Introduction àa l'histoire de la lecture publique

Noë Richter

La notion de lecture publique n'apparaît qu'après la première guerre mondiale comme une transformation de la lecture populaire. Accueillie avec indifférence au départ, cette conception nouvelle du rôle de la bibliothèque en tant qu'élément de divertissement de culture, de formation, de vulgarisation et d'information, de documentation et d'étude, de conservation enfin, s'est en quelque sorte concrétisée avec la création d'une Direction des bibliothèques et de la lecture publique en 1945. Cette étude s'attache à développer très précisément les deux points suivants: histoire de la locution et contenu de la lecture publique

After the First World War, the concept of public reading appears for the first time as a new attitude towards popular reading. Although received without enthousiasm, this new concept of the Library's role as an important element of leisure, of culture, of training, of popularization and information, of documentation and research, of preservation steadily grew until the setting up in 1945 of the Direction des bibliothèques et de la lecture publique. In this article are examined in detail two points: history of the term and contents of public reading

D'année en année, les travaux de micro-histoire modifient les perspectives. Base et aliment des synthèses dont nous rêvons et qui, sans eux, seraient construites sur le sable, ils obligent à de perpétuels recommencements. Sur un plan général, nous écrivons, nous enseignons des erreurs : loi mélancolique de toute science. Ce n'est pas une raison pour courtiser la contradiction, ni pour nourrir des songes creux.
Robert Boutruche

Note liminaire. Il convient, pour la clarté de l'exposé, de définir de façon sommaire et provisoire un terme que l'on chercherait vainement dans les dictionnaires de la langue française. La lecture publique est l'activité ou, si l'on préfère, le service, ou les fonctions d'une catégorie de bibliothèques que la terminologie professionnelle internationale désigne sous le nom de bibliothèques publiques. L'épithète n'est pas prise ici dans son sens administratif, mais dans un sens fonctionnel défini par l'Unesco en 1970 : est publique

toute bibliothèque instituée pour desservir, sans discrimination, les membres d'une collectivité. En ce sens, des bibliothèques de statut privé entrent dans la catégorie des bibliothèques publiques, et beaucoup de bibliothèques de statut public n'en font pas partie. Pour éviter une ambiguïté à laquelle la langue française répugne, nous n'hésiterons pas à utiliser l'expression de bibliothèque de lecture publique pour désigner ces bibliothèques.

I. Histoire de la locution

Dans l'éventail largement ouvert de l'activité des bibliothécaires d'aujourd'hui, la lecture publique occupe une place de choix et, à bien des égards, privilégiée. C'est, dans l'histoire des bibliothèques, un fait récent. La notion et les réalités de la lecture publique se sont en effet lentement constituées au cours du premier tiers du XXe siècle. Elle n'apparaît à l'horizon des bibliothécaires professionnels qu'après la première guerre mondiale, comme une transformation de la lecture populaire. Il est vrai que sur les plans de la chronologie, de la réalité quotidienne, des institutions, la lecture publique est le successeur immédiat de la lecture populaire. Mais c'est un successeur qui a délaissé l'héritage. Il a rejeté l'esprit et la finalité de la vieille bibliothèque populaire qui n'a été tout au long de son histoire qu'un instrument du conditionnement des classes laborieuses et du maintien de l'ordre social. La lecture publique, elle, se voulait ouverture sur les valeurs de civilisation et instrument de libre réflexion. Il y a antinomie, incompatibilité radicale entre l'idéologie de la lecture populaire et celle de la lecture publique. Cette rupture et l'originalité de la lecture publique n'ont cependant pas été clairement perçues par les générations professionnelles des années 1920-1940. Les bibliothécaires de tradition ont accueilli avec indifférence, avec réserve ou avec hostilité la conception nouvelle du rôle éducatif et documentaire de la bibliothèque publique qui leur était proposée par quelques bibliothécaires municipaux qui avaient tenté, avant 1914 déjà, d'ouvrir leurs établissements à un public plus large que le petit cercle des érudits et des étudiants qui les fréquentaient. Lorsque ces mêmes bibliothécaires, cherchant une expression pour désigner le service nouveau qu'ils tentaient d'annexer à leurs vieilles bibliothèques, introduisirent l'expression de lecture publique dans les réunions professionnelles, ils suscitèrent une querelle terminologique qui ne paraît pas encore tout à fait apaisée aujourd'hui. Cela n'a pas été qu'une querelle de mots : la lecture publique, qui s'affirmait, provoqua alors des réactions franchement hostiles dans le milieu des bibliothécaires de tradition, où la lecture populaire avait cependant rencontré des sympathies actives dans les générations précédentes. Mais la lecture populaire était portée par d'autres institutions et elle se développait à un niveau social et intellectuel qui n'interférait pas avec celui des institutions qu'ils dirigeaient. La lecture publique, au contraire, touchait leur domaine de plus près, et beaucoup y virent une concurrente redoutable dans le partage de la maigre audience qui était la leur et des maigres crédits municipaux alloués aux institutions de lecture.

