Publier et/ou périr ?

Quelques conséquences pour l'édition du stockage et de la fourniture électronique de documents

Maurice B. Line

Le stockage et la fourniture électroniques d'articles auront des conséquences non seulement sur les bibliothèques et leurs usagers mais aussi sur les éditeurs qui travaillent surtout avec elles. En particulier la possibilité, pour les bibliothèques, d'acquérir des articles isolés sans prendre d'abonnements complets pourrait ruiner le marché de l'édition conventionnelle; elle pourrait aussi favoriser l'utilisation de critères commerciaux dans le choix des articles publiés au détriment des critères de qualité : on aboutirait ainsi à un système centré sur les utilisateurs et non plus sur les auteurs. L'importance des investissements requis par l'électronique peut provoquer l'investissement de l'édition traditionnelle par les groupements plus importants poursuivant uniquement des visées commerciales. Les banques d'accès aux textes édités sur électronique peuvent occuper une position de force. Les publications écartées du système " commercial " pourraient trouver place dans un dépôt de secours peut-être aux frais des auteurs. Ainsi coexisteraient le " système du riche " pour la documentation très utilisée (dont une partie serait constituée d'articles de périodiques) et le " système du pauvre " accueillant les restes de la littérature de recherche.

The electronic storage and delivery of serial articles will affect not only libraries and their users but publishers, whose main market is libraries. In particular, the ability of libraries to acquire individual articles rather than whole serials could destroy the viability of conventional published serials and result in the use of market rather than quality criteria in deciding which articles to accept for "publication" : the system would become user-driven rather than author-driven. The large investment required for electronic publishing might lead to the take-over of traditional publishers by large corporations whose interests were purely commercial. Data-bases handling the electronic texts would be in a very powerful position. Material not accepted into the "commercial" system might be put into an alternative store, perhaps at the "authors" expense, so that there might be a "rich" system of high-use material (only a portion of it serial articles) and a "poor" system containing the body of research literature.

Quels seront les effets de l'édition électronique ? Toute technologie génère ses conséquences propres et nous sommes passés de la typographie à la photocomposition sans qu'il y ait eu bouleversement du système éditorial. L'électronique entraînera-t-elle une réforme supplémentaire ou une révolution plus complète, transformant l'ensemble des rapports de production-diffusion autant que les produits eux-mêmes, et, au premier chef, les périodiques.

L'exposé de M. Line * se veut plus problématique que descriptif et pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses. Ce qui est pourtant posé c'est la question du système documentaire lui-même et de ses finalités.

Lorsqu'on envisage les perspectives offertes par l'électronique pour le stockage et la fourniture de documents 1, il est aussi facile d'évoquer un scénario apocalyptique que paradisiaque. Personnellement, je n'adhérerai ni à l'un ni à l'autre de ces scénarios, d'abord parce qu'il n'est guère raisonnable de voir les choses en blanc ou en noir, mais aussi parce que je ne suis pas persuadé que l'avenir de l'édition soit totalement lié à l'électronique.

Sans aucun doute celle-ci interviendra sur de nombreux points dans la chaîne de l'édition, en amont du côté des auteurs, en aval du côté du public; mais la technologie réduite au rang d'auxiliaire dévoué représente quelque chose de tout à fait différent de la technologie agissant comme force souveraine. A mon avis l'avenir présentera un ensemble composite de publications diverses : des périodiques plus ou moins conventionnels édités en grande quantité et destinés au public à fins d'acquisition et d'usage; des publications sur papier produites à la demande à partir de matrices sur électronique (ou sur microfilms) détenues dans un ou plusieurs centres; des publications stockées sur électronique (ou microforme) vendues aux bibliothèques à fins d'utilisation directe par le public ou de tirage sur papier à la demande; enfin des publications accessibles en ligne, sur écran ou tirées sur imprimante, consultables par les bibliothèques ou par les utilisateurs individuels. Sans doute existe-t-il d'autres possibilités. Quelle sera la proportion de documents disponibles sous chaque forme ? et quelle sera l'utilisation de celles-ci ? C'est l'avenir qui donnera réponse à toutes ces questions : certains documents seront disponibles sous deux formes sinon plus.

