L’Amérique à votre porte

Nouveaux usages, nouveaux services, nouveaux concepts de bâtiments… un avant-goût de notre avenir ?

Françoise Gaudet

Claudine Liéber

D’ici cinq ans, les bibliothèques françaises auront-elles connu les mêmes mutations que leurs sœurs américaines ? Les nouvelles technologies de l’information et de la communication bouleversent le quotidien des bibliothèques, vérité encore plus évidente aux États-Unis dont l’avance dans ce domaine est patente : foyers mieux équipés, ressources électroniques plus abondantes, omniprésence de l’Internet… Le comportement et les habitudes des publics changent, et les évolutions actuellement en cours dans les bibliothèques américaines touchent aussi bien la politique d’acquisition que l’offre de service ou la conception des bâtiments. Le cœur du métier est-il atteint par ces transformations ? On connaît l’étendue des différences culturelles entre les deux pays, mais l’avenir proche des bibliothèques – et des bibliothécaires – français s’annonce-t-il si différent ?

Five years from now, will French libraries have experienced the same changes as their American counterparts? New information and communication technologies are turning the everyday life of libraries upside down, a truth even more evident in the United States whose progress in this area is obvious: homes better equipped, electronic resources more abundant, omnipresence of the Internet… The behaviour and habits of the public change, and the advances at present under way in American libraries affect acquisition policies just as much as services on offer or the design of buildings. Is the heart of the profession being affected by these upheavals? The extent of cultural differences between the two countries is well known, but does the imminent future of French libraries – and librarians – look likely to be so different?

Werden sich französische Bibliotheken innerhalb der nächsten fünf Jahre ebenso entwickeln wie ihre amerikanischen Schwestern? Die neuen Informations- und Kommunikationstechnologien verändern den Bibliotheksalltag grundlegend, eine Tatsache, die in den Vereinigten Staaten noch offensichtlicher und deren Fortschritt auf dem Gebiet eindeutig ist: besser ausgestattete Räumlichkeiten, üppigere elektronische Ressourcen, allgegenwärtiges Internet… Die Verhaltensweisen und die Gewohnheiten der Benutzer ändern sich und die aktuelle Entwicklung amerikanischer Bibliotheken beziehen sich auf die Anschaffungspolitik ebenso wie auf Dienstleistungen und Baukonzepte. Betreffen diese Veränderungen das Selbstverständnis dieser Berufssparte? Das Ausmaß der kulturellen Unterschiede zwischen den zwei Ländern ist bekannt, aber kündigt sich die nahe Zukunft der französischen Bibliotheken - und Bibliothekare - so unterschiedlich an?

Dentro de cinco años, ¿las bibliotecas francesas habrán conocido las mismas mutaciones que sus hermanas americanas? Las nuevas tecnologías de la información y de la comunicación trastornan lo cotidiano de las bibliotecas, verdad aún más evidente en los Estados Unidos cuyo adelanto en este ámbito es patente: hogares mejor equipados, recursos electrónicos más abundantes, omnipresencia de Internet… El comportamiento y las costumbres del público cambian, y las evoluciones actualmente en curso en las bibliotecas americanas conciernen tanto la política de adquisición como la oferta de servicios o la concepción de los edificios. ¿Está el corazón del oficio afectado por estas transformaciones? Se conoce la extensión de las diferencias culturales entre los dos países, pero ¿el futuro próximo de las bibliotecas –y de los bibliotecarios– francesas se anuncia tan diferente?

Les bibliothèques américaines ont la réputation d’être belles et riches 1, dynamiques et accueillantes. On y glane beaucoup d’idées et de savoir-faire bibliothéconomique. L’habitude a été prise par les bibliothécaires français, seuls ou en escouade, de traverser régulièrement l’Atlantique pour découvrir les dernières nouveautés technologiques, avec le sentiment de prendre une longueur d’avance sur la réalité de demain.

