Le livre et ses imaginaires
Rencontre européenne
Sébastien Raimondi
Samedi 18 novembre 2000 se tenait à la Bibliothèque publique d’information (BPI) une rencontre européenne consacrée « au livre et [à] ses imaginaires ». On notera d’emblée le pluriel : il n’est pas question – et les intervenants le confirmeront par leurs propos –, de supposer un imaginaire collectif, mais bien au contraire de relever la diversité des constructions symboliques attachées au livre. Si l’heure est à l’inquiétude, « aube du troisième millénaire » et « révolution électronique » obligent, alors l’interrogation est justifiée, avec en filigrane la question de savoir si ces constructions ont une chance de résister à la vague des transformations annoncées, et si, par hasard, il ne serait pas déjà trop tard. Les réflexions portent sur deux axes : d’une part, les diverses perceptions réelles et symboliques du livre en Europe communautaire, et d’autre part, toujours dans le cadre communautaire, la question de la survie du livre, c’est-à-dire celle de son effacement progressif constaté, notamment à travers les médias.
Le politique et l’écrivain
Dans son introduction à la rencontre, Jean-Sébastien Dupuit, directeur du livre et de la lecture, mit l’accent sur l’insuffisance des échanges européens en terme d’idées. L’Europe est une zone de libre-échange, et le livre s’y prête mal. La pluralité des régimes (on pense bien sûr au prix unique) doit être préservée, et les possibilités de contournements rendues impossibles. Peut-être convient-il de distinguer le livre d’une « marchandise ».
Anne-Marie Bertrand, dans une intervention énergique, rappela avec ironie la situation du livre en France, soulignant notamment sa très forte compromission avec l’ordre politique. Les rues portent des noms d’écrivains, Voltaire et Pascal sont au Panthéon, et la Révolution elle-même serait le résultat du « pouvoir des mots sur du papier ». Pouvoir dont le meilleur indicateur contemporain serait peut-être l’empressement des candidats de tout poil à vouloir être interrogés en prime time sur un plateau d’émission littéraire autour des essais ou des romans qu’ils viennent d’écrire. Le roman du pouvoir/le pouvoir du roman… le Français est animal politique et littéraire. La lecture fut d’ailleurs considérée comme « service public », notamment par le biais des bibliothèques et du prix unique. Mais cette belle exception serait-elle en danger ? Les « forts lecteurs » sont en tout cas moins nombreux, et en matière de « pratique culturelle », la lecture n’est plus au premier rang, surtout chez les jeunes, qui y voient l’ennui, voire la honte (« grosse tête », le lecteur serait « emmerdant, coincé, solitaire, toujours le premier en cours » selon un élève de bac professionnel). Un tableau nuancé, donc, entre poids de la tradition et désaffection à la fois de ses plus grands défenseurs (attirés par la concurrence) et des plus jeunes (imperméables, ou même réactifs à ladite tradition). Anne-Marie Bertrand conclut en remarquant que, malgré tout, les éditeurs français résistent plutôt bien à la marchandisation générale, et que leur démarche consiste encore à offrir des ouvrages de qualité plutôt qu’à chercher le profit par tous les moyens.
Des antipodes européens
En sociologue, Martine Poulain s’interrogea ensuite sur les raisons de la baisse symbolique de la valeur du livre : la démocratisation de son usage en serait-elle l’origine ? Et, conséquemment, ne faut-il pas considérer la part grandissante des nouvelles technologies dans les loisirs comme un épiphénomène, un effet de cette baisse de valeur symbolique, plutôt que sa cause ?
Barbro Thomas, directrice du livre, de la lecture et des bibliothèques de Suède, présenta (en français) une situation nationale spécifique, dans un pays de huit millions et demi d’habitants, où les bibliothèques prêtent neuf livres par an et par habitant. Six personnes sur dix ont fréquenté la bibliothèque dans l’année précédant l’enquête. Quatre sur dix lisent fréquemment. Un pays attaché au livre donc, où le prix unique a cependant eu pour conséquence d’éliminer des librairies dans les villes qui en comptaient plus d’une, et où la TVA est à 25 %. L’aide de l’État passe par les bibliothèques. Par exemple, l’aide à la publication est assortie de l’achat systématique du titre aidé par toutes les bibliothèques ! 200000 ouvrages sont ainsi distribués chaque année. Malgré la faible étendue de la zone de diffusion linguistique, l’édition suédoise se porte bien. Des années 1950, où lire pour le plaisir était mal considéré, on est aujourd’hui passé à une situation bien différente : la culpabilité a changé de camp. Jusqu’où faut-il s’en réjouir ?
James Raven, historien anglais (qui fit son introduction en français), mit l’accent sur le rapport de chaque lecteur vis-à-vis de chaque livre. Lire est un acte individuel, et la symbolique du livre est propre à chacun, la lecture étant singulière par l’ensemble unique d’autres lectures qu’elle met en résonance. L’imaginaire collectif est plus constitué, quant à lui, du sentiment de perte attaché à la destruction physique d’un objet fragile. Fragile comme les livres de la Bibliothèque nationale, à Sarajevo, dont les pages brûlées portaient encore des mots en tombant comme une neige noircie sur la ville, pour s’écraser dans la main de celui qui les attrapait.