Parce que le présent séminaire porte sur les périodiques mais aussi parce qu'ils seront probablement plus touchés par l'électronique que les autres produits éditoriaux - à l'exception des instruments de références nécessitant une mise à jour régulière ma communication se limitera aux seuls périodiques; je voudrais cependant faire deux remarques préalables. En premier lieu l'introduction de l'électronique dans les processus de stockage et de fourniture des documents sera progressive et n'aura pas de retombées brutales ou dramatiques sur les utilisateurs, les bibliothèques ou les éditeurs. Ensuite, aussi progressive soit-elle, cette évolution sera irréversible et il convient d'en prévoir et d'en analyser les conséquences.

Les nouveaux supports

Il existe différentes possibilités de rendre disponible un texte édité sur support électronique. L'impression pourrait avoir lieu dans un centre unique et les produits en seraient diffusés par courrier; on peut imaginer aussi plusieurs centres. Le document serait transmis en ligne directement aux terminaux de consultation et imprimé sur place. Les médias électroniques pourraient être vendus aux bibliothèques ou à d'autres organismes, qu'il s'agisse de collections complètes ou de dossiers de presse, regroupant sur un sujet donné des articles sélectionnés dans plusieurs revues. Les bibliothèques fourniraient le texte à la demande de leurs usagers. Compte tenu de la difficulté de contrôler l'usage ultérieur des documents ainsi fournis, cette solution ne sera vraisemblablement retenue par les éditeurs qu'à la condition de vendre très cher l'original lui-même. Une des principales raisons du vif intérêt manifesté par les éditeurs tient à ce que l'édition électronique leur permettra de contrôler davantage leurs produits et ils ne sacrifieront cet avantage qu'à des conditions très particulières.

Les disques optiques numériques sont un des moyens de stockage des articles. Ils présentent un intérêt évident car ils accueillent tout ce qui est graphiques et illustrations, indispensables à une bonne part de l'information scientifique, particulièrement en bio-médecine ; mais c'est seulement à un coût élevé car la numérisation d'éléments graphiques nécessite beaucoup d'espace-disque. Il existe d'autres méthodes de stockage et de transmission à moindre coût, telles le télétex, mais elles ne procurent pas l'image. Les éditeurs auront probablement à choisir entre des systèmes onéreux mais performants comme le disque optique numérique et des dispositifs plus abordables qui, selon le cas, comportent de sérieuses limitations ou nécessitent de recourir à un support imprimé pour l'illustration. On peut également envisager des systèmes mixtes. Ce n'est que par essais et par tâtonnements successifs qu'on arrivera à dégager une solution. Le défaut de cette démarche, c'est qu'elle comporte le risque de se retrouver bloqué en cas d'erreur d'appréciation : dans notre cas les utilisateurs pourraient être dissuadés soit par un système trop insuffisant soit par un système sophistiqué hors de portée de leurs moyens.

Les systèmes mixtes offrent d'autres possibilités plus étendues, intégrant texte, images fixes et animées, et son. Ils feront aussi de toute évidence l'objet d'expérimentations bien que leur intérêt principal ressorte davantage de la formation et des loisirs que de la recherche.

Les nouveaux périodiques

Voilà des années que la « crise prochaine » est évoquée par les éditeurs de périodiques mais cette crise, qui semble toujours imminente, n'a encore jamais eu lieu. Le nombre de titres publiés ne cesse d'augmenter bien que le volume moyen des numéros diminue. Une des principales raisons de ce phénomène est que, face à la stagnation du marché, les éditeurs dédoublent souvent leurs titres, pensant augmenter leurs recettes même si les ventes de chacun des nouveaux périodiques restent inférieures à celles du titre de départ. Aux Etats-Unis des chiffres récents 2 révèlent que le marché n'était, jusqu'en 1980, nulle part aussi pauvre qu'on voulait bien le dire; toutefois la situation a empiré depuis et la crise attendue de si longue date pourrait bien finir par éclater.

La majorité des demandes se concentrent sur un nombre de périodiques relativement restreint : moins de 10 % des 55 000 titres suivis par la BLLD font l'objet de 75 % des demandes, et 3 % des titres en regroupent 50 % 3. Les titres les plus utilisés se maintiendront, même s'ils sont très onéreux, dans leur version conventionnelle car la majorité des bibliothèques, qui dépendent d'organismes intéressés aux mêmes domaines, se devront de les acheter. Toutefois, même si le passage à l'électronique ne s'impose pas pour ces périodiques, ce sont en général leurs éditeurs qui ont les moyens de procéder à cet investissement. De nombreuses publications conventionnelles très peu utilisées paraissent relativement à l'abri car elles sont publiées par divers organismes, à des fins de prestige, et n'ont pas d'objectifs de rentabilité. Ce sont les périodiques en position moyenne qui pourraient tirer le maximum d'avantages de l'édition électronique mais ils ne pourront le faire qu'en s'accrochant aux basques des grands éditeurs.