L'expression est d'abord entrée dans la langue française avec son sens littéral. La lecture collective est une pratique spontanée et banale dans les milieux populaires peu alphabétisés, où les plus instruits font la lecture des livres et des journaux, en famille ou dans des cercles constitués. Les autorités civiles et religieuses ont régulièrement utilisé la lecture publique comme un moyen de l'information et de l'instruction du peuple. Lorsque l'enseignement élémentaire est apparu comme une nécessité économique, politique et sociale, les pouvoirs publics ont utilisé, entre autres moyens, cette manifestation du besoin instinctif de communiquer pour favoriser l'alphabétisation des milieux populaires. On l'a vu dans la France du XIXe siècle comme dans les nouvelles républiques soviétiques après 1917. Au début de la Deuxième République, le ministre de l'Instruction publique institutionnalise la lecture collective et organise des lectures publiques régulières à Paris. C'est dans ce sens que l'expression a été couramment utilisée pendant toute la seconde moitié du siècle. La chute de la République a entraîné l'abandon des lectures publiques officielles, mais la pratique s'en est longtemps maintenue dans les écoles du soir et dans les bibliothèques populaires. Cette première animation de la lecture a décliné à mesure que l'instruction populaire se généralisait et que l'analphabétisme régressait. Elle semble avoir à peu près complètement disparu au début de notre siècle. Dans son sens, primitif, l'expression n'apparaît plus que rarement dans la littérature professionnelle et pédagogique de la fin du XIXe siècle. Mais, par un glissement de sens dont nous percevons mal le processus, on la voit très vite réapparaître avec un sens nouveau, celui qu'elle a conservé jusqu'à nos jours.

L'utilisation la plus ancienne de l'expression avec son sens actuel apparaît sous la plume du pasteur Jean-Frédéric Oberlin. Dans un texte transcrit dans le registre de la bibliothèque paroissiale de Waldrsbach et daté du 9 février 1792, Oberlin confie à ses paroissiens les difficultés qu'il a rencontrées pour gérer la bibliothèque. Rappelant sa fondation par son prédécesseur, le pasteur Jean-Georges Stuber, il écrit : « ...il établit une bibliothèque de lecture publique et une autre pour servir dans les écoles ». Cette précoce et singulière apparition du terme est inexplicable. Nous ne pouvons imaginer, dans l'état de nos connaissances sur les bibliothèques du peuple au XVIIIe siècle, quelle est la réalité qu'Oberlin a voulu évoquer en utilisant l'expression bibliothèque de lecture publique pour désigner, non pas la fonction, mais l'institution dans une locution complexe que beaucoup de bibliothécaires hésitent encore à employer aujourd'hui. Les choses, en revanche, apparaissent plus cohérentes lorsqu'on lit les textes de ceux qui se sont intéressés professionnellement à la lecture.