L’intervention – intégralement en français – de Henrique Barreto Nunes, directeur de la bibliothèque publique de Braga (Portugal), témoigna de difficultés que nous avons presque oubliées de ce côté-ci de l’Europe. Et résonna singulièrement avec les développements de James Raven. Le retard du Portugal en termes de lecture est proverbial, mais sa situation d’« Européen du Sud » ne doit pas masquer son histoire singulière. Jusqu’en 1974, les intellectuels étaient traqués, et le livre considéré comme compromettant par essence. Les instances du livre (écoles, universités, bibliothèques) se développent à marche forcée après la Révolution des OEillets. L’idée d’un réseau de bibliothèques naît également en 1974. Le Portugal a aujourd’hui 85 bibliothèques municipales modernes et 103 autres en construction. L’objectif est qu’en 2004, toutes les communes en possèdent une. Jamais on n’a autant parlé de livre que cette année. Et Henrique Barreto Nunes conclut avec Jose Saramago, récent prix Nobel, qui totalise 50000 ventes, contre 40000 à Harry Potter. Depuis le salon du livre de Paris, le Portugal se regarde pour la première fois comme une nation littéraire. Le prix Nobel, et l’organisation en 2000 de l’année du livre et de la lecture participent de cet élan, où les aides de l’Europe sont appelées et bienvenues. Au Portugal, on n’oublie pas que le livre est garant de liberté, et on lit par goût.
François Dupuigrenet Desroussilles, venu à la hâte remplacer un absent, revint sur une histoire plus longue qui prend sa source au Moyen Âge, dont il est spécialiste. L’étude des apparitions picturales du livre, notamment, permet de mettre en évidence plusieurs représentations allant de la révérence au livre saint de la période classique à la plus grande désinvolture des surréalistes (et de leurs collages). Et si la représentation occidentale du livre s’est construite au cours de plusieurs siècles, elle est aujourd’hui en dissolution, le livre ne représentant plus qu’une des sources de la connaissance. Par ailleurs, s’il est un livre saint, en France, ce n’est pas un livre religieux, ni même scientifique, mais littéraire.
La deuxième partie de la rencontre, animée par Florence Noiville, du journal Le Monde, concerna la question du traitement médiatique du livre. Toujours sur fonds de révolution électronique, et de départ annoncé de Bernard Pivot, présent au débat. Là encore, les disparités furent évidentes, avec la présence de Gianni Riotta, responsable des pages culture de La Stampa on line, défenseur d’une approche résolument pragmatique ; de Markus Gerlach, enseignant à l’université Paris XII, très au fait de l’approche décentralisée allemande ; et d’Olivier Bourgois, auteur du rapport sur le livre à la télévision pour le ministère de la Culture et de la Communication.
« L’effet Pivot » : des jaloux en Europe
L’exception française fut unanimement relevée, et notamment l’« effet Pivot », résultat d’une réunion d’ingrédients bien précise et propre à la France : un personnage public singulier, la confusion livre-culture-pouvoir (déjà relevée par Anne-Marie Bertrand), le goût de la conversation, et une conception de l’intellectuel comme tribun. Bernard Pivot nota, quant à lui, que la présence du livre à la télévision est une « évidence fondatrice », c’est-à-dire que les fondateurs de la première chaîne ne pouvaient pas ne pas envisager que le livre ait une place de choix à l’écran. Il plaida pour une approche volontaire, son émission ayant pour but avoué de pousser les téléspectateurs dans les librairies… On a, selon lui, progressivement « rejeté la culture vers la périphérie, comme la population hors des centres-villes pour construire des bureaux », et la télévision a abandonné toute velléité pédagogique. Olivier Bourgois nota que si, d’après son étude, le nombre d’émissions littéraires est le même qu’il y a 25 ans (oubliant presque que leurs horaires ont glissé), la situation change du tout au tout si Bouillon de culture disparaît (ou plutôt : si Pivot disparaît des écrans).
Gianni Riotta martela quant à lui qu’il faut accorder moins d’importance au support télévisuel. S’il regrette que ni lui ni personne n’aient su devenir le « Pivot italien », il est par ailleurs convaincu que la disparition du livre à la télévision ne représente pas un drame, et surtout pas pour le livre. La télévision est elle-même en passe de disparaître, victime de sa bêtise et de l’arrivée d’Internet. Le temps passé sur Internet n’est pas pris sur le temps de lecture, mais plus souvent sur le temps passé à regarder la télévision. Internet constitue donc plus directement une menace pour la télévision que pour le livre. La circulation des idées, elle, est moins en danger que jamais.
Le contre-exemple allemand
La situation allemande, telle que la présenta Markus Gerlach, semble bien différente. Des chaînes thématiques régionales, financées par les Länder, accordent une grande place à la culture et au livre, faisant presque apparaître Arte comme une chaîne généraliste grand public. Sur « 3Sat », par exemple, on peut voir un concours de jeunes écrivains, en direct, avec sanction immédiate d’un jury de critiques. Par ailleurs, les fonctions sont, contrairement à la France, clairement séparées : on ne peut être à la fois écrivain et critique, ni journaliste et écrivain… Il en résulte un exercice pragmatique de la critique, bien éloigné des « extraordinaire » et « formidable » qui accompagnent les livres en France, notamment à la télévision. De ce point de vue, la sacralisation de l’auteur, de ce côté du Rhin, s’apparente à une spécificité ethnologique, au même titre que le goût pour le fromage et le vin.