Même si les périodiques restent en majorité édités dans leur présentation traditionnelle au cours de la prochaine décennie sinon plus, nous pouvons nous attendre à voir se développer la production d'articles, au lieu de et parallèlement à la fourniture de numéros et volumes conventionnels. Quelques journaux ne seront plus disponibles qu'à la demande tandis qu'un nombre croissant de titres utiliseront les deux canaux, édition conventionnelle et à la demande surtout à partir de matrices électroniques. Les éditeurs semblent viser un double marché, celui des livraisons complètes et celui des articles isolés. Ces derniers seront pour la plupart édités à la demande et pourront, le cas échéant, être accompagnés de revues de synopsis imprimées. La fourniture d'articles à la demande présente des avantages évidents : elle évite à l'éditeur des coûts de stockage, elle assure la conservation de tous les articles édités, elle supprime les risques de surproduction et elle attire un marché pour des articles isolés alors que le marché des abonnement marque un déclin.

Il doit exister une forte concentration de la demande sur les articles parus dans certaines revues 4, probablement moins importante que pour les titres eux-mêmes; selon toute probabilité la moitié de la demande se porte sur 1 à 2 % de l'ensemble des articles. Cela signifie que les bibliothèques, en acquérant des séries entières de titres, qui ne sont après tout que des agrégats d'articles, gaspillent des crédits en achetant, reliant et conservant de nombreux articles qui ne seront jamais utilisés. La possibilité d'obtenir à la demande des articles correctement imprimés pourrait induire les bibliothécaires à constituer des collections optimales d'articles et non plus de titres. Ces articles, qui seraient conservés par la bibliothèque, ne seraient pas communiqués aux usagers comme le sont actuellement les photocopies. Dans cette hypothèse, l'obtention de documents ne signifierait pas un emprunt par le circuit du prêt-inter mais une forme d'acquisition.

Les nouveaux services

Le succès de cette formule dépendra pour une grande part du prix des articles achetés à la demande. Un prix trop élevé encouragerait, là où elle se pratique déjà, l'acquisition de livraisons complètes. Là où elle n'existe pas, le coût pourrait être dissuasif pour l'utilisateur, excepté dans les secteurs relativement prospères comme l'industrie pharmaceutique. Par ailleurs un prix trop modéré pourrait tuer le périodique dans sa forme traditionnelle.

Si, comme c'est actuellement le cas avec les services d'information secondaire, la version imprimée finance la version accessible en ligne, sa disparition provoquerait une explosion des coûts de consultation en ligne. Personnellement, je doute fort que le marché puisse longtemps soutenir la coexistence des deux types de publication. Les éditeurs ont le choix entre plusieurs options: fixer des tarifs élevés pour l'accès en ligne et voir ce qui se passera; moduler les prix en fonction des différents marchés et disciplines; abaisser les tarifs afin de stimuler la demande jusqu'à ce que les coûts diminuent - ou en attendant de les réévaluer une fois le marché capté.

Les bibliothèques pourraient se limiter au rôle d'intermédiaire et communiquer les articles acquis sur demande à leurs usagers qui les garderaient. Seront-elles tentées, ou bien peut-être contraintes par de sévères restrictions, de faire payer à leurs usagers ou à leur clientèle d'organismes le prix fort pour obtenir ces articles ? Dans ce cas, les usagers n'auront-ils pas la tentation de laisser tomber la bibliothèque et de s'adresser directement au fournisseur ? Ce risque existe certainement mais, si les gens utilisent l'accès en ligne pour parcourir les articles et éliminer ceux qu'ils ne souhaitent pas lire intégralement, ils exigeront probablement pour une lecture effective, non seulement une hard copy mais une hard copy correcte. Un tirage satisfaisant ne sera possible qu'avec des imprimantes haut de gamme qui ne seront certainement pas disponibles dans tous les organismes, installées sur chaque bureau.

