Le roman du quotidien

lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque.

par Martine Poulain

Anne-Marie Thiesse

Paris : Le Chemin vert, 1984. -270 p.; 22 cm.
ISBN 2-903533-11-3.

Dans sa préface, Anne-Marie Thiesse souligne un paradoxe qui semble avoir la vie dure : le taux important de non-lecteurs dans les couches populaires malgré la part non négligeable que représente l'édition populaire dans le chiffre d'affaires de l'édition.

Ce paradoxe, l'auteur a choisi de chercher à l'éclaircir pour une période particulière, qu'elle estime charnière : celle de la Belle Epoque et de la Première guerre mondiale. Période charnière sur laquelle on peut encore rassembler des témoignages vécus. Période charnière qui vit le développement sans précédent de la presse et des romans-feuilletons que la plupart des journaux accueillaient alors dans leurs colonnes.

Cet ouvrage se divise en trois parties. A un bout de la chaîne, Anne-Marie Thiesse étudie le lectorat; à l'intersection, elle analyse les productions en question : romans-feuilletons ou romans par fascicules; enfin à l'autre extrémité, les producteurs, c'est-à-dire les différents types d'auteurs et les stratégies éditoriales mises en œuvre.

Les lecteurs illettrés...

Pour connaître leurs lectures, A.M. Thiesse en a interrogé une centaine, tous nés avant 1900, originaires de l'Ardèche ou de la banlieue parisienne.La plupart d'entre eux sont conduits dans un premier temps à dénier toute pratique de lecture : « je ne lisais jamais, je travaillais tout le temps », « on ne lisait pas, tout ça c'était pas pour nous ». « C'est le doublet présence (réelle)/absence (dans la perception) qui définit le plus exactement la situation de la lecture populaire » commente A.M. thiesse. Cette présence est matérialisée avant tout par la presse sous forme d'abonnement pour les ruraux ou achetée quotidiennement par les urbains. Et l'une des rubriques les plus lues sont les feuilletons qui paraissent dans Le Petit journal, Le Petit écho de la mode, Les Veillées des chaumières. Les femmes surtout sont grosses lectrices de feuilletons, souvent ensuite découpés et cousus les uns aux autres, formant ainsi des « volumes » qui s'ajoutent aux autres livres de ces bibliothèques populaires : almanachs, livres de distribution de prix, ou romans achetés par livraisons. Ce sont ces romans en livraisons qui donneront dans les années 1900 naissance au roman populaire.

De ces lectures effectives et déniées, que reste-t-il dans les mémoires ? A.M. Thiesse souligne les particularités des modes de mémorisation des lecteurs populaires : « alors que les couches cultivées fonctionnent sur une reconnaissance des auteurs, ces lecteurs identifient des contenus ». Contenus qui ont été à l'origine d'émotions très fortes : « Les Deux orphelines et La Porteuse de pain, je n'ai pas pu les lire jusqu'au bout : j'étais trop émotive, je pleurais et ça coulait sur le livre ». Si les discours sur les lectures sont « pauvres » c'est parce qu'à la différence des couches cultivées où l'on cherche toujours à souligner l'originalité de ses goûts, l'appropriation ici passe par la banalisation d'une pratique : « Bien sûr, j'ai lu cela; qui n'a pas lu cela ». Les écrivains parfois cités sont les écrivains du XIXe siècle (Eugène Sue, Alexandre Dumas, Georges Olivet ou Victor Hugo. J. Verne, Emile Zola) ou des romanciers « modernes » (Pierre Loti, Henry Bordeaux, Paul Bourget etc.).

... des feuilletons en camaïeu

Après les lecteurs, Anne-Marie Thiesse étudie les lectures. « En octobre 1836 paraît dans la Presse le premier roman inédit publié en feuilletons : La Vieille fille de Balzac ». En intégrant ce roman-feuilleton dans son journal, Emile de Girardin cherchait surtout à vendre plus d'exemplaires. En 1842-43, Les Mystères de Paris paraissent dans le Journal des Débats qui gagne ainsi des milliers d'abonnés. Tous les journaux adoptent la formule consacrant le plus souvent au feuilleton le quart inférieur (ou « rez-de-chaussée ») de leur première page. Le Petit Journal et le Petit Parisien ont souvent trois feuilletons en cours, à dominante sentimentale, alors que Le Matin et Le journal préfèrent le roman d'aventure, à destination d'un public masculin. Le roman choisi et la publicité considérable souvent mise en œuvre sont adaptés au lectorat du journal considéré. Le Matin dépense pour le lancement du Chéri-Bibi 120000 francs, soit quatre fois sa recette de vente quotidienne ! Les journaux politiques ou confessionnels adoptent aussi, à leur manière, le feuilleton. La Croix décide d'opposer « aux feuilletons du démon des feuilletons plus intéressants ».