En ces temps de mutation pour les bibliothèques, l’idée était tentante d’aller y lire – peut-être – notre futur proche, d’observer les changements surprenants provoqués par l’arrivée massive de la documentation électronique et l’intrusion d’Internet. Des bruits étranges couraient, relayés par la littérature professionnelle, très dense aux États-Unis : des bibliothèques, désertées par leurs lecteurs, se transformeraient en cafés, avec kiosque à musique et fauteuils de peluche rose…

Bibliothèques et Internet : la coexistence pacifique est-elle possible ?

À feuilleter rapidement une collection récente d’ American libraries, on pourrait croire, effectivement, qu’il y a péril en la demeure. Qu’on en juge d’après ces quelques titres : « La bibliothèque peut-elle survivre au milieu d’un océan de changements ? » ; « 10 raisons pour lesquelles Internet ne remplace pas la bibliothèque » ; « La bibliothèque publique et Internet : la coexistence pacifique est-elle possible ? » ; « Le dernier bibliothécaire 2 »… Library journal n’est pas en reste : « Ce que les bibliothèques publiques doivent faire pour survivre 3. » Le Chronicle of Higher Education, quant à lui, titre carrément « La bibliothèque désertée 4 », et son reporter, Scott Carlson, décrit une bibliothèque universitaire vidée de ses étudiants, lesquels préfèrent consulter à distance les ressources électroniques que l’établissement met généreusement à leur disposition, quand ils ne se contentent pas tout simplement de Google et d’Ask Jeeves pour satisfaire leurs besoins d’information. L’article, paru en novembre 2001, a suscité une polémique. Certains professionnels ont protesté, arguant, chiffres à l’appui, que ce tableau ne correspondait en rien à leur situation locale 5.

Il est bien sûr délicat de tirer des conclusions de visites ponctuelles, mais, au cours de notre voyage, la réalité s’est montrée bien souvent conforme à la description de Carlson : espaces informatiques bondés, salles de lecture à moitié vides… et cafés avoisinants regorgeant d’étudiants studieux, penchés sur leurs polycopiés.

Depuis plusieurs années, les enquêtes du National Center for Education Statistics (NCES) indiquent un fléchissement des prêts dans les bibliothèques universitaires, ainsi qu’une baisse régulière de la fréquentation hebdomadaire moyenne 6. En revanche, le nombre de recherches documentaires – de questions posées aux bureaux d’information, par téléphone ou par courrier électronique – serait stable. Mais l’Association of Research Libraries (ARL) qui regroupe les plus importantes bibliothèques académiques du pays et qui dispose de statistiques plus récentes, enregistre, quant à elle, une évolution contrastée des services proposés aux publics sur la période 1991-2000 : alors que l’offre de formation et le prêt entre bibliothèques remportent un succès croissant, le prêt et le nombre de recherches documentaires sont tous deux en recul 7 (cf. graphique).

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Graphique. Évolution des services des bibliothèques de l’ARL, 1991-2000

Du côté des bibliothèques municipales, les résultats de l’enquête 2000 du NCES sont moins alarmants : depuis 1997, les chiffres se maintiennent à un niveau constant, qu’il s’agisse de la circulation des documents ou du nombre total de visites dans les bibliothèques. Le nombre de recherches documentaires enregistre cependant un léger recul en 2000 8. Sur le terrain, la situation est plus complexe.

À la bibliothèque municipale de San Francisco, qui bénéficie d’une centrale neuve et très attractive, le nombre de prêts est passé de 4,9 millions à 5,4 millions l’année dernière. Roberto Esteves, responsable du département « Information and resource management », attribue ce bon résultat au développement des collections audiovisuelles, à la mise en place d’un système de réservation en ligne gratuit, mais aussi à un assouplissement des règles du prêt, ce qui permet aux usagers d’emprunter plus de documents simultanément. En revanche, la consultation sur place régresse en dépit de la qualité de l’équipement.