Quoi qu'il en soit nous sommes dans l'ignorance de ce que les usagers sont prêts à accepter. Ils ont le choix entre plusieurs moyens d'accès à la lecture : accès en ligne; impression rapide, mais médiocre, réalisée à partir d'un terminal personnel; impression un peu moins rapide mais de meilleure qualité, réalisée à partir du terminal de la bibliothèque; impression un peu plus lente mais de très bonne qualité due à un seul fournisseur. En cas de vente directe aux usagers, les prix (et sans doute les coûts) seront modérés pour peu qu'il y ait de nombreuses ventes.

Les nouveaux pirates

J'ai déjà mentionné certains des risques encourus par les éditeurs en vendant les supports électroniques aux bibliothèques. Ce n'est pas tout car, même si les éditeurs gardent la main sur les originaux et transmettent les textes à la demande, il ne sera pas difficile de transférer ces textes sur une mémoire d'ordinateur, à fins d'utilisation ultérieure. Il ne sera pas non plus difficile d'en faire un tirage à partir du terminal de réception puis de le photocopier en vue d'une diffusion. Plus les éditeurs augmenteront leurs tarifs, plus ils imposeront de restrictions à l'usage, plus le risque de piratage augmentera.

Il y a une autre éventualité : que les articles peu utilisés deviennent indisponibles car leur faible utilisation (voir leur non-utilisation) sera patente. Les éditeurs peuvent se refuser au stockage de documents que personne ne veut utiliser. Pire, ils peuvent avoir la tentation d'utiliser des critères plus commerciaux qu'intellectuels pour accepter de publier des articles, exactement comme ils le font pour les livres, encore qu'il leur serait plus difficile d'appréhender les lecteurs potentiels. Actuellement le nombre d'articles peu utilisés reste dans une large mesure une inconnue car ceux-ci font partie d'un ensemble lorsqu'ils sont achetés; mais, avec l'avènement de l'électronique, le maintien de cette zone d'ombre ne sera plus possible. Alors que le système actuel favorise les auteurs, un système d'édition à la demande privilégierait les usagers. Si les articles peu utilisés continuent à être publiés, différents systèmes pourraient se mettre en place : pour les articles très utilisés, un dépôt d'accès facile contrôlé par le secteur commercial, et un ou plusieurs dépotoirs pour les documents peu utilisés. Leur recensement dans des fichiers conservés sur place ne constituerait qu'une piètre solution car il y aurait peu ou pas de contrôle de qualité et il serait nécessaire d'établir un catalogue collectif du contenu de tous ces fichiers.

Une organisation nationale constituerait une solution plus satisfaisante. Le contrôle de qualité serait assuré par des referees bénévoles ; indexation et recherches seraient menées selon les règles. Le coût serait à la charge de la communauté scientifique dans la mesure où il s'agirait d'un service rendu à ses propres membres; il pourrait aussi être supporté par les auteurs qui paieraient pour que leurs travaux y figurent et par les usagers qui paieraient pour y accéder - quoique ce système pénaliserait les moins fortunés d'entre eux.

Idéo-logiques

Les éditeurs peuvent accepter d'avoir à traiter moins d'articles que maintenant, lorsque les procédures de stockage et d'accès par électronique auront pris de l'ampleur. Ils peuvent même accepter de voir se rétrécir le marché, notamment celui des périodiques conventionnels. En revanche, ils pourraient bien considérer que toutes ces pertes seront très largement compensées par un marché pour la fourniture d'articles bien plus important que le marché actuel, même si, en s'en emparant, ils n'évincent qu'en partie les bibliothèques. Ce raisonnement repose sur le postulat suivant : il suffit de relier le contrôle bibliographique, dont l'efficacité est la caractéristique des 20 ou 30 dernières années, à un système d'accès au document de même niveau pour augmenter la demande dans des proportions gigantesques 5. De toute évidence, si les calculs se fondent sur l'hypothèse d'une demande multipliée, mettons, par 10, la conjoncture économique apparaît des plus favorables - et certaines estimations sont encore bien plus extravagantes.