Au XIXe siècle, la fonction des bibliothèques populaires a été tout naturellement désignée par le terme de lecture populaire qui, avec ceux de instruction populaire et éducation populaire, était d'un usage courant dans la littérature administrative et pédagogique. Vers les années quatre-vingt-dix, la critique se fit trés vive à l'égard de ces bibliothèques jugées inefficaces parce que mal adaptées aux besoins nouveaux suscités par l'élévation générale du niveau économique et intellectuel des classes populaires. En Allemagne comme en France, les esprits progressistes condamnent cette vieille institution dont ils associent volontiers l'image aux relents de la soupe populaire. Dans deux ouvrages publiés en 1908 et en 1910, Eugène Morel introduit une distinction radicale entre deux fonctions de la bibliothèque: conserver et instruire. Il propose de désigner par le terme de librairie publique les institutions créées pour faire lire les livres et de réserver celui de bibliothèque aux institutions chargées de conserver les livres. Son second ouvrage, qu'il intitule La Librairie publique, commence ainsi: « Concevoir la lecture comme un service public nécessaire... », et lorsque Morel parle de la fonction de la librairie publique, le terme de lecture publique vient tout naturellement sous sa plume. Il n'éprouve pas le besoin d'expliquer cette expression, alors qu'il justifie longuement sa tentative de ressusciter le sens ancien du mot librairie. Si on rejetait le qualificatif populaire, lecture publique s'imposait en effet comme substitut de lecture populaire dans les années mêmes où l'expression instruction populaire était délaissée peu à peu au profit de : instruction publique.

La profession n'a pas retenu la librairie publique qui ne correspondait à aucune réalité institutionnelle. Lecture publique, en revanche, était appelée à un bel avenir. L'expression ne prit cependant sa place que très lentement dans la terminologie professionnelle et elle rencontra des résistances tenaces. Morel lui-même ne lui a pas accordé beaucoup d'intérêt. Lorsque, président en exercice de l'Association des bibliothécaires français, il visita en novembre 1918 la bibliothèque centrale organisée à Paris pour desservir les unités de l'armée américaine, il formula à trois reprises dans son allocution le vœu d'une organisation de la lecture collective et non de la lecture publique. L'expression réapparaît en 1921 sous la plume d'Ernest Coyecque dans un article intitulé Une Organisation de la lecture publique en Suisse.

En juillet 1925, Gabriel Henriot emploie, pour la première fois semble-t-il, la locution lecture publique rurale en brossant dans une réunion professionnelle un tableau de la situation des bibliothèques françaises, mais il n'utilise plus l'expression en 1928 lorsqu'il propose l'organisation d'un Service public de lecture, d'information et de documentation. Le terme gagne cependant les milieux politiques et administratifs. En octobre 1923, l'Association des bibliothécaires français envoie au ministre de l'Instruction publique un voeu qui commence ainsi: « Au moment où l'administration veut organiser la lecture publique... ». En mars 1929, le Sénat adopte une résolution demandant au gouvernement de créer des salles de lecture publique dans toute la France, et le ministre suit en instituant, en novembre, une Commission de la lecture publique. En 1931, l'Association des bibliothécaires français organise à Alger un Congrès international de la lecture publique et Henri Lemaître tente de définir à la tribune ce qui était encore un néologisme: « Le mot même de bibliothèque, par son aspect savant, est devenu si rébarbatif pour beaucoup qu'on a cherché une autre locution pour désigner l'endroit où chacun trouverait les livres qui lui conviennent: c'est ainsi qu'on a créé la locution lecture publique. La lecture publique n'est nullement... la lecture à haute voix devant un public qui écoute; c'est la lecture, à part soi, dans un endroit public, que cet endroit se nomme... bibliothèque ou salle de lecture; nous avons réservé cependant l'emploi des mots lecture publique non pas aux bibliothèques destinées surtout aux érudits, mais aux établissements où le grand public trouve des collections appropriées à ses goûts et à ses besoins... elle ne nécessite pas des livres savants, elle veut seulement des livres bien faits, d'un maniement commode, qui rendent à tous les services qu'ils en attendent; il faut aussi qu'elle soit organisée pour que chacun trouve d'abord ce qu'il veut et pour que les livres donnent en même temps le meilleur rendement ». Cette laborieuse démonstration n'était pas faite pour convaincre la soixantaine de bibliothécaires qui avaient fait le voyage d'Alger. Il fallut de longues années avant que ceux d'entre eux qui oeuvraient pour la promotion de la lecture acceptent une expression qui ne leur semblait pas exprimer avec pertinence l'objet de la mission dont ils se sentaient investis. Le débat s'aviva après 1936, lorsque la gauche au pouvoir mit les loisirs et la culture populaires dans son programme de gouvernement. Dans une communication sur l'abbé Grégoire qu'il fit le 25 avril 1937, le Conseiller d'État Pierre Grunebaum-Ballin eut cette réflexion : « ...à une époque où il est tant question de l'utilisation des loisirs « culturels », où nombre d'éminentes personnalités songent à organiser ce qu'on appelle dans un jargon quelque peu anglo-français la « lecture publique » et que je préfère dénommer la « lecture populaire »,... ». Le Comité international des bibliothèques réuni à Paris en août 1937 eut une « vive discussion sur la meilleure manière de dénommer les bibliothèques populaires », au cours de laquelle le bibliothécaire municipal de Nantes, Pierre Lelièvre, déclara que le terme de lecture publique était impropre, mais il le reconnut consacré par l'usage. Pierre Lelièvre réitéra sa critique dans deux articles parus en 1938 et en 1939, et il tenta, comme Henri Lemaître l'avait fait sept années plus tôt, de définir le contenu de la lecture publique: « Le terme incorrect, mais usuel désormais, de lecture publique est une réalité fort extensible. J'entends ici désigner par ces mots tout ce qui n'est pas érudition, recherche, étude, information ou documentation utilitaire: le livre, la lecture considérés comme des instruments de culture désintéressée ou de distraction ».