Don Napoli, directeur de la Saint Joseph County public library (South Bend, Indiana) annonce lui aussi de bons chiffres de prêts, de même que Gary Strong, à la Queens Borough Public Library (New York) – bibliothèque qui s’enorgueillit d’être la plus active des États-Unis avec 17 millions de prêts par an 9. Tous deux expliquent que leur politique consiste à donner aux usagers ce qu’ils veulent et à mettre l’accent sur les collections populaires, les best-sellers et l’audiovisuel. De même, à la bibliothèque municipale de Santa Monica (Californie), les statistiques de circulation des documents restent stables grâce aux emprunts de vidéos et de DVD, désormais gratuits, qui compensent largement la diminution des prêts d’imprimés.

Cependant les usages changent, et ces collègues reconnaissent que la fréquentation des bureaux d’information est à la baisse. C’est un phénomène national qui touche jusqu’à la Bibliothèque du Congrès, déclare Roberto Esteves. À Santa Monica, Nancy O’Neill estime que les questions sont moins nombreuses, mais qu’elles sont plus compliquées : il semble que les usagers se débrouillent maintenant par eux-mêmes lorsqu’ils sont à la recherche d’informations simples à trouver. Dans les bibliothèques universitaires, la chute des demandes de renseignements est parfois spectaculaire. À l’université Rutgers (New Jersey), par exemple, le nombre de questions posées au service des recherches documentaires a été divisé par deux en 5 ans, passant de 589 300 questions en 1996-1997, à 259 300 en 2000-2001. Inversement, les demandes arrivant par courrier électronique ont plus que doublé en trois ans – 2 400 questions en 1998-1999, 6 700 en 2000-2001 –, mais elles sont encore loin de combler le déficit.

Ces chiffres sont d’autant plus significatifs que la délivrance de renseignements, sur place et à distance, est une activité valorisée par les bibliothécaires américains comme – jusqu’ici du moins – par les usagers, selon les résultats de trois enquêtes concordantes réalisées entre 1996 et 1998. Interrogés sur leurs usages principaux de la bibliothèque publique, les interviewés avaient cité en premier, sans surprise, l’emprunt de livres mais en second « téléphoner à la bibliothèque pour des services d’information/référence 10 ». Dans ces conditions, le déclin des questions posées par téléphone à la New York Public Library (600 demandes par jour autrefois, 125 environ actuellement) a de quoi inquiéter.

Une relative désaffection… ou une transformation des usages ?

Cependant, la présence de la bibliothèque reste très forte dans le quotidien des Américains. Le visiteur français le constate aisément : en ville ou sur un campus, tout passant vous indiquera le chemin de la bibliothèque, sans hésitation ni embarras. C’est un lieu familier, un service simple et pratique, où l’on se rend aussi bien pour emprunter le dernier livre à la mode que pour s’informer des avantages et inconvénients à démarrer sa petite entreprise, ou récupérer son imprimé de déclaration d’impôt. Alors que les cyber-cafés, désormais non rentables, ont pratiquement disparu, le voyageur astucieux y consultera gratuitement et sans formalité son courrier électronique. L’étudiant fera de même entre deux cours dans sa bibliothèque universitaire, sur des postes souvent dédiés à cet effet. Tout aussi naturellement, il passera de longues heures à travailler avec les membres de son groupe sur la présentation PowerPoint de son prochain exposé.

Dans les bibliothèques municipales, les taux d’inscription sont toujours impressionnants. L’American Library Association (ALA) vient d’annoncer fièrement les résultats d’un sondage intitulé « Attitudes toward libraries » : pas moins de 62 % des 1 000 adultes interrogés ont déclaré être en possession d’une carte de lecteur 11. Les enquêtes de ce type ne manquent pas outre-Atlantique pour soutenir le moral des troupes. L’une conclut qu’il n’y a pas concurrence entre Internet et les bibliothèques publiques, mais complémentarité 12 ; l’autre démontre que lorsque l’économie va mal, la fréquentation des bibliothèques augmente 13. La « désertification » des bibliothèques américaines apparaît somme toute bien relative… d’autant que leur usage est en pleine transformation, un usage que l’on mesure encore mal. Il est par exemple normal, notent certains professionnels, que les chiffres de circulation des documents imprimés baissent, puisqu’une part de plus en plus importante des collections migre vers le numérique 14.