Sans aucun doute, toute amélioration d'un service suscite une demande nouvelle - témoin le remarquable accroissement des demandes de prêt-inter en Grande-Bretagne entre 1961 (date de la mise en service de la NLLST (National Lending Library for Science and Technology) et 1980, même si le flux a été seulement multiplié par quatre. Il est fort douteux toutefois que les améliorations dues à l'électronique soient de nature à provoquer une relance comparable, à l'exception peut-être des pays où les systèmes de fourniture de document sont si défaillants que la demande en est réellement freinée. On doit aussi noter que la recherche en ligne, qui est censée relancer la demande de documents, n'entre que pour une faible part dans la demande actuelle; dans le cas de la BLLD elle ne représente guère plus du 7e ou du 8e des demandes 6; ces proportions sont confirmées par une étude récente menée à l'université de Sheffield 7 et une enquête effectuée en Allemagne en 1979 8. L'imposition de tarifs élevés pour la fourniture électronique de documents pourrait bien en fait aboutir à un tassement de la demande.

Les chercheurs ont l'habitude de voir leur oeuvre imprimée; c'est souvent le seul témoignage visible de mois ou d'années de recherches. La plupart d'entre eux souhaitent, ou doivent, présenter leur liste de travaux à leurs employeurs présents ou à venir. Les revues de synopsis se sont déjà développées malgré leur opposition, et pourtant les synopsis sont déjà un témoignage tangible.

Est-ce qu'un article édité électroniquement, et donc visualisable uniquement sur demande, aura le même statut qu'un article imprimé ? Comment l'auteur peut-il être assuré de la préservation de son oeuvre, intacte, pour les générations à venir ? La publication par les deux canaux va sans prolème, mais il s'en pose lorsque l'édition électronique est la seule méthode employée; les éditeurs pourraient bien se retrouver à court d'articles pour alimenter un journal électronique, surtout s'ils se servent de critères commerciaux et que les auteurs voient refusés par l'édition électronique des articles qui auraient été acceptés par un périodique traditionnel.

Un autre problème pour les utilisateurs, les auteurs et les éditeurs est celui du contrôle bibliographique des produits de l'édition électronique puisqu'on ne peut demander un document si on ne dispose pas aisément de ses références. Comment faire référence à des articles stockés sur électronique n'est qu'une partie du problème - encore que si ces articles conservent en ligne la structure de présentation en numéro des périodiques actuels, leur signalement ne devrait pas être trop difficile. La stabilité du texte est une autre question puisque ces documents peuvent subir des ajouts et des modifications. A quelle version précise faudra-t-il se référer ? Faudra-t-il donner la date (mois et année) de la dernière révision ainsi que celle de dépôt du manuscrit original ? On peut supposer que, dans un univers en ligne, il suffira tout simplement de rechercher les références en ligne, et qu'en conséquence, le contrôle ne présentera pas de difficultés. Il peut en être ainsi dans un avenir lointain mais pour l'instant il apparaît qu'on identifie beaucoup plus de références à partir des bibliographies imprimées publiées par les services d'indexation et de résumés et des citations dans d'autres ouvrages qu'à partir de recherches bibliographiques informatisées.

La tare et la balance

Une des retombées inévitables de l'électronique consistera en l'extension du rôle joué par le secteur privé dans le traitement de l'information. A part les toutes petites, la plupart des bibliothèques sont dans presque tous les pays - directement ou indirectement - à la charge des deniers publics; au cours des ans un certain équilibre s'est établi entre les secteurs bibliothèques et hors-bibliothèques, entre le secteur public et le secteur privé. En général le secteur privé est producteur d'informations enregistrées, achetées par le secteur public pour les mettre à la disposition des utilisateurs.

Dans les faits, il s'agit de phénomènes bien plus complexes car une grande part de l'information recueillie par le secteur privé - l'éditeur - trouve son origine dans les dépenses effectuées par le secteur public (aides à la recherche, etc.). Sans cet apport gratuit et le marché des bibliothèques, les éditeurs de périodiques scientifiques ne pourraient survivre. Ceci donne à penser que cet équilibre ne devrait être rompu qu'après en avoir soigneusement étudié les conséquences possibles. Or ce bel équilibre est d'ores et déjà en train de se défaire, suite aux pressions exercées par les éditeurs pour parer à la photocopie « sauvage » par les bibliothèques et à leur volonté d'utiliser l'électronique à cette fin. Les investissements requis par l'électronique restent toutefois très importants et sont beaucoup plus aisément à la portée de firmes déjà engagées dans cette voie. Plusieurs signes montrent déjà que certaines entreprises, sans aucune expérience de l'édition, mais qui disposent de capitaux et qui ont le goût du risque, se lancent dans l'arène. Ce fait pourrait avoir d'immenses conséquences qui peuvent paraître inquiétantes. L'intérêt manifesté par la plupart des éditeurs à la valeur du savoir enregistré pourrait être sacrifié à des considérations purement commerciales - conséquence directe ou indirecte de leurs efforts pour réduire le rôle du secteur public dans l'accès au document et pour lui soutirer encore plus de ressources. Une fois investie, l'industrie de l'édition pourrait s'amenuiser ou être bouleversée de fond en comble et tout sauvetage deviendrait impossible.

