Dictionnaire des livres et journaux interdits par arrêtés ministériels de 1949 à nos jours

par Yves Alix

Joubert Bernard

Éd. du Cercle de la Librairie, 2007. – ISBN 978-2-7654-0951-9. – 70 €

Les dossiers du Canard enchaîné, 2007. – ISSN 0292-5354. – 5,35 €

Un si doux visage

Si penser la censure est difficile, la définir en peu de mots l’est plus encore. Jean-Jacques Pauvert, qui comprenait cette difficulté mieux que tout autre, y consacre dans son très précieux (mais hélas indisponible) Nouveaux et moins nouveaux visages de la censure 1 une « petite note historico-lexicographique » qu’on pourrait presque apprendre par cœur, tant elle dit, en moins de dix pages, l’essentiel. À défaut, retenons au moins la définition à laquelle il parvient en conclusion. Elle est dense et forte comme la première goutte d’alcool sortie de l’alambic du distillateur : « Il y a censure lorsqu’un pouvoir quelconque empêche, par un moyen quelconque, un ou plusieurs individus de s’exprimer librement, par le procédé qu’il a ou qu’ils ont choisi. »

Mais voilà, la censure a le génie des masques, à commencer par celui sous lequel chacun dissimule son refus du discours de l’autre. Et ses masques peuvent être suaves et trompeurs… Une telle définition, dans sa limpidité, ne convient donc quasiment à personne, puisqu’elle n’accepte de retenir aucune raison philosophique, politique, juridique ou sociale invoquée pour justifier, en partie ou en totalité, l’acte du censeur. C’est ce qui fait sa force, ce qui la rend redoutable : pour Pauvert, ce qui définit la censure, c’est l’acte du censeur, un point c’est tout. Le discours qui l’enrobe tombe ainsi comme un voile devant le censuré demandant au censeur de justifier son geste. Et voilà la censure toute nue, comme la Vérité…

Du tout nu, c’est ce qu’on peut voir en abondance, mais dans de minuscules vignettes (on n’est là ni pour se rincer l’œil ni pour s’amuser, mais pour s’instruire) dans le volumineux et étonnant Dictionnaire des livres et journaux interdits compilé avec une patience et une ardeur toutes bénédictines par Bernard Joubert. Le pavé pèse plus de 1 200 pages, et pourtant l’auteur s’en tient aux seuls livres « interdits par arrêtés ministériels de 1949 à nos jours », c’est-à-dire à ceux qui ont fait l’objet d’une mesure d’interdiction en application soit de l’article 14 de la loi de 1949 sur les publications pour la jeunesse, soit de l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui permet au ministre de l’Intérieur d’interdire les publications étrangères. Le livre recense au total 6 900 livres et périodiques interdits, pour la plupart érotiques ou pornographiques. À cet égard, l’auteur a souligné dans un entretien à Livres Hebdo 2 que notre époque avait quasiment cessé d’être répressive envers l’écrit érotique 3. En revanche, d’autres formes de censure se sont développées contre l’expression politique ou sociale, et les armes fournies aux pouvoirs publics par les lois de 1949 ou de 1881 sont toujours disponibles. Jean-Yves Mollier a fait la synthèse de cette histoire chaotique dans un chapitre d’Où va le livre ? « Les tentations de la censure entre l’État et le marché 4 », dans lequel il montre bien que le prurit du censeur peut se remettre à le démanger à tout moment…

Il est donc nécessaire, plus que jamais, de rester vigilants devant toutes les formes possibles de censure, jusqu’à -celles qu’on s’impose à soi-même, ou que le « corps » auquel on appartient vous convainc d’accepter, voire d’intérioriser. Le colloque « Visages de la censure » organisé en décembre 2006 par le Centre régional des lettres de Midi-Pyrénées et dont le BBF a rendu compte 5 permet, dans une optique essentiellement universitaire, de faire un point approfondi sur la question. On pourra le compléter, sur un registre certes plus léger, mais pas nécessairement moins informé, avec le dernier numéro des Dossiers du Canard enchaîné, « Les nouveaux censeurs ». L’accroche de couverture le dit bien : ces censeurs-là sont autant sinon plus économiques et politiques que moraux ou religieux. Fidèle à son esprit d’investigation, le volatile, fort de son indépendance, de son mauvais esprit et son inaltérable scepticisme (en l’espèce, une bien belle vertu) explore les médias et les cercles de pouvoirs à la recherche des censeurs de tout acabit. La censure du marché, la pression publicitaire et les connivences des médias avec la sphère politique, lui font de belles cibles. Un cahier central historique raconte, à grands traits mais avec alacrité, les exploits des censeurs depuis (en gros) le début du livre imprimé. Voilà œuvre si utile qu’on en pardonnerait presque à ce cher vieux palmipède sa maquette hors d’âge et la propension de ses rédacteurs à écorcher les noms propres (ou alors, c’est fait exprès…). Par ailleurs, ou j’ai mal lu ou je n’ai pas vu qu’on y parlait de bibliothèques, sauf, bien sûr, dans le cahier historique 6. C’est plutôt bon signe, pour une fois.