On est donc à la recherche de nouveaux indicateurs pour mesurer l’activité des bibliothèques. Malheureusement l’évaluation de l’usage des sites web laisse à désirer. Quant aux statistiques de consultation des ressources électroniques, les bibliothèques n’ont bien souvent à leur disposition que les données livrées par les fournisseurs, qui ne brillent ni par leur régularité, ni par leur cohérence ou leur objectivité. Un travail est actuellement en cours, au sein de l’ARL (Association of Research Libraries) afin de définir une plate-forme de statistiques cohérentes qui sera proposée à l’ensemble des fournisseurs et intégrée aux enquêtes nationales du NCES à partir de 2002 15.

« Le site web de la bibliothèque est la bibliothèque »

En septembre 2001, la majorité des Américains (56,7 %) vivait dans un foyer connecté à Internet. À titre de comparaison, rappelons que moins d’un Français sur cinq (19 %) disposait de la même facilité en juin 2001 16. Autant en profiter pour utiliser à distance la bibliothèque et ses ressources électroniques chèrement acquises. Nos collègues remarquent ainsi sans état d’âme à Berkeley (Californie) que la fréquentation de la bibliothèque est désormais moins importante que celle de son site web. Même constat à la bibliothèque du Getty Museum Research Institute (Los Angeles, Californie), où la fréquentation sur place est modeste – environ 40 personnes par jour –, ce qui a fortement inquiété un temps les responsables de la fondation. Les bibliothécaires estiment pour leur part que la consultation s’est déportée sur le site, et ils consacrent leurs efforts à l’amélioration de son ergonomie et à sa promotion. À l’université Notre Dame (Indiana), comme dans une moindre mesure à l’université du Nevada à Las Vegas, perce néanmoins une certaine amertume envers des usagers de plus en plus distants, injuste résultat de tant d’énergie déployée pour favoriser l’autonomie du lecteur !

En dépit des exigences juridiques et financières des fournisseurs, une part croissante de l’activité des bibliothèques passe désormais par leurs sites web, avec tous les avantages d’une disponibilité constante. « Serve your patrons, anyway, anyhow, anywhere » (servir le public partout et par tous les moyens) 17, telle semble être la devise générale.

Les bibliothèques municipales créent des portails à l’intention de segments de leur clientèle (enfants et leurs parents, adolescents). Certaines bases (InfoTrac) permettent d’interroger simultanément et aisément des sources multiples sur des sujets demandés et populaires. L’usager apprécie de les consulter depuis son fauteuil. Les BU développent leur offre à l’intention des étudiants, de plus en plus nombreux, qui poursuivent leurs études loin des campus en bénéficiant de la « distance education » (DE). Pour eux, « le site web de la bibliothèque est la bibliothèque » 18. Puisque les usagers ne se déplacent plus pour consulter les « reference librarians », ceux-ci les rejoignent sur Internet et traitent leurs demandes en ligne. Les services de réponses à distance sont en plein développement, en lecture publique comme dans les bibliothèques académiques, grâce à l’apparition de logiciels spécialisés qui permettent aux bibliothécaires et aux usagers de mener conjointement la recherche tout en dialoguant via le « chat ». Exploitant toutes les qualités du virtuel – le bibliothécaire est distant, peu importe le lieu où il se situe, d’est en ouest –, ces services étendent leurs horaires d’ouverture en devenant coopératifs, avec pour objectif une disponibilité maximale, celle de l’Internet. Sur ce créneau florissant, le recours à des sociétés commerciales permet aussi d’externaliser complètement la prestation.

Des collections électroniques : toujours plus

Sur place ou à distance, les taux de consultation des ressources électroniques explosent, en particulier dans les bibliothèques universitaires (BU), mais les bibliothèques municipales ne sont pas en reste. L’investissement massif dans les nouvelles technologies constitue depuis plusieurs années un moteur essentiel de développement des bibliothèques. Le slogan qui ponctue maintenant toutes les campagnes de l’ALA « @ your library » reflète bien la doctrine. C’est à la fois un objectif national qui leur est assigné et l’une des meilleures manières de répondre aux souhaits d’un public très demandeur.