Un médiateur peut en cacher un autre

Les éditeurs souhaiteront presque à tous les coups la présence d'un intermédiaire pour fournir des articles à la demande. Il est quasiment impossible d'imaginer un service de fourniture allant directement des éditeurs aux consommateurs et sans doute verra-t-on l'équivalent des spécialistes en interrogation de banques qu'on rencontre maintenant dans les services d'information secondaire. Néanmoins ce rôle de médiateur pourrait aller beaucoup plus loin et c'est ce qui d'ailleurs est en train de se produire. Des organismes tels que l'Institut pour l'information scientifique et les « Chemical Abstracts Services » participent à la fourniture de documents ; pas tant parce qu'il s'agit d'une fonction primordiale que pour inciter à l'utilisation de leurs principaux services. Fait plus significatif : on voit, surtout aux Etats-Unis, se multiplier les courtiers en information. Postulant que l'information est une source de revenus, de plus en plus de monde, souvent des individus isolés, s'introduisent dans le marché de l'information, prenant en charge l'une des opérations intervenant entre la recherche bibliographique et la remise du document. Il semble qu'il pourrait y avoir en fait deux sortes d'intermédiaires : les grossistes, représentés par les interrogateurs de banques de données, et les détaillants sous les traits des documentalistes libéraux, tous deux ressortissant sans équivoque du secteur commercial.

De nombreuses bibliothèques jouent actuellement un rôle important d'intermédiaires, qu'il s'agisse de grandes bibliothèques de recherche appelées à recevoir un volume important de demandes de prêt-inter ou de services spécialisés comme la BLLD. Là aussi il pourra y avoir des frictions entre le secteur privé et le secteur public. Si un service central était privatisé il ne serait pas rentable pour lui d'avoir à traiter tous les périodiques, et pas seulement ceux d'utilisation intensive ou moyenne; en conséquence le déchet devrait être recherché auprès des autres bibliothèques ou devenir inaccessible.

Et la conservation ?

Les bibliothèques ont jusqu'à présent rempli une fonction fondamentale que les éditeurs n'étaient pas en mesure d'assumer pour des motifs pratiques et économiques : le stockage et la conservation de documents imprimés, qui ne sont guère rentables. Cette fonction est d'une grande importance pour les publications de chaque pays qui représentent une composante permanente du patrimoine national. L'édition électronique pourrait modifier cette situation, d'abord en donnant la possibilité, du moins en théorie, de conserver en permanence les documents publiés; en second lieu par le refus opposé par les éditeurs à la vente des matrices aux bibliothèques; enfin par la possibilité réelle de corriger, mettre à jour ou effacer les données de départ - ce qui pourrait bien remettre en cause la notion même de conservation d'archives. Il est pénible de voir les éditeurs endosser joyeusement la responsabilité de la conservation définitive et de la fourniture des documents ; même s'ils assument véritablement cette charge, aucun éditeur n'est assuré de durer éternellement. La même remarque vaut pour les interrogateurs spécialisés des banques de données. Le problème pourrait être résolu si les éditeurs, au-delà d'un certain laps de temps, communiquaient leurs banques aux bibliothèques, soit avec toute liberté d'usage contre un paiement raisonnable, soit avec l'obligation de verser des droits pour toute utilisation ultérieure.

Comme il s'agirait en fait de se débarrasser d'une charge peu rentable et sans intérêt, ce transfert pourrait avoir lieu soit gratuitement soit contre le versement d'une somme modérée. Cette formule ne permettrait pas toujours la récupération des matrices éditées par un éditeur subitement en faillite et il serait bien mieux de les déposer, dès leur production, dans une bibliothèque - qu'il s'agisse d'une bibliothèque nationale ou d'autres préposées à cette tâche - avec des restrictions à leur usage pour une période déterminée. Cette mesure assurerait la conservation du document original dans sa version initiale sans qu'il en aille de même, toutefois, pour sa dernière version. Il s'agit en tout cas d'un problème qui concerne autant les éditeurs que les bibliothèques : l'édition électronique comporte autant de charges que de promesses. Dans ce domaine également, secteur public et secteur privé auront tous les deux un rôle à jouer.

