Bibliothèques et intercommunalité

Annie Le Saux

Le 26 mai, l’un des deux préséminaires du congrès annuel de l’Association des bibliothécaires français se tenait à la Chambre de commerce du Luxembourg, et s’intéressait tout particulièrement à la place qu’occupent les bibliothèques dans les nouvelles lois sur l’intercommunalité.

Introduite par Jane Debenest, ambassadeur de France au Luxembourg, cette journée vit les propos de Claudine Belayche, présidente pour un jour encore de l’ABF, et de Maggy Schlungs-Schmitt, présidente de l’Association luxembourgeoise des bibliothécaires, documentalistes et archivistes, converger vers la nécessité, pour les associations, et, à travers elles, pour les bibliothèques européennes, de se réunir afin d’agir et de rester compétitives.

La coopération intercommunale

Une façon de coopérer, du moins au niveau local et régional, est que les bibliothèques des collectivités territoriales pèsent de tout leur poids pour se faire inclure dans les nouvelles dispositions législatives concernant la coopération intercommunale, et que l’on connaît sous le raccourci de lois Chevènement-Voynet.

Devant la complexité des structures de coopération intercommunales, il n’était pas inutile que Gérard Logié, qui, après avoir travaillé dans l’organisation Mairie Conseil à la Caisse des dépôts et, depuis le début de l’année employé chez Syros, rappelle l’historique de ce qu’il a appelé « la révolution tranquille de l’intercommunalité ». Depuis toujours, les tentatives d’intercommunalité ont existé, et ont été considérées comme une menace par les élus locaux. Qu’elles s’appellent Sivu, Sivom, syndicats mixtes, districts urbains, communautés urbaines, syndicats d’agglomération nouvelle, ces structures – qui sont des établissements publics de coopération intercommunale ou EPCI – ont rencontré des mouvements de résistance tout au long de leur existence. À la fin des années quatre-vingt, l’évolution des esprits se fait néanmoins sentir, mais si l’intercommunalité rurale se met progressivement en marche, l’intercommunalité urbaine, quant à elle, résiste encore.

Il faut attendre un bilan, en 1995, et la prise de conscience de la complexité de notre système par rapport à ceux de nos voisins, pour que le gouvernement soit amené à entreprendre un renforcement et surtout une simplification de la coopération intercommunale. La loi du 12 juillet 1999, dite loi Chevènement, relance le processus d’intercommunalisation en créant trois structures, dont deux émanent de structures déjà existantes : les communautés de communes – plus de 3500 habitants –, qui ont fait leurs preuves depuis 1992; les communautés d’agglomération – plus de 50000 habitants et dont une commune a au moins 15000 habitants –, qui constituent la nouveauté de cette loi; et les communautés urbaines – plus de 500000 habitants –, qui, elles aussi, découlent de la transformation juridique d’une structure existante. En 1999, 170 structures intercommunales ont été créées, la plupart à partir d’une précédente structure. Aujourd’hui, la France compte environ 1850 structures intercommunales, regroupant 21000 communes.

Les compétences obligatoires et optionnelles

La loi précise les champs d’intervention qui relèvent de deux compétences : les compétences obligatoires, plus ou moins nombreuses selon la catégorie de la communauté, mais dans lesquelles entrent toujours l’aménagement de l’espace et le développement économique, et les compétences optionnelles, dont les équipements culturels et sportifs, qui dépendent beaucoup de la conviction qui est mise à défendre leurs causes et, bien sûr, de la volonté locale.

Si plusieurs régimes fiscaux sont possibles, la taxe professionnelle unique (TPU), qui supprime la compétitivité entre les communes, la fiscalité étant versée par l’ensemble des habitants de la communauté, constitue l’un des outils principaux de cette nouvelle intercommunalité. Trois critères sont pris en compte : la population, l’effort fiscal communautaire, et l’écart relatif de richesse entre le territoire donné et la moyenne des territoires de même catégorie. Ce mode de financement n’a pas semblé le plus pertinent à Gérard Béraud, secrétaire général de la ville et de l’agglomération de Poitiers, pour gérer la compétence culturelle. Le fait que les entreprises financent la culture le laisse, en fait, dubitatif.