Au même titre que l’école, la bibliothèque fait partie, aux yeux du gouvernement fédéral et des États, des lieux prioritaires qui permettent d’étendre l’usage de l’informatique, en particulier auprès des catégories sociales défavorisées.

La traduction financière ne s’est pas fait attendre : les subventions fédérales, mais surtout régionales ont très rapidement appuyé l’équipement des établissements, dont, déjà en 2000, 85 % possédaient des ressources électroniques, et quasi tous offraient l’accès public à Internet. Les États continuent, à travers l’action de bibliothèques centrales (« state library agencies ») à financer matériel ou rétroconversions, et achètent notamment beaucoup de ressources électroniques redistribuées à l’ensemble des bibliothèques de leur territoire – scolaires, publiques, universitaires… –, sans distinction de statut. Le mécénat est bien sûr entré dans la danse : la fondation « Bill and Melinda Gates » a doté nombre d’établissements, enchantés de cette aubaine ; les premiers équipés réclament maintenant un matériel plus moderne et le haut débit…

Les montants alloués aux ressources électroniques ne cessent d’augmenter, même si les bibliothèques se plaignent de coupes budgétaires générales, dues au 11 septembre et au ralentissement de l’économie. Les bibliothèques municipales y consacrent à présent en moyenne 10 % de leur budget d’acquisition, et jusqu’à 20 ou 25 % chez les plus motivés, comme la bibliothèque de Santa Monica. Pour les BU, ce pourcentage est plus élevé : les bibliothécaires l’estiment entre 15 à 20 %, voire 30 % dans une université comme Rutgers. De son côté l’ARL évaluait à 12,9 % en moyenne le pourcentage des dépenses électroniques de ses membres pour 1999-2000.

Les chiffres, difficiles à établir puisque les coûts des abonnements papier et électronique sont rarement distingués, paraissent probablement sous-estimés. Les statistiques publiées sont vite obsolètes ; il faut aussi y ajouter les accès et autres souscriptions, gratuits pour les bibliothèques parce que négociés en bloc par les « state library agencies ». L’hypothèse probable, selon les collègues américains, est que la montée en charge va se poursuivre, et que les prix ne prendront plus pour base les collections papier, mais la version électronique.

Notons au passage que les cédéroms, considérés comme une étape intermédiaire, sont partout en voie d’abandon pour des raisons de commodité technique. En revanche, l’offre en ligne n’entraîne pas toujours la disparition de la version imprimée, car la pérennité de l’accès aux collections numériques n’est pas garantie. Les périodiques très utilisés et les journaux locaux sont conservés dans les bibliothèques municipales sous les deux formes, voire également microfilmés. Mais le changement s’amorce, dans la mesure où certains périodiques scientifiques ne sont plus accessibles que sous forme électronique. Dans les BU, les documents mis en réserve par les professeurs pour les étudiants sont de plus en plus disponibles en ligne. Si les bibliothèques continuent à acheter beaucoup d’imprimés, elles ont pourtant besoin de plus en plus de place pour la consultation informatique. Le papier est toujours présent dans les magasins en libre accès, mais assez souvent en compactus. On cherche à ne conserver, pour l’ensemble des campus, qu’une seule collection des titres achetés en version électronique. La construction de silos à livres perdure, quitte à s’intégrer au bâtiment même de la BU, comme à l’Université du Nevada à Las Vegas, dont la bibliothèque principale comprend un stockage capable d’accueillir 600 000 volumes dans des magasins automatisés de grande hauteur.

Après les bases de données et les périodiques, les livres électroniques ont fait leur apparition sur le marché. Les bibliothèques s’y intéressent et négocient les droits d’accès, très souvent par l’intermédiaire des consortiums, sous forme d’achat ferme ou de leasing. La faillite récente de leur principal fournisseur, netLibrary 19, a fait grand bruit. La firme a été reprise par OCLC, ce qui a rassuré ses clients, mais la plupart des bibliothèques font preuve de prudence, car le succès auprès des usagers est encore incertain. Une enquête récente menée par la California State University (CSU) montre que si les étudiants sont très favorables à la constitution de collections de e-books, ils préfèrent en majorité le livre imprimé à sa version électronique. Le rapport final recommande néanmoins de développer la collection de e-books centralisée de l’université, d’autant que les statistiques de consultation sont bonnes, ce qui n’est pas forcément le cas dans les bibliothèques de lecture publique 20.

