Une vocation historique : Dom Germain Poirier. 1724-1803
Dom Germain Poirier, appelé à jouer un rôle important dans l'histoire intellectuelle de la Révolution française, avait fait profession de foi dans l'ordre de Saint-Benoît en 1740, vers sa seizième année 1. Le vêtement bénédictin, insigne d'une vocation, facilitait à un homme du XVIIIe siècle la recherche difficile des documents précieux pour l'histoire que détenaient les abbayes.
Saint-Germain-des-Prés, avec d'autres couvents, avait été touché par le mouvement de laïcisation qui, dès le temps de Mabillon, entraînait un certain nombre de religieux à chercher un assouplissement à la règle en conservant les joies profondes de l'étude. Le prieur Arnould de Loo en avait signalé les dangers 2, et, avant lui, l'abbé de Rancé avait fait entendre sa réprobation sur un mode aigre et austère, opposant la mystique des Trappistes aux attaches profanes de Saint-Maur avec sa funeste science. A Saint-Germain-des-Prés, comme à Saint-Denis et autres lieux, s'affrontaient les religieux de l'étroite observance et les partisans de la commune observance jugée indispensable à la conduite des travaux intellectuels dont certains étaient chargés. Une importante fraction de l'ordre réclamait des « mitigations » 3.
La crise, latente, devint aiguë en 1763 et n'aura son épilogue qu'en 1792 avec les lois de laïcisation de la Révolution française. A la tête des réformateurs se trouvait Dom Poirier chargé de la rédaction du Recueil des historiens des Gaules et de la France en suite de Dom Bouquet, et Dom Précieux son collaborateur 4.
Alors que s'évadait Dom Pernetty vers le roi de Prusse en 1767 5, que le Conseil du roi rendait ses arrêts défavorables sur l'affaire, Rome cependant décidait, avec largeur de vue, en faveur des protestataires. Les rebelles bénéficiaient d'un élargissement avec le titre d'abbés in partibus 6. Le chapitre de 1769 cite encore Dom Poirier au nombre des religieux chargés, au sein de l'ordre, des travaux d'art et de science 7. « Il a une vaste érudition et travaille prodigieusement », y est-il noté 8. Mais à la fin de l'année la rupture était effective : Dom Poirier et Dom Précieux, autorisés à porter le costume des anciens disciples de Saint-Benoît, rentraient dans le siècle.
Le procès d'opinion n'était pas terminé pour cela. Cette querelle avait avivé les rivalités entre les Blancs-manteaux où dominaient les religieux partisans de l'étroite observance et Saint-Germain-des-Prés. Les tracasseries continuèrent pour les transfuges hors de la communauté comme elles leur auraient été prodiguées dans l'intimité de l'ordre si l'on en croit l'auteur des Mémoires secrets 9. L'action continuait devant les tribunaux et le Parlement s'en mêlait 10. Malgré sa réintégration soumise en 1772 après un séjour de quelques mois chez les Petits Pères de la place des Victoires 11, en dépit de la joie fraternelle de Dom Clément devant le retour de l'ami exilé, ce bon ouvrier qu'il ne faut pas laisser oisif 12, la nostalgie du siècle demeurait chez ce religieux, comme chez Dom Brial, chez d'autres encore. Pour son évasion de l'abbaye, comme pour sa rentrée dans l'ordre, il avait cédé aux contraintes de l'esprit. Il recherchait des contacts vivants avec l'histoire, cependant que nombre de bibliothèques privées et que les archives ecclésiastiques elles-mêmes se fermaient devant lui. L'infidèle ne pouvait accéder ni aux documents de l'abbaye de Saint-Denis sur laquelle il avait régné comme garde des archives, ni à la bibliothèque de Saint-Germain-des-Prés dont il avait nourri ses travaux au cours d'une carrière de trente années.