Une nouvelle notion est venue s’ajouter à la logique institutionnelle de la loi Chevènement, c’est celle de pays, qui répond plutôt à une logique de projet de territoire transversal, présentant une cohésion culturelle, politique, économique et sociale. La finalité de cette loi, dite loi Voynet, et qui est une révision de la loi Pasqua, consiste, précise Jean-Louis Munier, chargé d’études au Service Étude du SGAR-Lorraine, « en une redistribution des territoires locaux, visant à favoriser de nouveaux cadres de vie économique et sociale ». Lieux de réflexion, les pays doivent devenir un instrument de contractualisation avec les partenaires que sont l’État, la région et les départements.

Des bibliothèques intercommunales

Dans ce contexte législatif récent, comment les bibliothèques des collectivités territoriales – qui font partie des compétences culturelles, donc optionnelles –, s’insèrent-elles dans les actions intercommunales?

Jean-Pierre Marcos, directeur général adjoint chargé de la culture, du sport et du tourisme à la communauté d’agglomération d’Amiens, a dépeint avec enthousiasme l’exemple d’Amiens-métropole, qui, dans un souci d’établir une politique culturelle, a immédiatement pris en compte, dans les compétences, les structures culturelles existantes et donc les bibliothèques. Les maires des différentes communes concernées ont souhaité mettre en place un réseau dans le cadre d’un schéma d’aménagement des bibliothèques. Cette nouvelle structure devrait permettre une économie d’échelle dans les services offerts aux communes, concernant la formation, l’informatisation, l’animation… Les marchés pour les achats d’ouvrages, ainsi que le catalogage et l’indexation seront communs.

L’argument de poids qu’a trouvé la communauté de communes de Sélestat pour convaincre les élus – et cette fois, l’exemple concerne une communauté de villes petites et moyennes – a été de reprendre non seulement le fonctionnement, mais encore l’investissement des communes impliquées. Pour Claude Risch, vice-président de cette communauté de communes, la construction d’une médiathèque, travaillant en réseau avec quatre petites bibliothèques, « a été un projet fort pour la collectivité, dans lequel chacun s’est identifié ». La médiathèque est devenue un excellent vecteur de communication. Outils informatiques communs, catalogue partagé, compétences communes sont les atouts de ce passage à l’intercommunalité. Pour les usagers, cela signifie une carte unique, des réservations possibles à partir de chaque bibliothèque et le maintien de services de proximité professionnalisés. En milieu rural, a insisté Joseph Schaefer, maire de Bitche et président de la communauté de communes, enrayer la désertification passe par les actions que permet l’intercommunalité, et notamment par l’offre d’une culture de qualité, par des animations culturelles qui ont pour objectif de redonner vie au monde rural.

Des interrogations

Les situations locales sont souvent très différentes les unes des autres et beaucoup de villes s’octroient un délai de réflexion avant de se lancer dans cette aventure. Gérard Béraud a cité quelques questions que se posent les élus de Poitiers au sujet du transfert des compétences, notamment culturelles. Que met-on dans l’intercommunalité? Qu’y transfère-t-on? Les équipements? Les fonctionnements? Aux problèmes liés aux différences politiques et au risque de changement de majorité provoqué par ce regroupement, vient se greffer la notion d’identité, car, ainsi que le craint Gérard Béraud, le transfert des compétences culturelles, élément fort de l’identité de la commune, ne risque-t-il pas de nuire à la commune au profit de l’agglomération? C’est ce qu’il appelle le « syndrome du bureau d’état civil ». Ce qu’il souhaite, c’est que l’agglomération continue à se développer et les communes à vivre, mais que cela ne se fasse pas au détriment de l’une d’entre elles.

Pour Gérard Béraud, l’intercommunalité n’est pas une question de structures, mais bien un projet politique sur un territoire donné, ce que confirmera Boris Petroff, président de l’association des anciens élèves de l’INET (Institut national des études territoriales) à Strasbourg, en soulignant les changements que l’intercommunalité peut apporter dans la démocratie locale, comme l’élection des élus au suffrage universel direct. Auquel cas, continue Boris Petroff, le maire perdrait de son pouvoir et le citoyen serait plus éloigné des structures intercommunales. L’intercommunalité, est-ce finalement un regroupement ou une supra-communalité?