Des miettes de savoir

Jusqu'à ce moment-même, en faisant cet exposé, j'ai traité des articles de périodiques dont nous avons tous l'habitude comme s'ils devaient rester un moyen usuel de communication scientifique. Il faut cependant se souvenir qu'ils sont eux-mêmes un sous-produit de l'imprimerie et qu'ils se sont plus ou moins standardisés en fonction d'un système, celui des périodiques imprimés. Ils ne doivent être ni trop longs ni trop courts; et, en fait, la majorité des articles scientifiques et techniques se situe entre six et douze pages quel que soit leur contenu - léger ou dense, insignifiant ou important. Un système d'édition électronique, outre qu'il favoriserait la concision - compte tenu des limites imposées par la lecture sur écran -, abolirait les contraintes qui ont abouti à cette standardisation. Pourquoi un article traitant d'un seul sujet, étroit et bien circonscrit, n'occuperait-il pas l'équivalent d'une page ? Ou pourquoi ne pas scinder en trois ou quatre contributions un article abordant trois ou quatre thèmes ? Cette fragmentation des articles en « miettes de savoir » en rendrait la lecture moins plaisante, mais la recherche de faits et de résultats en serait facilitée.

De nombreux livres pourraient faire l'objet d'un découpage similaire. La transformation des méthodes d'édition pourrait déboucher sur de nouveaux modes de lecture et d'écriture qui, à leur tour, pourraient réagir sur l'édition. Le conservatisme dispose de solides bastions mais des évolutions dans un sens ou dans l'autre se produiront inéluctablement. C'est à nous d'essayer de les prévoir et, pour autant que nous le pourrons, de les infléchir plutôt que d'aller gémir sur ces innovations de mauvais aloi lorsque celles-ci seront passées dans les moeurs 9.

Théorie des catastrophes ?

L'information est de plus en plus tenue pour un produit commercial avec paiement pour chaque utilisation et recouvrement des coûts par le producteur ou le fournisseur. L'emploi de l'électronique pour son stockage et sa transmission contribuerait à parachever ce processus. En bonne logique le producteur de l'information devrait être rémunéré par l'éditeur; et comme, à peu de chose près, les auteurs sont les mêmes que les utilisateurs (ou les organismes qui financent leurs recherches), ils ne devraient pas, globalement, payer plus qu'ils ne reçoivent. Si c'était le cas, le système d'édition et de transmission cesserait rapidement d'être rentable dans son ensemble à moins que l'information ne soit transmise par le biais des bibliothèques qui auraient à payer des droits assez élevés pour assurer la viabilité du système. Elles ne sauraient le faire sans disposer de crédits supplémentaires importants. Et comme ce concours ne pourrait provenir que des deniers publics, on aboutirait au bout du compté à la disparition de l'économie de marché.

Il est facile de pousser à l'absurde un point de vue apparemment logique; mais il me semble vraiment que certaines affirmations d'éditeurs et autres représentants du secteur privé de l'information comportent, sous une apparence rationnelle, des absurdités et des contradictions sous-jacentes. S'ils veulent d'un système rentable dans sa totalité, ils doivent en analyser toutes les implications et réaliser qu'un tel système pourrait les ruiner tout en nuisant aux bibliothèques et aux utilisateurs. Si, par contre, ils admettent que le système d'édition et de dissémination de l'information scientifique dépend dans son ensemble du maintien de l'équilibre entre secteur public et secteur privé - un équilibre peut-être un peu différent du rapport actuel mais un équilibre quand même - il doit être possible d'arriver à un compromis acceptable par tous les partenaires.

A cause du danger de voir les éditeurs traditionnels submergés par de nouveaux venus, éditeurs et bibliothécaires auront tout intérêt à travailler ensemble à des fins communes; ceci réclame une ouverture d'esprit de part et d'autre, une volonté de travailler sur des faits et non des préjugés et, enfin, de prévoir les effets possibles des différentes stratégies envisageables.