Léon Dériès résume ainsi ce douloureux procès d'intellectuels : « Telle était alors la forte organisation de la congrégation de Saint-Maur que nul ouvrier ne pouvait travailler en dehors d'elle. Tout manquait à la fois au fugitif. Nul ne l'aiderait désormais dans ses recherches. Il ne pourrait entrer dans les monastères dont les archives lui seraient fermées ». Et Léon Dériès évoque ce désir nostalgique qui poussait les dissidents vers leur port, l'abbaye de Saint-Germain, avec son incomparable bibliothèque peuplée de tant de livres rares et de manuscrits uniques au monde. « Où rencontrer ailleurs un pareil atelier? » 13
Les options qui, à l'époque de la Révolution, tant à Paris qu'en province rejetèrent vers la vie civile un grand nombre de religieux, témoignent du danger effectif qu'exerce la séduction de l'étude sur de jeunes vocations 14. Dom Poirier, gagné à la cause révolutionnaire, avec toute la dignité compatible avec ses sentiments religieux, demeurera au sein de sa chère abbaye le gardien attentif des collections qu'il ne pourra soustraire entièrement au désastre d'une belle nuit d'été aux bords de la Seine.
Sous le titre de garde des Archives nationales de Saint-Germain-des-Prés en 1792, il dresse l'état des inventaires, cartulaires, registres de la ci-devant abbaye de Saint-Denis transférés à Saint-Germain en 1786 15. Au dehors de ses murs vénérés, il se dépense pour recueillir avec d'autres érudits les livres et documents provenant des confiscations de bibliothèques ecclésiastiques et privées. Il s'efforce de soustraire cet héritage aux entraînements aveugles des foules, d'en faire véritablement don à la Patrie, d'enrichir les fonds publics, en particulier la Bibliothèque du Roi devenue nationale. Il recueille pieusement les débris de sa propre bibliothèque monastique ravagée par l'incendie de la nuit du 19 au 20 août 1794 16. Il demeure bien au-delà du désastre dans l'abbaye croulante dont il avait peut-être entrevu le destin sous ces mots prophétiques qui commentent la dernière page du Nécrologe de la congrégation à la date du 18 mai 1792 : « Rien de stable sous le soleil 17 ».
Dès le début des temps révolutionnaires, comme membre de la commission des monuments organisée en octobre 1790 18, Dom Poirier s'était trouvé spécialement chargé avec Bréquigny de veiller à la constitution des archives de district et de faire un rapport à ce sujet ce dont il s'acquitta le 30 janvier 1792 19.
Lorsque le 8 frimaire an II (28 novembre 1793) fut porté, par Matthieu, devant le Comité d'instruction publique, le procès de tendance contre la Commission des monuments, lorsque, au début de l'année 1794, la Commission des arts fut organisée pour prendre sa place 20, Dom Poirier partagea les tâches de la section de bibliographie avec Ameilhon, Langlès et Barrois. Mais il n'oublia pas que sa mission essentielle demeurait, comme à l'origine, la recherche des manuscrits qu'il convenait de bien distinguer de ces monuments « des premiers âges de l'imprimerie » ainsi qu'étaient désignés les incunables dans les inventaires de l'époque. Il cherche à éveiller le discernement des municipalités naissantes : « Il ne serait peut-être inutile de prévenir les districts que lorsqu'on leur désigne quelques manuscrits ou quelques monuments diplomatiques ce n'est pas pour y borner leur attention, mais pour la réveiller sur tous les autres objets du même genre 21. »
Les rapports de Dom Poirier au Comité d'instruction publique sur les archives de la nation bénéficient d'une certaine notoriété, sans toutefois que l'intérêt qu'ils présentent comme témoignages de la vie intellectuelle de l'ancien régime soit épuisé 22. Ses travaux exceptionnels et macabres à Saint-Denis et à Royaumont pour le transfert des monuments royaux et leur destruction, sont des faits classés par l'histoire 23. Encore eut-il à s'occuper des manuscrits. Son action pour la recherche des monuments dispersés dans les bibliothèques ecclésiastiques ou privées est moins connue. Tuetey la signale sobrement aux procès-verbaux de la Commission des arts, avec de précieuses notes explicatives, fidèlement transcrites des documents originaux 24. Ces missions, par leurs dates, prouvent que tous les gouvernements qui, à tour de rôle, de 1789 au Consulat furent appelés à veiller sur les destinées de la France respectèrent l'autorité de cet érudit, comme en général furent respectés, en ces temps de trouble, les droits acquis par d'authentiques savants : Dom Brial, Ameilhon, Langlès, Buache, Camus, d'autres encore, chargés à Paris comme en province d'organiser les bibliothèques publiques, de vivifier les académies renaissantes. Dom Poirier, ancien membre de l'Académie des inscriptions et belles lettres, désigné parmi les huit premiers a ssociés libres en 1785, fut nommé à l'Institut de France en 1801 en remplacement de Legrand d'Aussy 25.
