Les habitués

le microcosme d'une grande bibliothèque.

par Claude Poissenot

Christophe Evans

Agnès Camus

Jean-Michel Cretin

Paris : Bibliothèque publique d’information, 2000. – 323 p.; 22 cm – (Études et recherche). - ISBN 2-84246-043-X / ISSN 0993-8958 : 135 F/20,58 euros.

Les bibliothèques publiques accueillent une population variée dont une partie se compose de visiteurs très réguliers. Qui sont ces habitués qui contribuent fortement à l’image du public des bibliothèques? Quelle image se font-ils de ce lieu? Comment utilisent-ils cet espace?

Un film ethnographique

En 1998, Jean-Michel Cretin avait réalisé un film 1 de 30 minutes qui abordait ces questions. La caméra rendait l’atmosphère de la bibliothèque et restituait le discours des usagers avec leur intonation, leur prononciation. Ce film ethnographique fournissait des éléments complémentaires à l’analyse des usages telle qu’elle peut s’écrire. C’est cette analyse rédigée que nous donne l’ouvrage de Christophe Evans, Agnès Camus et Jean-Michel Cretin. Ce livre permet de retrouver les personnes interrogées dans le film avec la retranscription de certains entretiens particulièrement intéressants et une analyse fouillée des propos des habitués. Si Christophe Evans et Agnès Camus mènent l’analyse thématique du corpus d’entretiens, Jean-Michel Cretin, dans la continuité de son travail de cinéaste, insiste sur la dimension monographique en analysant certaines rencontres et reproduisant la retranscription des discours. Ces deux approches se complètent le plus souvent en ce que la première traite le sujet de façon systématique pendant que la seconde confère aux habitués une « épaisseur » en restituant la rencontre entre une personne interrogée et un enquêteur sensible et proche des usagers. Parfois les auteurs quittent l’approche qui devrait être la leur pour aller sur celle de leur(s) collègue(s), d’où une passagère impression de redondance.

Il ne s’agit pas de n’importe quelle bibliothèque puisque l’enquête porte sur la Bibliothèque publique d’information (BPI) telle qu’elle se présentait avant sa récente réouverture. La relation qui se noue entre les habitués et « leur bibliothèque » impose de prendre en compte la singularité de cette dernière dont le succès n’a jamais été démenti depuis son ouverture. Il faudrait s’interroger sur le caractère transposable de ce que l’on observe à la BPI. Les habitués des autres bibliothèques sont-ils différents de ceux de la BPI? En quoi le sont-ils? Si la BPI n’attire pas le même public que la Bibliothèque nationale de France (BnF) (plus d’autodidactes, de chômeurs et de « sans domicile fixe »), cela tient non seulement à la différence de leur offre culturelle, mais aussi au fait que ces deux bibliothèques se situent dans une aire géographique commune. Dans des petites villes disposant d’une offre moins variée, cette séparation des publics aurait moins de chances de s’observer. Mais les grandes villes qui disposent d’une médiathèque et d’une bibliothèque municipale « ancienne » pourraient très bien observer une telle différence dans leur public. Aussi, les habitués de la BPI ne sont pas incomparables aux autres. Au contraire, l’utilisation qu’ils font de ce lieu s’observe clairement dans maintes bibliothèques.

Les auteurs ont retenu une perspective délibérément qualitative. Il ne s’agit pas de mettre à jour les déterminants sociaux des habitués ou de montrer comment varient leurs usages selon leurs caractéristiques sociales. Christophe Evans a retenu ce type d’approche dans un précédent ouvrage sur le public de la BPI 2.

L’appréhension de cette population repose sur des entretiens au cours desquels les usagers font partager leur expérience et leur sentiment sur la bibliothèque. Cette manière de faire est la seule qui permette de replacer leur fréquentation de ce lieu dans leur univers de sens.

Le succès populaire de la lecture publique

La lecture publique est une conception particulière du rôle et du travail des bibliothèques. Elle insiste sur « les valeurs et les principes » (p. 123) de gratuité, égalité et accessibilité. Agnès Camus s’intéresse aux représentations que les habitués se font de la BPI. Elle montre qu’ils ont intériorisé ce système de valeurs et qu’ils en sont des promoteurs vigoureux.

