Le(s) public(s) de la culture

politiques publiques et équipements culturels

par Jean-François Hersent
sous la dir. d’Olivier Donnat et Paul Tolila. Paris : Presses de Sciences Po, 2003. – 393 p. ; 22 cm + 1 cédérom. – (Collection académique). ISBN 2-7246-0921-2 : 28 €

Débouché naturel des travaux du séminaire interne organisé à partir de 1999 par Olivier Donnat, responsable, au département des Études et de la Prospective (DEP) du ministère de la Culture et de la Communication, des deux dernières enquêtes sur les pratiques culturelles des Français, le colloque 1, dont cet ouvrage réunit l’ensemble des communications, ambitionne de poser les jalons, pour la première fois depuis une quarantaine d’années, d’un véritable bilan critique de la politique de démocratisation culturelle et d’interroger la notion même de public (au singulier ou au pluriel) de la culture.

Trois grands thèmes

Trois grands thèmes structurent le livre 2 : tout d’abord, il présente les principaux effets des mutations intervenues dans les domaines de l’école (François Dubet), de la famille (François de Singly), du travail (Pierre-Michel Menger), des modes de vie (Olivier Galland) sur les rapports à la culture.

Ensuite, il confronte le public de la culture tel qu’il fut rêvé par les responsables politiques, les médiateurs culturels (Anne-Marie Bertrand, à propos des bibliothécaires en quête du « bon » public) et les artistes, notamment à partir de la Libération – celui du théâtre populaire, cher à Jean Vilar (Laurent Fleury), celui du festival d’Avignon (Emmanuel Ethis), etc. – et les publics réellement existants (et leurs pratiques), tels que les décrivent les enquêtes de fréquentation. On retiendra également, dans cette deuxième partie, la contribution de Guy Saez qui montre très finement comment les politiques des villes sont passées de la célébration du public à son effacement, et celle de Thomas Hélie et Florent Champy sur la façon dont le public est construit, voire instrumentalisé, dans certaines politiques de construction d’équipements culturels.

Enfin, l’ouvrage propose une réflexion critique des apports de la sociologie de la culture par le questionnement d’un certain nombre de concepts et d’analyses hérités de la problématique de la légitimité culturelle de Pierre Bourdieu. Réflexion conduite à travers les interventions, notamment, d’Antoine Hennion qui plaide pour une sociologie du goût, de Jean-Louis Fabiani qui s’interroge sur la nécessité d’utiliser comme référent la notion de légitimité culturelle, ou de Jean-Claude Passeron, en conclusion de l’ouvrage, qui n’hésite pas à remettre en cause la question même de la démocratisation des publics au regard de la réception de la culture.

De la pertinence des outils d’observation et d’analyse

L’affirmation du projet de démocratisation comme priorité du ministère de la Culture depuis sa création en 1959 avait conduit à placer la question des publics au centre des réflexions sur la politique culturelle. De ce fait, les études de public devraient aujourd’hui, plus qu’hier encore, apporter des éléments de bilan sur la politique culturelle de ces quarante dernières années mais aussi éclairer l’avenir en intégrant les grandes évolutions (technologiques, démographiques, économiques, sociales…) qui parcourent la société et transforment nos rapports à l’art et à la culture.

Or, si les enquêtes quantitatives sont aujourd’hui nombreuses et fournissent des données de cadrage sur la base des principaux critères sociodémographiques (âge, sexe, habitat, catégorie socioprofessionnelle, diplôme…), les catégories qu’elles utilisent (les jeunes, les cadres, les ruraux…) apparaissent aujourd’hui souvent trop générales ou trop « abstraites » pour apprécier la diversité des formes d’appropriation de la culture, segmenter de manière opérationnelle les publics, ou comprendre les variations – souvent fines – de la fréquentation des équipements et de la composition sociale de leurs publics en fonction de la politique tarifaire, de l’histoire du lieu, des caractéristiques de la programmation, des politiques spécifiques mises en œuvre en direction des publics, etc.

C’est à partir de ce diagnostic que se sont engagées les réflexions au sein du séminaire du DEP, réflexions qui ont nourri la préparation et l’organisation du colloque : d’une part, sur le caractère quelque peu répétitif, voire immuable – « [une] interminable reconduction du pareil au même 3 » – des constats livrés par la quatrième enquête sur les pratiques culturelles des Français 4 (conséquence ou non de la rigidité de la méthodologie de l’enquête ?). D’autre part, l’inflation des enquêtes et des études dans le champ culturel qui, en dépit de l’extrême finesse parfois de leurs approches (en particulier s’agissant d’approches qualitatives dans le droit fil de l’ethnologie), voyaient leur portée limitée par l’absence de véritable confrontation des savoirs et des expériences. Bref, l’exigence de repenser (de refonder ?) les politiques culturelles – celle de l’État au premier chef mais également celles des collectivités territoriales qui verront leur champ d’action dans le domaine culturel s’élargir encore au fur et à mesure de la mise en place de la décentralisation administrative – impliquait d’examiner la pertinence et le caractère heuristique des outils d’observation et d’analyse et, si nécessaire, jeter les bases de leur renouvellement.