Les inventaires auxquels se livrèrent Dom Poirier et ses collègues de la Commission des monuments, puis de la Commission des arts qui lui fit suite, exigeaient en général la présence des savants sur les lieux, en accord avec le Département des domaines. Ces travaux bibliographiques à Paris et en banlieue étaient surtout l'apanage d'Ameilhon 26, désigné dès l'origine des temps révolutionnaires par la municipalité de Paris, puis par le département de la Seine, pour recueillir les bibliothèques ecclésiastiques de la capitale et des districts avoisinants. C'est en compagnie d'Ameilhon et de d'Ormesson que Dom Poirier examine les papiers de la Chambre des comptes les premiers mois de l'année 1793 27. Mais il arrivait que les bibliographes eussent à exercer leur sens critique sur des catalogues établis au loin, par des tiers, pour des fonds inventoriés dans les départements. Dom Poirier dut ainsi se pencher sur les catalogues de Ville Affranchie envoyés à Paris par Cossart 28, sur le catalogue de la bibliothèque de Saint-Nicolas du Port à Nancy le 25 nivôse an II 29, sur l'état des manuscrits les plus précieux du district de Bourges, le 19 ventôse an III 30. Il se rendit le 29 frimaire an II à Chartres pour y recenser les bibliothèques et les archives du département d'Eure-et-Loir.
Dans une visite qu'il fit le 2 prairial an II aux Cordeliers, à la recherche d'un local pour. grouper les manuscrits, Dom Poirier décrit ce dépôt devenu déjà insuffisant 31. Le 25 floréal an II, Dom Poirier visite la bibliothèque de la maison Anisson, rue du cul-de-sac du Doyenné, où il trouve beaucoup d'objets intéressants relatifs à l'art typographique. « Nous avons remarqué une collection des plus considérables de catalogues de toutes les nations de l'Europe. Le catalogue de ces catalogues forme seul un in-folio très bien rempli ». Et Dom Poirier décrit cette maison qui pourrait convenir pour un dépôt de manuscrits, à moins qu'on ne lui préférât le local qui lui faisait vis-à-vis, celui de l'Imprimerie nationale exécutive qui « doit être incessamment placée ailleurs » 32. Le même jour il signale une reconnaissance des manuscrits dissimulés par Condé dans la maison du condamné Josset Saint-Laurent, rue du Pont-aux-Choux.
Aux alentours de germinal an II, la constitution d'une bibliothèque au Comité de salut public, la nécessité de compléter celle du Comité d'instruction publique exigeaient un discernement plié aux circonstances. A cette tâche Dom Poirier fut associé avec ses confrères de la Commission des arts. Il fut amené ainsi à visiter à Paris les bibliothèques d'Hérault-Séchelles, de la Maison Bourbon qui contenait une partie des collections de Condé, celle de la Veuve Brunoy, celle de Le Peletier de Rosambo, celle du médecin Thiéry, récemment décédé, pour la part qui revenait à la nation : les livres concernant l'art de guérir nécessaires à la Bibliothèque de l'Ecole de médecine en voie de formation 33. Dom Poirier a laissé dans les papiers de la Commission des arts quelques notes sur ces visites domiciliaires effectuées les premiers jours de prairial.
Un lecteur sensible ne saurait demeurer indifférent à la visite que fit Dom Poirier le 1er prairial à la bibliothèque d'Hérault-Séchelles 34. Il s'agissait d'un second examen. Il avait fallu le secours du serrurier pour ouvrir les chambres hautes contenant les manuscrits et la commode de la chambre à coucher dont la clef avait été égarée. Les tiroirs de cette commode recelaient les deux manuscrits d'Émile et de La Nouvelle Héloïse par Jean-Jacques Rousseau et le portrait de Mme de Warens, ainsi que des écrits de la main d'Hérault-Séchelles, « qui n'avaient aucun rapport à la Révolution et n'étaient qu'un recueil de pensées critiques et philosophiques, politiques, morales et littéraires » où l'auteur se montrait à découvert. « Les deux manuscrits d'Émile et de La Nouvelle Héloïse, avec le portrait de Mme de Warens ont été déposés au Comité d'instruction publique et les deux manuscrits de Séchelles dans sa bibliothèque » ajoute Dom Poirier, dans son rapport à la Commission temporaire des arts daté du 5 prairial.
