Le document

Communication et mémoire

par Timothée Mucchiutti

André Tricot

Gilles Sahut

Julie Lemarié

De Boeck supérieur / ADBS, collection « Information & stratégie », 2016, 160 p.
ISBN 978-2-8073-0560-1 : 24,50 €

Préfacée par Michael Buckland, professeur émérite à la School of information de l’Université de Californie à Berkeley, bien connu des spécialistes du document 1, cette monographie présente le concept de document selon un point de vue fonctionnaliste. L’approche ainsi défendue par André Tricot, Gilles Sahut et Julie Lemarié diffère de ce fait de la « théorie de l’interprétation » développée par Jean Meyriat (1921-2010), un des fondateurs des sciences de l’information et de la communication, qui définit le document comme « un objet qui supporte de l’information, qui sert à la communiquer et qui est durable » (p. 14). Cette définition amène ce dernier à distinguer le document par intention du document par attribution. L’application de cette conception du document conduit par exemple les sciences historiques à une définition élargie du document : « Devient ainsi document tout ce qui peut être interrogé par un historien dans la pensée d’y trouver une information sur le passé » (p. 16), témoignait ainsi Paul Ricœur.

Or, selon André Tricot, Gilles Sahut et Julie Lemarié, le document aurait une double fonction indissociable de communication et de mémoire. Ainsi, à la différence de Jean Meyriat, pour qu’un « objet qui supporte de l’information » se voie attribuer la qualité de document, cette double fonction doit être reconnue à la fois par l’émetteur et par le récepteur qui coopèrent, malgré leur éloignement dans le temps ou dans l’espace, pour tenter d’accéder aux intentions informatives de chacun. En ce sens, le document cherche à compenser ces contraintes et a donc un caractère probatoire. La théorie fonctionnaliste proposée dans le présent volume s’inscrit de ce fait dans la droite lignée des travaux définitoires de Paul Otlet 2  (1868–1944) et Suzanne Briet 3  (1894–1989). Cette double fonction serait dissociée par la recherche anglo-saxonne du fait de la séparation entre library and information science et communication studies. Proposer de nos jours une théorie du document est donc d’autant plus indispensable qu’un faible nombre de travaux le théorisent tandis que, d’une part, son importance n’a cessé de croître, comme en témoigne récemment le choix de Buckland de préférer au qualificatif de « société de l’information » l’appellation de « société du document 4 », et que, d’autre part, un certain nombre de chercheurs plaident pour une mise en cohérence de l’« abondance conceptuelle » issue des travaux sur le document.

Après une introduction, qui fait la synthèse des recherches sur le document depuis les premiers essais définitoires de la première moitié du XXe siècle jusqu’aux propositions les plus récentes, comme celle de Jean-Michel Salaün en 2012 5, et pose les fondations de la théorie fonctionnaliste du document défendue dans ce livre, celui-ci se divise en cinq chapitres qui développent les caractéristiques inhérentes à la double fonction du document repérée par André Tricot, Gilles Sahut et Julie Lemarié. Le premier chapitre développe ainsi la fonction de mémoire du document, les quatre suivants approfondissant la fonction de communication. Les différentes caractéristiques inhérentes à la réussite de cette dernière (pertinence, quantité de l’information, qualité informative de l’information, confiance épistémique vis-à-vis du contenu et de la mise en forme) font écho aux maximes conversationnelles de la théorie de la communication de Paul Grice (quantité, qualité, relation, manière) et sont chacune étayées par un appareil conceptuel bien connu des étudiants et des chercheurs en sciences de l’information et de la communication.

Pour aider à la lecture, le texte est ponctué d’encadrés qui résument ou définissent certains points de l’argumentaire. Un exemple d’analyse de document est proposé en annexe comme outil de mémoire et de communication.

Pour conclure, je dirais que ce livre présente un intérêt certain, notamment pour les étudiants en sciences de l’information et de la communication. Préparant le CAPES de documentation, j’ai pu constater à quel point l’éclatement conceptuel des sciences de l’information et de la communication pouvait constituer une difficulté pour les étudiants, lorsque leur préoccupation était de « recenser, rassembler et ordonner 6 » lesdits concepts dans une perspective d’appropriation rapide. À ce titre, ce travail de théorisation 7  gagne le pari d’être « une approche structurée du domaine du document et de la documentation, de ses principaux concepts et de la façon dont ils s’articulent » (p. 12), selon les mots employés par ses auteurs 8.

  1. (retour)↑  On pourra lire une récente synthèse de ses travaux : Olivier Le Deuff, « Michael Buckland, précurseur et préservateur de l’histoire des sciences de l’information », dans Réseau Canopé. Savoirs CDI [en ligne], novembre 2017 : https://frama.link/yTbmdVxL
  2. (retour)↑  « Le document n’est que le moyen de transmettre des données informatives à la connaissance des intéressés, qui, éloignés dans le temps et dans l’espace, ou dont l’esprit discursif a besoin qu’on lui montre les liens intelligibles des choses », dans Traité sur la documentation : le livre sur le livre, théorie et pratique, 1934. p. 25. Cité par André Tricot, Gilles Sahut et Julie Lemarié, p. 11.
  3. (retour)↑  « Un document est une preuve à l’appui d’un fait », dans Qu’est-ce que la documentation ?, 1951, p. 7. Cité par André Tricot, Gilles Sahut et Julie Lemarié, p. 13.
  4. (retour)↑  « L’avènement de la société de l’information ainsi nommée pourrait être mieux décrit comme étant surtout l’avènement d’une société du document », dans Olivier Le Deuff, art. cité.
  5. (retour)↑  Jean-Michel Salaün, Vu, lu, su : les architectes de l’information face à l’oligopole du Web, La Découverte, 2012, collection « Cahiers libres ».
  6. (retour)↑  En hommage aux travaux de Robert Damien et également à ceux de Louise Merzeau : Louise Merzeau, « De la bibliothèque à l’Internet : la matrice réticulaire », dans Thomas Boccond-Gibod, Cristina Ion et Éric Mougenot, Robert Damien, du lecteur à l’électeur : bibliothèque, démocratie et autorité, BnF Éditions / Presses de l’Enssib, 2017, collection Papiers.
  7. (retour)↑  Il est utilement rappelé en introduction qu’une théorie peut être définie comme un « ensemble limité et cohérent de propositions qui permettent de rendre compte d’un ensemble important mais délimité de faits, de relations et de processus » (p. 19).
  8. (retour)↑  Dans le même esprit de synthèse que la présente monographie, je ne puis que recommander la lecture du livre qu’André Tricot a coécrit avec Nicole Boubée sur la recherche d’information : Nicole Boubée et André Tricot, Qu’est-ce que rechercher l’information ?, Presses de l’Enssib, 2010, collection Papiers.