Les bibliothèques municipales, comme les bibliothèques universitaires, consacrent beaucoup d’énergie à la numérisation de leurs ressources locales. Elles attachent une grande importance à la valorisation et à la conservation de ce patrimoine : archives, photos, fonds anciens de sociétés locales… La bibliothèque de l’Université de l’Illinois à Chicago a ainsi entrepris la numérisation de sa collection de photos des « Settlements houses » (système d’aide sociale aux immigrants à la fin du XIXe siècle). En revanche, l’archivage électronique des ressources souscrites auprès des éditeurs commerciaux reste un sujet majeur de préoccupation. Les établissements avouent ne pouvoir le prendre en charge, ni techniquement ni financièrement. L’espoir repose sur des organismes tels que l’OCLC, la Bibliothèque du Congrès et les grandes BU 21, les consortiums les plus organisés. L’ICOLC (International Coalition of Library Consortia) 22 milite en faveur d’une collaboration entre éditeurs et bibliothèques sur le sujet.

Consortiums et politique d’acquisition

Si l’omniprésence des collections électroniques est un phénomène frappant, dans les BU comme dans les bibliothèques municipales – y compris de très moyenne importance –, leur mode d’acquisition est tout aussi intéressant. Plus que jamais, l’union fait la force à l’ère électronique. Dans les bibliothèques universitaires, comme à Rutgers ou à Chicago (Université de l’Illinois), les collègues affirment que l’organisation des achats de documentation électronique a encore contribué à unifier la gestion de l’ensemble des campus. On est loin de la politique de clochers documentaires qui sévit souvent dans nos universités ; en cette matière plus encore qu’en documentation classique, la balkanisation est considérée comme contre-productive. Les bibliothèques adhèrent couramment à plusieurs consortiums, et réalisent une bonne part de leurs acquisitions numériques par ce biais. D’autres estiment que leur réseau est tellement important qu’il constitue un consortium à lui seul et qu’il est plus intéressant de traiter directement avec les fournisseurs : c’est par exemple le cas des bibliothèques publiques de New York et de Queens 23, ou de la California State University, forte de ses 23 campus et de ses 350 000 étudiants.

La composition de ces innombrables consortiums est variable, rassemblant souvent BM et BU dans un système de coopération très ouvert, qui est fonction de l’intérêt, parfois ponctuel, que chacun y trouve. Ces groupements d’achat, plus ou moins étoffés, régionaux ou plus vastes, proposent à l’occasion divers services ; ils peuvent être très fortement organisés, inclus dans de puissantes organisations, comme le CIC (Committee on Institutional Cooperation), qui rassemble 12 grandes universités du Middlewest 24, et emploie du personnel responsable des négociations, dont un avocat.

Avec les achats groupés de documents électroniques, la notion de collection perd de son sens, tout comme celle de plan de développement des collections. D’abord il ne s’agit plus de posséder mais d’accéder. L’acquisition en lots mouvants (« package »), actuellement dominante, rend ensuite difficile, sinon impossible, de graver dans le marbre une politique documentaire. Le modèle dit « all you can eat buffet » [buffet à volonté] permet à la bibliothèque de faire bénéficier ses lecteurs d’une offre foisonnante, de titres extérieurs à sa politique d’acquisition mais souvent appréciés des usagers, reconnaissent avec un sourire les professionnels. C’est au point que les bibliothèques ont de plus en plus de mal à tenir à jour la liste des titres auxquels elles donnent accès. Le problème est si répandu qu’il suscite des propositions commerciales d’externalisation 25. On élabore cependant des documents de politique d’acquisitions électroniques, qui regroupent des principes généraux.