La Maison Bourbon, située à l'extrémité de la rue de Lille, contenait les collections de la Maison de Condé. L'encombrement créé par l'évacuation des documents qu'elle contenait, deux cent charretées, n'avait pas été étranger au choix fait par la Commission des arts, de l'avis de Dom Poirier, de la Maison Thiroux Mauregard attenante à la Grenouillère pour un dépôt de livres. La bibliothèque Bourbon fut visitée le 30 floréal et le 33 prairial, mais on s'y occupait à encaisser les livres et, pour ce motif, il était difficile d'en prendre une idée complète. Dom Poirier dut porter son attention sur les manuscrits qui n'étaient pas encore déplacés. « Ils sont au nombre de quatre ou cinq cents outre ceux de la Maison de Pont-aux-Choux », dit-il. « L'une des deux pièces où ils sont placés contient une suite de portefeuilles, de lettres, actes originaux et mémoires depuis l'an 1562 jusque sous le règne de Louis XIV... Ce qu'on a trouvé de plus curieux... ce sont les Tables de la loi ou le Pentateuque sur vélin, beaux caractères, écrits en hébraïque, comme on en voit dans les synagogues des Juifs ». Et pour souligner l'intérêt porté à cette bibliothèque, Dom Poirier indique que la Commission des arts ne pourrait être mise en sa possession sans un arrêté spécial du département.
Chez la « Veuve Brunoy » 35, rue Saint-Honoré, où Dom Poirier s'introduisit le 1er prairial, il constata l'existence d'une bibliothèque contenant des livres peu nombreux mais bien choisis et des reliures recherchées, qu'il énumère non sans une certaine confusion de plume, dans l'ébullition des souvenirs. Il y vit de belles éditions de Télémaque, de Corneille, de Cook, de Voltaire, de Montaigne, de Montesquieu, le Voyage pittoresque de Fiesole, l'Abrégé de la vie de Charlemagne, la Vie de Confucius avec vingt-neuf estampes d'Helman d'après les dessins envoyés de la Chine par le P. Amiot tirées du cabinet de Bertin. « Des poètes petit format », poursuit-il, beaucoup de romans, de livres de théâtre et « autres petits ouvrages qui peuvent composer la bibliothèque d'une jeune femme », « Dans la chambre d'en haut des cartes géographiques et des manuscrits concernant le militaire ».
Le 2 prairial il pénètre chez Croy d'Havré 36 rue de Lille, mais le jour était à son déclin et il ne lui fut pas permis d'examiner la bibliothèque.
Cependant la bibliothèque Rosambo 37, « rue de Bondis », inventoriée le 4 prairial, lui réserva d'heureuses surprises. Elle lui parut considérable (encore fallait-il tenir compte que quatre charretées de livres avaient été trouvées à Malesherbes). Parmi ces livres un grand nombre de manuscrits concernant le Parlement, la Chambre des comptes, les finances. Dom Poirier note « un manuscrit du Code de Théodose antérieur au XIIIe siècle qui vient de la bibliothèque des frères Pithou », beaucoup de livres anglais, les poètes de cette nation, l'Orlando furioso, le Virgile de « Baskerville », l'Aminta di Tasso, un Virgile orné de belles gravures dédiées à l'empereur François Ier. Les manuscrits de la main de Rosambo, souligne Dom Poirier comme il l'avait fait pour Hérault-Séchelles, « n'ont aucun rapport à la Révolution ». Mais l'histoire littéraire ne saurait être indifférente à des titres tels que ceux-là : Mes enfantillages, recueils de petites pièces de vers et de théâtre, Journal de mon voyage à Genève, à Ferney, en Suisse en l'année 1775, Voyage en Hollande, à Spa en 1776, Journal de mon voyage dans les provinces méridionales en 1779, en raison de tout ce que peuvent contenir les écrits d'un homme de goût, séduit par Voltaire, familier des routes de France et d'Europe.