L’accès à la BPI et à son fonds ne souffre d’aucune barrière symbolique. Il n’est pas nécessaire de posséder une carte ou de passer par une banque de prêt. Et s’il faut patienter dans la file d’attente, les habitués ne considèrent pas cela comme un obstacle imposé par l’institution, mais bien comme une contrepartie acceptable du succès d’une idée. Tous les usagers sont placés dans une situation d’égalité dans l’accès à ce lieu et à son offre. Les habitués caractérisent d’autant plus facilement la BPI qu’ils la comparent à d’autres bibliothèques. L’« autre bibliothèque » la plus souvent désignée est la BnF. Cette dernière apparaît plus sombre, fermée, austère, moins cosmopolite et vivante que la BPI. C’est cette opposition qu’exploite Christian Baudelot dans la préface de ce livre : « Le plaisir du profane se nourrit de son aversion pour l’ascèse du lettré » (p. 11). Pour lui, les habitués, à l’image de la BPI et plus largement des médiathèques, « militent pour un nouveau rapport aux oeuvres culturelles et pour une définition plus large et plus démocratique de ces oeuvres » (p. 11-12). Il voit là une opposition forte entre monde des bibliothèques et monde scolaire. On se souvient qu’il a montré avec ses consoeurs 3 comment l’insistance sur l’enseignement de la littérature se situe surtout désormais au lycée.

Bibliothèque et construction identitaire

Dans cette partie, Christophe Evans part du constat que tout observateur en bibliothèque peut établir : si les usagers sont engagés dans un travail sur des documents, leur séjour remplit d’autres fonctions que des fonctions documentaires. La bibliothèque forme le lieu d’un travail sur soi, l’occasion de se construire, défendre ou revendiquer une identité sociale. Le mérite de Christophe Evans réside dans son entreprise de systématisation d’une intuition qui traverse certains travaux sur les publics des bibliothèques. L’étude des habitués se prête particulièrement bien à cette hypothèse, puisque ce sont eux qui sont le plus durablement en contact avec cette institution culturelle et c’est donc chez eux que l’on peut le mieux cerner l’incidence de cette fréquentation sur la construction de leur identité.

Dans son dernier ouvrage, François de Singly 4 montre comment, dans la famille et le couple, les individus oscillent entre un « être avec » et un « être seul ». Chacun souhaite à la fois partager des temps et des espaces sans pour autant renoncer à la possibilité d’exister pour soi-même. Les habitués occupent une position analogue en ce qu’ils cherchent à la fois un cadre public (« Le fait de se trouver au voisinage de personnes qui souvent partagent les mêmes préoccupations que soi se révèle tout à fait motivant », p. 174) et un lieu anonyme. Cette tension entre des attentes contradictoires rend intelligible à la fois les démarches visant à créer de la familiarité avec le lieu et ses usagers (venir à la même place, saluer les autres habitués, le personnel) et les stratégies d’évitement de l’altérité (défendre son espace, s’isoler des autres). Il semble toutefois que les habitués insistent davantage sur le rôle de la BPI dans l’établissement de relations avec les autres. Les entretiens fourmillent de témoignages manifestant ce que la venue à la bibliothèque apporte aux habitués (par exemple, p. 206 : « même si on est complètement isolé, on n’est quand même pas isolé, je ne sais pas, de sentir…, les gens sont là »).

Si la bibliothèque intervient dans la construction de l’identité des individus au sens de leur rapport aux autres, elle participe aussi à la façon dont les usagers perçoivent le monde et eux-mêmes. Pour certains autodidactes par exemple, la BPI est le lieu de l’accès à une formation impossible autrement. Plus généralement, elle offre un soutien à ceux qui souhaiteraient être reconnus différemment de ce dans quoi leur statut les fige (autodidacte, chômeur, SDF, retraité).

  1. (retour)↑  Jean-Michel Cretin, Les Habitués, Paris, Productions 108-BPI/CNAC GP; Centre audiovisuel de Paris, 1998.
  2. (retour)↑  Christophe Evans, La BPI à l’usage, 1978-1995 : analyse comparée des profils et des pratiques des usagers de la BPI du Centre Georges Pompidou, Paris, BPI, 1998 (Études et recherche).
  3. (retour)↑  Christian Baudelot, Marie Cartier, Christine Détrez, Et pourtant ils lisent, Paris, Éd. du Seuil, 1999 (L’Épreuve des faits).
  4. (retour)↑  François de Singly, Libres ensembles. L’individualisme dans la vie commune, Paris, Nathan, 2000.