Au niveau national, la gestion des collections avec des outils de type Conspectus semble mise en sommeil, du moins dans les grosses bibliothèques de recherche, ce qui fait craindre à certains collègues une moindre couverture des documents imprimés spécialisés (langues étrangères, tiers-monde). Mais les bibliothèques de petite taille sont encouragées à analyser leurs collections au moyen d’une version simplifiée de Conspectus.

Une présence au quotidien, des qualités de service…

La dématérialisation n’empêche pas les professionnels de continuer à améliorer les prestations et les conditions de l’usage sur place par tous les moyens. C’est à la bibliothèque de s’adapter aux lecteurs et non l’inverse, comme un service commercial cherche à satisfaire sa clientèle. Le terme anglais « patrons » n’est pas un vain jeu de mots.

En lecture publique, cette politique se traduit par une offre qui se conforme sans complexe ni jugement de valeur aux goûts des « customers » (clients). Si la bibliothèque conserve une telle importance dans le quotidien de la communauté, c’est bien par ses qualités de service. La toute première réside dans la disponibilité des équipements, dans un pays où les consommateurs ont l’habitude de trouver leurs commerces couramment ouverts au moins le soir, sinon 24 h sur 24 et 7 jours sur 7. Les BU pratiquent une très large ouverture, notamment en périodes d’examen. Les bibliothèques publiques ont, comme en France, des horaires moins étendus, mais sans commune mesure avec leurs homologues françaises, créditées de 18 heures en moyenne. Au contraire, outre-Atlantique, une écrasante majorité (87,5 %) est ouverte plus de 20 heures, et la moitié plus de 40 heures 26. L’ouverture dominicale y est banale, au moins l’après-midi.

… encore plus de confort et de convivialité

Les espaces se modifient pour satisfaire ou stimuler la demande. À la BM de Chicago, proche d’une gare, on a créé près de l’entrée une salle au service accéléré, destinée à l’emprunt rapide (quelque chose comme la caisse « moins de 10 articles » de nos supermarchés) garnie de livres en vogue ou de lecture aisée.

Le visiteur français reste étonné par la faculté d’adaptation de bâtiments pourtant faits à l’image des nôtres, pour améliorer l’accueil des publics qu’on souhaite favoriser. Non, il ne s’agit pas des personnes handicapées (moteurs, auditifs ou visuels) – celles-là trouvent depuis longtemps à la bibliothèque les facilités de circuler et le matériel adéquat –, mais, par exemple, des adolescents avec qui et pour qui on crée des espaces à la mesure de leurs goûts. Le style de la salle destinée aux « teens » à la BM de Los Angeles (cf photo)

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L’espace adolescents de la bibliothèque municipale de Los Angeles. Photo : Los Angeles Public Library.

a de quoi surprendre : couleurs très vives, énorme télévision et profonds canapés, disques, postes informatiques… Comme l’espace « sons et images » de la bibliothèque de Saint Joseph County public library, ce service évoque l’aspect d’une discothèque, au sens de boîte de nuit. Le bibliothécaire américain n’exprime aucune réticence puisque l’usager, lui, aime…

Le bâtiment universitaire s’efforce d’offrir les meilleures conditions de travail à ses utilisateurs afin aussi, diront les méchantes langues, d’enrayer la chute de fréquentation. Les responsables de bibliothèques travaillent volontiers avec les comités d’étudiants pour connaître leurs besoins et savoir y répondre. Dans les BU nouvellement construites, la conception de l’aménagement en espaces diversifiés, l’esthétique de mobiliers que l’on avait connus plus frustes, l’inclusion de cafés donnent une sensation de confort et de convivialité. Le bâtiment s’adapte aux changements de méthodes pédagogiques. Les places, y compris informatiques, sont dessinées pour travailler à plusieurs, les salles de travail en groupe comme celles destinées à la formation du public prolifèrent, avec un équipement de plus en plus sophistiqué qui ne se contente plus du classique tableau. Le pragmatisme est toujours présent : lisibilité du plan, séparation des zones d’activité et des espaces tranquilles, adaptabilité à l’évolution des habitudes et des mentalités. Ainsi le grignotage de nourriture dans les espaces publics commence-t-il à être autorisé puisque inévitable. Les places de travail prennent d’innombrables formes : tables classiques, carrels, postes informatiques, mais aussi canapés seuls ou groupés. L’idée est de recréer l’atmosphère des lieux où les étudiants aiment à se retrouver : librairies, bistrots, ou simplement chez soi… Le contraste est vif, à Berkeley, entre les grandes salles de lecture un peu solennelles, pratiquement vides, et l’animation de la petite bibliothèque de loisirs Morrison (cf photo)