Durant l'année 1794 jusqu'aux entours de thermidor, Dom Poirier continuera à vouer son activité à des tâches nécessaires et douloureuses pour recueillir dans les maisons dévastées les bibliothèques des victimes du temps.
Il est encore possible de se pencher sur ces listes rangées dans l'ordre énumératif qui leur a été attribué à l'époque de la guillotine par les conservateurs des dépôts littéraires. On était formaliste et soigneux au temps de Robespierre 38.
Est-ce piété, hasard des missions partagées, curiosité attachée à certains souvenirs, qui mirent Dom Poirier en possession des clefs des bibliothèques de Marbeuf, de Valentinois, de Cordier, de Mallet, de Bec de Lièvre, de Crussol, de Puisigneux, de Thumery, de Barrault, de Bernard émigré? Est-ce une attirance morbide qui l'amena à apprécier les reliques des prêtres du Collège de Boncourt voués comme lui aux tâches éducatives sous le signe de l'esprit? Durant l'été 1794 les meilleurs se teintaient de cynisme. D'autres bibliothèques d'émigrés eurent ses soins exclusifs ou partagés avec d'autres membres de la Commission temporaire des arts en cette période d'activité exceptionnelle qui précéda et suivit le 9 thermidor 39.
L'automne de l'année 1794 lui redonne une activité d'une justice moins discutable avec l'inventaire des collections monastiques rendues à l'utilité publique dans un esprit qui n'avait cessé d'être le sien. En 1799, trois ans avant sa mort, il parle encore de cette Révolution française comme d'une libératrice, de cette « nuit du 4 août qui a fait tomber les serrures et les portes de fer des archives ecclésiastiques » 40.
Dès le mois d'août, Dom Poirier lit devant la Commission des arts son rapport sur la notice des manuscrits du Paraclet, déposés à Nogent-sur-Seine, seize documents décrits avec minutie par Le Boullenger 41, parmi eux cette Messe de la Pentecôte en grec que pouvaient chanter les filles spirituelles de la docte Héloïse. On le retrouve en octobre ouvrant à ses collègues des horizons sur les coffres remplis de titres et de papiers de l'abbaye de Cluny. Le 16 novembre il s'occupe des manuscrits de Saint-Benoît-sur-Loire dans un rapport qui répond aux préoccupations des administrateurs du district de Gien 42.
Après un voyage à Franciade, ci-devant Saint-Denis, en compagnie de David le Roy, il relate la visite faite aux archives de l'abbaye qu'il connaissait bien pour avoir présidé à leur mise en ordre quelques années après sa vêture. Les deux commissaires ne purent visiter que le Petit Chartrier... « Mais, dit Dom Poirier, le district de Franciade n'est pas guidé par l'esprit d'un égoïsme mal entendu. Il sent que les richesses diplomatiques, littéraires, renfermées dans les archives qu'il possède, sont de nature à être placées dans un dépôt central où elles puissent correspondre à tous les points de la République et être d'un usage facile pour tous les citoyens 43. » Tel était l'esprit qui continuait d'animer ces enfants prodigues de l'ordre de Saint-Benoît.
En l'an IV il s'occupe des manuscrits de la bibliothèque de Compiègne et en rend compte le 11 nivôse à la Commission des arts expirante 44. Le 26 février, il inventorie les livres du Ministère de la justice 45.
Il est membre du Conseil de conservation qui tient sa première séance le 6 nivôse an IV. Il rédige le Catalogue des manuscrits de Belgique transférés à la Bibliothèque nationale par arrêté du 2 floréal an IV 46; il recherche les manuscrits de Diderot que l'on espérait retrouver dans la bibliothèque de Grimm au dépôt Montmorency 47; il s'active aux côtés de Barbier pour l'inventaire des manuscrits de Fénelon déposés à l'hôtel d'Uzès 48.
Malgré sa nomination à la Commission des arts et sa participation aux travaux de début du Conseil de conservation 49, Dom Poirier était demeuré attaché par le souvenir à la Commission des monuments, si injustement décriée, qui avait mené le bon combat de 1790 à 1793, dans des temps difficiles, alors que s'amorçaient les mesures révolutionnaires contre les collections. Il avait solennellement protesté contre le brûlement des titres aggravé par des mesures législatives prises par la Convention le 17 juillet 1793 50.
