroclite : un roman de Delly voisine avec Le Petit Prince de Saint-Exupéry; un roman de petite librairie avec un volume de Balzac, etc... Les écrivains qui reviennent le plus souvent sont plus encore que Victor Hugo et Alexandre Dumas, Frison-Roche, Rebuffat ou Maurice Herzog. Contrairement à ce qu'on observe dans les bibliothèques de la petite et de la grande bourgeoisie, on ne trouve dans les bibliothèques ouvrières aucun prix Goncourt, aucun livre de Françoise Sagan. Par contre, Les Hommes en blanc, Corps et âmes reviennent fréquemment. Enfin, les ouvrages de littérature moderne qui reviennent le plus souvent sont des romans traduits de l'américain ou de l'anglais comme Ambre, Les Clés du royaume, La Citadelle, Autant en emporte le vent, Jane Eyre, Les Hauts de Hurlevent, La Mousson. La prépondérance de ce phénomène comme d'ailleurs celui des récits romancés d'escalade s'observe également dans les bibliothèques de toutes les catégories de la population.

Allons-nous en conclure que malgré les particularités de chaque milieu la diffusion des œuvres littéraires est égale dans tous les milieux sociaux ? Ce serait hâtif de l'affirmer. Tout d'abord les résultats de notre enquête devraient être soumis à un traitement statistique et à une interprétation systématique que nous nous proposons de faire ailleurs, plus tard. Ensuite, lorsque nous cherchons à savoir non plus quels sont les ouvrages littéraires qui pénètrent dans chaque bibliothèque, mais quel est le genre dominant dans chacune d'elles, alors des disparités apparaissent, des inégalités se creusent au détriment des bibliothèques ouvrières. Tout d'abord, alors qu'en moyenne le roman littéraire est dominant dans 30 % des bibliothèques annéciennes (au sondage de l'I.F.O.P. 32 % des Français ont une bibliothèque composée essentiellement de romans), cette dominante n'apparaît que dans 15 % des bibliothèques ouvrières. Si l'on additionne les bibliothèques où dominent les romans de petite librairie, les romans en images et les romans policiers vulgaires, on constate qu'en moyenne 26 % des bibliothèques familiales d'Annecy sont dans cette catégorie (29 % des bibliothèques dans le sondage national de l'I.F.O.P). Mais la proportion de cette catégorie de livres n'est pas la même dans tous les milieux sociaux : 37 % des bibliothèques ouvrières contre 12 % des bibliothèques d'employés, 14 % des bibliothèques de commerçants, 15 % des bibliothèques de cadres.

V. Vers une recherche active.

Telles sont les tendances actuelles et les dimensions de la production, de la distribution et de l'utilisation du livre particulièrement de l'ouvrage littéraire selon les catégories sociales. En dépit de (et souvent à cause de) l'influence croissante de la presse, du cinéma, de la radio et de la télévision, la lecture d'ouvrages littéraires est en progression dans les loisirs de couches sociales de plus en plus larges. Néanmoins, cette progression rencontre de nombreux obstacles culturels et sociaux et la situation réelle reste encore très éloignée des besoins idéaux d'une société démocratique, fondée sur l'égalité du droit à la culture.

Au terme de cette étude, une question se pose : quels sont les conditions et les processus les plus efficaces pour l'élévation du niveau de culture générale des différents milieux sociaux? Les praticiens ont souvent une connaissance intuitive de ces solutions. L'accroissement des crédits d'équipement est probablement une de ces solutions urgentes. Mais est-ce la seule ? Est-ce que la production littéraire elle-même est parfaitement adaptée aux besoins nouveaux des masses? Quelles sont les émissions de radio, de cinéma ou de télévision les plus appropriées au développement d'attitudes actives à l'égard de la lecture... ? Quels sont les types d'ouvrages littéraires les plus aptes à faire pénétrer la culture générale dans chaque foyer populaire? Quelles sont les relations à développer entre les bibliothèques et les milliers de groupements récréatifs et culturels du milieu rural ou du milieu urbain? Quels sont les programmes et les méthodes scolaires les plus efficaces pour répandre un goût durable de la lecture ? Autant de questions complexes que l'intuition du praticien ne peut pas résoudre seule. Ces problèmes sont si importants pour le progrès culturel de la société qu'ils devraient relever de plus en plus de la recherche scientifique. L'application de celle-ci guide depuis longtemps avec efficacité le progrès économique; pourquoi ne serait-elle pas également appliquée à guider le progrès culturel? Tout le monde s'accordera pour dire que, malgré toute l'importance des moyens de diffusion audiovisuels, le livre reste l'instrument privilégié de la culture générale, le moyen privilégié pour stimuler une réflexion approfondie et prolongée. Dans les milieux sociaux quels qu'ils soient, l'homme qui veut se documenter, s'instruire, se cultiver, a recours non seulement au livre technique, mais aux œuvres de culture générale. Même dans l'industrie, le souci d'efficacité a conduit les ingénieurs de formation à mettre l'accent sur la formation générale des cadres supérieurs, moyens ou inférieurs, sur la nécessité de la lecture d'œuvres à caractère général qui permettent de dominer « les relations humaines ». Il est donc capital non seulement de préserver mais encore de développer la diffusion des ouvrages de culture générale. Dans la civilisation d'aujourd'hui, une recherche permanente sur ce sujet avec le concours de spécialistes des sciences sociales constituerait un investissement qui s'impose autant dans ce domaine culturel qu'il s'est imposé dans le domaine économique.