À Lyon, les discussions sont également en cours, dans le contexte suivant : le réseau est constitué de bibliothèques d’arrondissements, trop petites, et de la bibliothèque de la Part-Dieu, que sa fonction de tête de réseau paralyse. L’intercommunalité est-elle une issue possible à ces contraintes réciproques? Une étude a été demandée dans ce sens à la société Abcd. Ce qui est, pour l’heure, préconisé, c’est de créer un réseau d’agglomération pour les bibliothèques d’arrondissements, proposant le choix entre deux possibilités : soit une centralisation des seuls services communs, soit le transfert de l’ensemble des services. En ce qui concerne la Part-Dieu, les élus pensent qu’elle devrait passer à la communauté urbaine, alors qu’Abcd et Patrick Bazin, directeur de la bibliothèque, penchent plutôt pour la création d’un établissement public, qui éviterait de s’enfermer dans un cadre trop étroit.

Des exemples européens

En Allemagne, où les communes sont beaucoup plus grandes – 9000 habitants en moyenne par commune –, et où l’on rencontre une longue tradition d’autogestion au niveau des communes, il y a peu d’exemples d’intercommunalité dans le domaine culturel et éducatif. L’intercommunalité vise essentiellement à trouver des solutions à des problèmes techniques, par exemple l’assainissement de l’eau. Dépassant le cadre national, l’exemple de Biblio 3, associant des villes allemandes, françaises, et suisses, fut présenté par Konrad Heide, directeur de Staatliche Fachstelle für das Öffentliche Bibliothekswesen, de Fribourg. 17 bibliothèques de ces trois pays travaillent dans le cadre de Biblio 3 à développer un partenariat, à échanger des fonds, à promouvoir une formation continue pour le personnel, à participer à des manifestations interrégionales, à faire des échanges de personnel.

Une autre forme de coopération est celle que mènent, en Hollande, dix bibliothèques centrales – qui ne sont pas des bibliothèques à proprement parler – fédérées dans un projet intitulé ProBiblio, auquel participent 95 bibliothèques. Chaque bibliothèque utilise le même langage, les mêmes systèmes, les informations sont accessibles à tous, quel que soit le lieu où elles se trouvent… dans un objectif d’harmonisation des services.

L’exemple étranger qui se rapproche le plus de l’intercommunalité française est celui de la Belgique. Yvette Lecomte, directrice du service de lecture publique en Belgique francophone, a fait un point clair et précis des conditions nécessaires à la création de services culturels intercommunaux : il faut, tout d’abord, la volonté des élus locaux. Il faut, ensuite, être porteur d’un projet, puis établir une convention très claire. Il faut que les élus s’accordent à créer une équipe commune, qu’ils acceptent de déléguer à une commune voisine la possibilité de recruter un bibliothécaire, il faut une collection unique, des outils de gestion uniques. Ce n’est pas simple. D’un point de vue juridique, comme il n’y a pas de loi sur l’intercommunalité en Belgique, il s’agit soit de signer une convention entre les communes, soit de créer une association sans but lucratif, ou encore de créer une intercommunalité comme cela existe pour l’eau ou l’électricité, à la grosse différence près que, remarque Yvette Lecomte, l’eau et l’électricité génèrent du profit, pas les bibliothèques.

Le phénomène de l’intercommunalité est encore trop récent en France et la date butoir de l’application de la loi pas encore atteinte, pour que l’on puisse répondre à toutes les questions qu’une telle coopération peut susciter. De plus, les bibliothèques n’entrent pas dans le champ des compétences obligatoires. Cependant, cette journée aura été très utile pour mieux comprendre le contexte général dans lequel les acteurs locaux entreprennent ce vaste chantier évolutif et envisagent l’extension progressive à de nouveaux domaines d’action, dans lesquels pourront s’intégrer les bibliothèques.