Le 20 brumaire, plein de défiance à l'égard de la naissante Agence temporaire des titres où devait figurer un de ses confrères, l'ex-bibliothécaire de Saint-Germain-des-Prés, Dom Lièble, il présente, en unité de vues avec Buache, un rapport rédigé de sa main pour rappeler au Comité d'instruction publique, et singulièrement à Massieu, que la recherche et la connaissance des manuscrits étaient tâches d'académiciens, et que la Commission des arts par sa composition demeurait qualifiée pour cette besogne 51.
Demeuré étranger aux travaux de l'Agence temporaire des titres qui ouvrira ses séances le 22 novembre 1794, il sera chargé d'établir avec cette Agence 52, puis avec le Bureau du triage des titres qui lui fit suite sous les ordres de Camus, archiviste de la République, des liaisons difficiles que facilitait son indiscutable autorité. Ses vues du 21 floréal an V demeurent dans ses papiers sous le titre : « Rapport sur le mémoire du Bureau de triage des titres tendant à établir une correspondance et une communication réciproque entre le dit Bureau et le Conseil de conservation des objets de science et d'art » 53
Opposé à toute discrimination arbitraire dans le choix des documents nécessaires à l'histoire, partisan d'une décentralisation modérée à l'échelle des divisions administratives françaises, Dom Poirier plaidera pour laisser aux chefs-lieux de département les cartulaires que Le Breton voulait centraliser à la Bibliothèque nationale. Cette mesure fut effective, mais n'eut pas le succès escompté 55.
Après l'incendie de Saint-Germain-des-Prés, Dom Poirier était demeuré seul dans une petite chambre de l'abbaye saccagée par le désastre, au milieu de ses livres « gâtés par l'eau des pompes », le temps nécessaire à l'évacuation des ouvrages épargnés, imprimés ou manuscrits. Dacier souligne dans son éloge académique l'état de dénuement dans lequel il demeura volontairement au-delà de toute prudence, empruntant les traits de cet hommage aux notes de Dom Brial 56.
En fructidor an IV, Bénézech, ministre de l'Intérieur, et Ginguené, directeur de l'Instruction publique, lui offrirent dans une lettre commune un logement au troisième étage d'un immeuble dépendant du Muséum des arts, « rue du Chantié ».
Les fonctions auxquelles Dom Poirier fut appelé à l'Arsenal en floréal an V décidèrent de son gîte dans les bâtiments de la bibliothèque où il résida jusqu'à sa mort. Sa nomination de sous-bibliothécaire 57 sous les ordres d'Ameilhon, ne souligne nullement une hiérarchie d'ordre intellectuel, mais implique une concession faite à l'âge et à deux tempéraments destinés à s'épanouir dans des mondes différents. Entre Dom Poirier presque octogénaire et le tenace bibliothécaire de l'Arsenal, il n'y avait que l'écart inscrit entre ces deux dates qui ramènent la pensée sur la jeunesse du XVIIIe siècle : 1724 et 1730.
A l'Arsenal Dom Poirier avait transporté dans une chambre au second étage donnant sur l'île Louviers et dans un petit grenier lambrissé y attenant, ses tablettes, ses meubles et ses ustensiles de ménage dans la familiarité de contact d'un savant d'autrefois 58.
C'est dans ce modeste décor qu'il fut trouvé inerte le 3 février 1803 au matin. La veille au soir on l'avait entendu comme à l'ordinaire psalmodier l'office vespéral et les complies 59.
En ces huit années passées à l'Arsenal il avait achevé la création du Cabinet des manuscrits de cette bibliothèque 60 et, repris par ses souvenirs bénédictins, peut-être songeait-il à une nouvelle histoire de l'ordre qui eût complété et renouvelé celle de Dom Martène, et à la publication du Polyptique d'Irminon 61. Ainsi mourut dans son habit d'étoffe grossière ce fonctionnaire de l'Arsenal qui ne faisait aucun bruit et se nourrissait comme un moine, distribuant à de pauvres religieux la majeure partie de ses ressources. Il avait été mêlé à l'histoire intellectuelle de son temps, il avait correspondu avec Foncemagne, Grandidier, Moreau, d'autres savants encore. Ses papiers remplissent plus de cinquante registres au Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale et se trouvent disséminés entre de nombreux fonds d'archives.