S’intéresser aux écarts à la norme

La connaissance et l’analyse des pesanteurs socioculturelles sur l’intensité des pratiques, les choix culturels, les modes d’approvisionnement, sont précieuses. Elles permettent un repérage et une analyse de l’évolution de certaines contraintes. Elles permettent aussi de s’interroger sur les distorsions entre un réel « état des choses » et un ( bien souvent) fantasmatique discours social. Comme le rappelle opportunément Jean-Claude Passeron dans la conclusion du livre, « les “indicateurs” d’une mesure sont les seuls médiateurs possibles entre ce qui est conceptualisable dans un langage théorique et ce qui est chiffrable pour les besoins d’une comparaison entre des données sociales, si l’on veut donner un sens sociologique à l’interprétation d’un calcul statistique ». Au total, les données statistiques des enquêtes permettent de dessiner un autre paysage de la culture, peut-être plus précis et plus contradictoire.

L’analyse quantitative gagnerait pourtant à se poser de nouvelles questions, à tenter de construire de nouvelles catégories, plus spécifiques à chacune des pratiques culturelles qu’elle tâche de cerner. S’intéresser aux écarts à la norme, mettre l’accent sur ce qui vient contrevenir aux pesanteurs socioculturelles, sur ce qui infirme plutôt que sur ce qui confirme, analyser les causes et les modes de cette infirmation : l’attention à l’atypie, à l’anomie, dont on sait qu’elles sont toujours porteuses des futures évolutions sociales, est sans doute ce qui permettrait d’éviter la tautologie de certains résultats d’enquête. Ainsi, dans l’introduction, Olivier Donnat revient-il sur les questions pendantes qui partagent la communauté des sociologues de la culture entre les tenants d’un effort de modélisation de la sociologie critique et ceux qui plaident pour une approche « wébérienne » plus compréhensive ou bien entre les démarches opposant le public et les publics, qui traduisent une opposition plus générale entre une démarche qui, en mettant l’accent sur une politique de l’offre, vise à la construction homogénéisante du public et une approche sociologique « suspectée d’être au service d’une segmentation de la demande ».

Un ouvrage de référence sans équivalent

En vue de poursuivre le débat, on retiendra ces quelques lignes lumineuses de conclusion de Jean-Claude Passeron : « Quelles réponses apporte la sociologie à la question de savoir s’il y a eu ou pas […] un processus de “démocratisation de la culture” ? Et si c’est non, avec quelles conséquences sur l’histoire et l’avenir des cultures savantes ou populaires, immobiles ou éruptives, créolisées ou médiatisées […] ? Observe-t-on en tendance longue – disons dans les quatre dernières décennies où la sociologie de la culture a commencé à observer et mesurer, avec méthode et minutie – une égalisation, si modeste soit-elle, des “chances” propres aux différents publics et groupes sociaux repérables dans nos sociétés d’accéder aux lieux de pratiques et de dégustation des biens culturels les plus vantés par l’École, les mieux monopolisés par les élites professionnelles ou les amateurs d’art, les plus recherchés aussi, comme légitimation de leur valeur culturelle, par les groupes en voie de mobilité sociale ? » (p. 367).

Au bout du compte, on dispose désormais avec Le(s) public(s) de la culture d’un ouvrage de référence sans équivalent pour toutes celles et ceux qui, à un titre ou à un autre sont concernés par la question – chercheurs, enseignants et étudiants dans les filières culturelles, professionnels et médiateurs de la culture, responsables politiques et directeurs de l’action culturelle dans les collectivités territoriales. Jamais, depuis la réalisation des premières enquêtes sur les pratiques culturelles et la fréquentation des établissements culturels, à la fin des années 1960, on n’avait débattu avec autant de liberté et de profondeur de réflexion scientifique (en mettant entre parenthèses le temps d’un colloque les impératifs immédiats de la politique politicienne) des enjeux sociétaux des politiques culturelles, en n’hésitant pas à réévaluer la portée et les limites du principe organisateur de celles-ci : la démocratisation culturelle.

  1. (retour)↑  Voir BBF n° 2, 2003, p. 119-121 (Ndlr).
  2. (retour)↑  Les textes qui figurent dans le cédérom parcourent l’ensemble des secteurs de la vie culturelle (bibliothèques, musées, cinéma, spectacle vivant, etc.). Ils illustrent la diversité de la « question des publics » dans le domaine de l’art et de la culture.
  3. (retour)↑  Jean-Claude Passeron, p. 366.
  4. (retour)↑  La première enquête eut lieu en 1973, la seconde en 1981, la troisième en 1989, la quatrième en 1997. Voir Olivier Donnat, Les pratiques culturelles des Français. Enquête 1997, La Documentation française, 1998.