En dépit de prédictions optimistes, le stockage et la fourniture de documents par électronique sont d'une rentabilité encore incertaine - et qui le restera probablement encore quelque temps. Il n'y aura certainement pas de miracles économiques; par contre il pourrait très bien survenir des désastres financiers dus à des investissements excessifs, faits à mauvais escient ou prématurés. Des catastrophes d'un autre genre pourraient se produire. Certains éditeurs pourraient se trouver confrontés à l'échéance de ne pouvoir traiter que bien moins de documents qu'ils ne le font actuellement : les produits les plus porteurs seraient récupérés par des groupes plus importants et les moins intéressants deviendraient invendables.

Il y aura des décisions délicates et difficiles à prendre : quels éléments confier à l'électronique, quels droits imposer, sous quelle(s) forme(s) les documents seront-ils disponibles ? - surtout s'il se crée un double marché pour les périodiques conventionnels et pour l'accès et la fourniture sur demande. Les éditeurs auront à définir leur attitude vis-à-vis des intermédiaires commerciaux en tant que tels mais aussi en tant qu'intermédiaires vers le secteur public; ils devront aussi déterminer s'ils doivent viser la clientèle des utilisateurs directement ou par le biais des bibliothèques. Les plus petits d'entre eux subiront des pressions pour s'allier, ou pour fusionner, avec d'autres maisons de même dimension ou plus importantes, perdant ainsi une part, faible ou grande, de leur liberté, à moins que ce ne soit la totalité. Des erreurs seront sans doute commises. Les bibliothécaires auront à se préoccuper de l'incidence de l'utilisation croissante des critères de rentabilité sur la disponibilité des documents : un succès défini en termes de commerce pourrait signifier la fin de la disponibilité des documents que nous tenons tous pour une donnée établie.

  1. (retour)↑  L'exposé dont nous publions la traduction a été présenté à l'occasion de la 10e conférence de l'IATUL (International Association of Technological University Libraries), à Essen en juin 1983.
  2. (retour)↑  KING RESEARCH, INC., Libraries, publishers and photocopying: final report of surveys conducted for the United States Copyright Office, Rockville, Md., King Research, Inc., 1982. XIII, [230] p.
  3. (retour)↑  De 1976 à 1980, la diffusion de 85,5 % des périodiques scientifiques s'est maintenue au même niveau ou a progressé. 14,5 % d'entre eux ont vu augmenter leurs abonnements de 20 % alors que la diffusion de 2,4 % des titres seulement a décru dans des proportions comparables. Parallèlement, le revenu moyen brut des périodiques américains s'est accru de 68 % en monnaie constante.
  4. (retour)↑  Ann CLARKE, "The use of serials at the British Library Lending Division, 1980 ", dans: Interlending Review, 9 (4) 1981, pp. 111-117.
  5. (retour)↑  Maurice B. LINE, A. SANDISON, Jean MacGREGOR, Patterns of citations to articles within journals: a preliminary test of scatter, concentration and obsolescence, Bath, Bath University Library, October 1972, [vi], 33 p.
    Maurice B. LINE, "Does physics literature obsolesce ? A study of variation of citation frequency with time for individual journal articles in physics", dans : BLLD Review, 2 (3) 1974, pp. 84-91
  6. (retour)↑  Electronic document delivery : a study of the relationship between user needs and technology options. Prepared for the Publishers Association and the Commission of the European Community by PIRA, Leatherhead, IEPRC, 1983, 2 vol.
  7. (retour)↑  D. RUSSON, P.J. TAYLOR, "Sources of references for interlibrary loan requests", dans : Interlending and Document Supply, 11 (2) 1983, pp. 58-60.
  8. (retour)↑  Sue STONE, Inter-library loans : a study of antecedents and outcomes of inter-library loan requests, Sheffield, University of Sheffield Centre for Research on User Studies, 1983, VIII - 198 p. (CNRS Occasional Paper no 7).
  9. (retour)↑  GESELLSCHAFT FÜR INFORMATION UND DOKUMENTATION MBH, Jahresbericht 1981, Frankfurt am Main, GID, 1982, pp. 48-50.
  10. (retour)↑  Maurice B. LINE, "Some questions concerning the unprinted word", dans : Hills, Philip, éd. The future of the printed word. London, Frances Pinter, 1980, pp. 27-35. Maurice LINE, "The production and dissemination of information : some general observations", dans : Katzen, May, éd., Multi-media communications, London, Frances Pinter, 1982, pp. 138-146.