Cette recherche devrait être active. Il ne s'agit pas seulement d'observer une situation, mais d'analyser les besoins culturels satisfaits et insatisfaits, de susciter une action systématique pour leur apporter une meilleure satisfaction et de contrôler les effets à court terme et à long terme de cette action sur les individus, les groupes, les milieux. L'expérimentation doit accompagner l'observation. Tout dispositif d'orientation, d'organisation ou d'administration peut devenir sous certaines conditions un dispositif de recherche expérimentale. Le contrôle statistique a fait faire à la production industrielle de grands progrès, de même à l'agriculture, l'institution de zones-témoins contrôlées. Pourquoi ces procédés ne seraient-ils pas appliqués au progrès de la diffusion du livre? Sans eux, l'animateur saura probablement ce qu'il faut faire pour améliorer son action personnelle, mais son expérience ne sera pas communicable, elle pourra toujours être contredite par une expérience opposée et une telle attitude rend impossibles des actions simultanées coordonnées par des critères semblables et comparables sur plusieurs terrains, à la fois dans le domaine des bibliothèques, des librairies, des clubs, de la presse, de la radio ou de la télévision.

L'observation devrait porter d'abord sur les tendances d'évolution de la lecture.

a) Comment a-t-elle évolué, comment évolue-t-elle, comment peut-elle évoluer? Y a-t-il progression, régression, stagnation? Quel genre de livres est éliminé ? Quel autre genre lui succède ?

b) Par rapport aux besoins de la société, quels sont les retards et les décalages de la culture vécus par les individus ?

Toutes ces observations portent non sur des états mais sur des processus de changement ou des résistances à ces processus. Dans l'inventaire d'une bibliothèque personnelle ou l'interrogation du lecteur, la recherche active s'intéresse aux différences : différences entre les pratiques de la lecture selon les classes et les catégories sociales, différences entre les pratiques conformistes, ou novatrices du point de vue de l'élévation des niveaux de culture en fonction des besoins. L'étude des disparités et des inégalités qu'entraînent ces différences sont plus importantes que la recherche des moyennes générales. En particulier, l'étude des conditions et des processus de régression ou de progression des pratiques culturelles novatrices (par exemple, lecture de romans de qualité dans les milieux sociaux les moins avertis) est aussi importante que la connaissance des pratiques moyennes de ces milieux. L'observation des conditions de l'action des guides d'opinion en matière de lecture dans chaque milieu est capitale pour orienter l'action culturelle.

Puis vient' le problème de l'explication. Toutes les pratiques de la lecture seraient étudiées en tant que résultats d'un faisceau de forces sociales et culturelles. Parmi celles-ci se trouvent bien entendu l'action de la bibliothèque ou de la librairie, il y a aussi celle d'autres moyens de distribution, celle de la publicité par les moyens audio-visuels (par la radio, le film, la télévision ou la presse), celle des groupements et des relations locales, celle du milieu social en général, celle du contenu de l'œuvre elle-même, celle des situations antérieures dans la famille, à l'école, etc... Il est évident que le contrôle des résultats de ce faisceau compliqué de forces sociales et culturelles sur la lecture suppose des recherches qui ne peuvent être que le résultat d'une coopération étroite de l'animateur culturel avec les spécialistes des sciences sociales.

Enfin, il serait possible de transformer une partie de l'action culturelle en action expérimentale. A cet égard, l'enquête effectuée dans une région rurale de la Seine-et-Marne par une équipe du Centre international de l'enfance sous la direction de M. - Th. Maurette et de H. Gratiot-Alphandéry montre la voie 43. Action en vue d'élever le niveau culturel d'enfants défavorisés, étude des comportements et contrôle des résultats sont des termes étroitement associés dans cette étude modèle. Il serait possible de susciter et de contrôler l'action d'une bibliothèque ou d'une librairie avec ou sans techniques d'animation, avec ou sans club de lecture, etc... De même il serait possible de susciter des émissions, à la radio ou à la télévision, destinées à faire lire tel ou tel ouvrage suivies d'un contrôle systématique des résultats, avec la collaboration du service des relations de la R.T.F., etc... Une recherche active dans cette direction suppose que les hommes de l'action culturelle rompent avec les attitudes empiriques et dogmatiques et que les chercheurs de sociologie culturelle rompent avec une certaine attitude statique et contemplative. Alors, l'action sera plus critique et la science plus constructive.