Parallèlement se développe la formule des romans par livraisons, notamment aux Editions Eichler qui publient 32 romans par fascicules entre 1907 et 1914. Une demoiselle de magasin, qui paraît sur trois ans, atteint 4800 pages !. En moins de dix ans la collection « le livre populaire » aux éditions Fayard atteint plusieurs centaines de volumes, le plus important best-seller restant Chaste et flétrie de Charles Mérouvel. Anne-Marie Thiesse se livre à une analyse des schémas narratifs et des formes syntaxiques de ces romans populaires, du « roman de la victime » aux romans d'aventures divers.

Et les auteurs ?

Grâce entre autres, aux archives de la Société des gens de lettres, Anne-Marie Thiesse nous apprend beaucoup sur Jules Mary, Emile Chartier, Michel Zévaco, Maurice Leblanc, Emile Pouget etc. Le plus souvent ce sont des hommes originaires des classes populaires et de la petite bourgeoisie, venant de province, cherchant à conquérir la république des lettres et subissant plusieurs revers. Les femmes-auteurs sont des aristocrates écrivant des romans catholiques ou, le plus souvent, des romancières laïques écrivant sous les pseudonymes masculins : ainsi René d'Anjou, Ely Montclerc, Daniel Lesueur. Anne-Marie Thiesse distingue plusieurs trajectoires dans les carrières de ces écrivains marqués par « l'infortune littéraire et la fortune sociale ». Certains sont des écrivains admis un temps dans le cercle des lettres « nobles » puis « déclassés ». ainsi Maurice Leblanc et Gustave Le Rouge qui, après les œuvres poétiques que l'on sait, écrit divers « Secret(s) de la châtelaine » et meurt dans la misère.

D'autres sont au départ des jeunes gens d'origine bourgeoise ou aristocratique en rupture avec leur milieu : ainsi Arthur Bénède, Aristide Bruant ou Xavier de Montépin, Jean d'Espic de la Hire. D'autres enfin sont des romanciers catholiques ou au contraire d'obédience socialiste ou anticléricale : ainsi Hector France, Yves Le Febvre, Léo Taxil, Emile Pouget.

Anne-Marie Thiesse distingue aussi plusieurs genres : le roman de police avec Marcel Allain et Pierre Souvestre, et les deux auteurs des Fantômas, Maurice Leblanc, Gaston Leroux; le roman d'aventures qui souvent s'intéresse aux découvertes scientifiques et aux explorations; le roman historique avec Zévaco, qui fit les délices de l'enfant Sartre: le roman sentimental enfin qui représente la plus grande part de ces productions.

Le feuilleton est payé à la ligne, de 5 à 10 centimes en général, parfois jusqu'à 1 franc. Les romanciers populaires peuvent donc être riches « à condition d'écrire et de publier beaucoup ». Presque tous inscrits à la Société des Gens de lettres, ils habitent les quartiers bourgeois de Paris mais cette fortune sociale « parfois chèrement acquise » n'indique en rien une reconnaissance des cercles lettrés. Et lorsque le cinéma naissant puisera abondamment dans leurs œuvres, ils seront exclus une fois de plus de la reconnaissance puisque le cinéma valorisera la fonction de réalisateur et non celle de scénariste.

Anne-Marie Thiesse, qui avait présenté certains aspects de ses recherches dans les Actes de la recherche en sciences sociales ou dans les Annales, signe un ouvrage complet. Tout l'intérêt en effet de ce travail est d'avoir étudié toute la chaîne du roman populaire : de sa production à sa réception, des auteurs et de leurs contraintes aux lecteurs soumis à d'autres contingences.

On voit comment se nouent les ambitions' des uns aux façons de faire des autres, ces « lecteurs illettrés ». C'est un ouvrage qui allie l'intelligence de l'analyse au plaisir de la découverte de trajets individuels : si la réflexion est solide, la narration sait évoquer avec vie tous ces destins d'auteurs et de leurs méconnus.