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Bibliothèque Morrison, université de Californie, Berkeley. Photo : Mary Scott.

, aménagée comme un salon – velours rouge et cheminée.

… et de l’informatique partout. « Des postes, il n’y en a jamais assez… »

Autres lieux très visibles et très fréquentés : les espaces informatiques. En rangs, en grappes, à deux, à quatre, en salles dévolues à cet usage, les postes n’en finissent pas de se multiplier. Le public peut également se connecter sur son propre matériel, contribuant ainsi à l’équipement de la bibliothèque. Dans les BU, le concept d’information commons – terme difficilement traduisible qui désigne le regroupement de postes, logiciels, ressources et matériels utiles à l’internaute – est à la mode. Les BM offrent le même confort d’utilisation à l’usager : places câblées, y compris dans les espaces « cosy », connections haut débit, prêt d’ordinateurs portables, pourquoi pas sans fil. Il est bien sûr fortement suggéré à l’internaute, surtout dans les bibliothèques universitaires, que la consultation des ressources électroniques de l’établissement est prioritaire. Mais le bridage semble moins répandu qu’en France. Le filtrage de l’Internet suscite des prises de position variées. Il n’est pas près d’être introduit dans certaines bibliothèques municipales californiennes : nos lecteurs ne le comprendraient pas, disent les collègues…

Et si demain chez nous ?

Imaginons-nous demain les grandes salles de Sainte-Geneviève ou de la Sorbonne vidées d’étudiants désormais adeptes d’Internet et de ressources à distance ? Ou la BPI sans ses files d’attente du dimanche ? Verrons-nous les bibliothèques municipales courtiser leurs usagers et se laisser uniquement conduire par les goûts du lectorat ? Ou les régions françaises subventionner le passage à l’électronique de toutes les bibliothèques de leur aire géographique, par le biais de bibliothèques départementales de prêt d’un nouveau genre ? Les conditions d’un tel chambardement ne sont évidemment pas réunies. Elles ne le seront peut-être jamais. Retard d’équipement informatique des ménages français, barrières administratives, faiblesse de l’offre électronique à distance des bibliothèques municipales, audience, amplitude horaire… nous partons de plus loin et, peut-on dire avec philosophie, moins dure serait la chute, si elle avait lieu. La lutte d’influence contre l’Internet n’a pas encore commencé.

D’autres préoccupations agitent la profession aux États-Unis. Le vieux débat sur l’externalisation est toujours en piste, et atteint maintenant d’autres pans de l’activité comme les services à distance et la tenue des collections de périodiques. De nouvelles compétences sont requises : webmaster, juristes, négociateurs, responsables du marketing… Les écoles de bibliothécaires changent : moins nombreuses, friandes de management et de techniques d’information, elles ne répondent plus forcément aux exigences traditionnelles de la profession et leur cursus n’est pas toujours validé par l’ALA. Quel sera dans l’avenir le cœur du métier ? Plus crûment, subsistera-t-il encore un « dernier bibliothécaire », ou les savoir-faire seront-ils plus aisément valorisables dans des cercles extérieurs à la bibliothèque ? L’activité de consultants est déjà développée dans les champs bibliothéconomiques, une pépinière de petites entreprises, bien souvent menées par d’anciens professionnels, propose ses services aux bibliothèques américaines. Alors, oui, demain peut-être, tous dans le privé ?

Septembre 2002