Illustration
Tableau

  1. (retour)↑  Dumazedier (Joffre). -Le Loisir et la ville (A paraître en 1960 aux éd. du CNRS).
  2. (retour)↑  Rencontres internationales de Genève. 1955. - Neuchâtel, éd. de la Baconnière, 1956.
  3. (retour)↑  Enquête de l'Institut français d'opinion publique (In : Sondages. 1956, nos 1 et 2); voir aussi : Durand (J.). - Le Cinéma et son public. - Paris, Sirey, 1958.
  4. (retour)↑  Meyersohn (R.). - Social research in television (In : Mass culture. - New York, Free press, 1957.)
    Berelson (B.). - Who reads what books and why? - New York, Free press, 1957.
    Bogart (F.). - The Age of television. - New York, 1958.
  5. (retour)↑  Estimation jugée raisonnable par le Bureau universitaire de statistiques.
  6. (retour)↑  Esprit. Juin 1959, n° spécial : Le loisir.
  7. (retour)↑  Varagnac (A.). - Civilisation traditionnelle et genres de vie. - Paris, A. Michel, 1948.
  8. (retour)↑  Delarue (P.). - Le Conte populaire français. - Éd. Érasme, 1957.
  9. (retour)↑  Nisard (C.). - Histoire des livres populaires et de la littérature de colportage. - Paris, 1854.
  10. (retour)↑  Dumazedier (Joffre). - Télévision et éducation populaire. Les Télé-clubs ruraux. - Paris, Unesco, 1956.
  11. (retour)↑  Duveau (G.). - La Vie ouvrière sous le second empire. - Paris, Gallimard, 1946.
  12. (retour)↑  Perdiguier (Agricol). - Question vitale sur le compagnonnage et la classe ouvrière 2e éd. - Paris, 1863.
  13. (retour)↑  Tolain (A.) (In : Tribune ouvrière, 18 juin 1956).
  14. (retour)↑  Bibliographie n° 5.
  15. (retour)↑  Bibliographie n° 12.
  16. (retour)↑  Chiffres figurant dans l'ouvrage de E. R. Barker : Le Livre dans le monde (Bibliographie, n° 5).
  17. (retour)↑  Ce livre a été traduit en France sous le nom d'« Échantillons de civilisation », dans la collection « Essais » (Paris, Gallimard, 1950).
  18. (retour)↑  Cité par R. Escarpit (In : Sociologie de la littérature) (Bibliographie, n° z).
  19. (retour)↑  Op. cit.
  20. (retour)↑  Sur ce point les études de Ledermann (Alcool, alcoolisme, alcoolisation, Cahiers INED) sont pessimistes, mais elles ne portent pas sur l'évolution du nombre des cafés, mais des points de vente de boissons alcoolisées (épiceries, etc...). Au contraire les études de Duveau sur les cabarets du xixe siècle conduisent à des conclusions optimistes.
  21. (retour)↑  Bibliographie n° 12.
  22. (retour)↑  L. Desplanques.- La Consommation en 1957 (In : Consommation du C.R.E.D.O.C. N° I, 1958).
  23. (retour)↑  Bibliographie, n° 25.
  24. (retour)↑  Un chef de famille sur deux environ est membre d'une association.
  25. (retour)↑  Certaines de ces enquêtes sont en préparation ou en cours de réalisation.
  26. (retour)↑  Bibliographie, n° 3.
  27. (retour)↑  Le cas du club du Reader's digest est un peu spécial, mais il compterait plus de 300.000 membres...
  28. (retour)↑  Bibliographie n° 15.
  29. (retour)↑  D'après les statistiques de l'Unesco.
  30. (retour)↑  Durand (J.). - Le Cinéma et son public. Op. cit.
  31. (retour)↑  Bibliographie, n° 2.
  32. (retour)↑  Bibliographie, n° 39.
  33. (retour)↑  Voir : Ce que lisent les Français (In : Réalités. Juillet 1955, PP. 54-59).
  34. (retour)↑  Berelson, op. cit.
  35. (retour)↑  Enquête relatée par Siegmann, Télévision et education. Éd. Unesco, 1956.
  36. (retour)↑  Berelson, op. cit.
  37. (retour)↑  Remarquons qu'il existe environ 6.000 prix littéraires à distribuer chaque année! soit probablement au moins 3 fois plus que de romanciers (grands et petits). Pourquoi cette situation? Beau sujet d'étude pour un sociologue.
  38. (retour)↑  Ces estimations ne sont fondées que sur des observations partielles.
  39. (retour)↑  Sondage I.F.O.P. déjà cité.
  40. (retour)↑  Appendice Bibliogr. n° 76.
  41. (retour)↑  Voir : L'Express, 12 mars 1959. (Enquête auprès des éditeurs de romans policiers).
  42. (retour)↑  I.F.O.P. : in Réalités, op. cit.
  43. (retour)↑  Gratiot-Alphandéry (H.) et Maurette (M.-Th.). - Loisirs et formation culturelle de l'enfant rural. - Paris, Presses universitaires de France, 1956.