Ces textes illustrent parfaitement le malaise du milieu professionnel devant une situation nouvelle qu'il ne dominait pas encore et dont il discernait mal l'incidence sur l'activité des bibliothèques. De même que Charles Mortet, en 1910, ne voyait qu'une bibliothèque populaire améliorée dans la librairie publique proposée par Morel, de même Grunebaum-Ballin est incapable de percevoir l'originalité de la lecture publique, et il commet une bien singulière erreur de jugement en voyant un anglicisme dans une locution authentiquement française, que les Anglais avouent comprendre difficilement. Le Comité international des bibliothèques est sensible à la différence, mais sa réflexion n'aboutit pas. Pierre Lelièvre ne parvient pas non plus à formuler une définition ; par une démarche toute négative, il délimite le domaine de la lecture publique par rapport à celui des bibliothèques de recherche, d'étude et de documentation et le restreint aux finalités gratuites de la chose imprimée : culture désintéressée et distraction.

L'officialisation du terme par la création d'une Direction des bibliothèques et de la lecture publique en 1945, direction dont les actes et les publications ont vulgarisé le terme et fait la fortune des expressions lecture publique rurale et lecture publique urbaine, n'a cependant pas fait disparaître les réticences. On pourrait multiplier les citations de discours et d'articles dont les auteurs ont utilisé le terme en s'en excusant comme d'une incongruité, ou bien l'ont mis entre guillemets comme une singularité étrange dont ils ne voulaient pas prendre la responsabilité. Le débat reprit encore en 1966 au sein de la section de lecture publique de l'Association des bibliothécaires français. Ceux qui étaient hostiles à la locution déclarèrent qu'elle ne signifiait rien; ils arguèrent du fait qu'elle n'avait pas d'équivalent dans les langues étrangères, en anglais tout particulièrement, et qu'elle n'était par conséquent pas utilisable dans les relations internationales. La section changea alors son nom et devint Section des bibliothèques publiques.

A la réflexion, l'objet de la querelle paraît insaisissable. La langue professionnelle dispose en effet d'un certain nombre de termes pour désigner les fonctions des bibliothèques: conservation, étude et recherche, documentation générale, documentation spécialisée, lecture publique. Les uns sont pertinents et compréhensibles sans explication pour le profane. Les autres le sont moins. Lecture publique, assurément, est de ceux-ci. Mais les uns et les autres ont l'autorité que leur confère un usage général. Accolés au mot bibliothèque, ils forment des expressions qui définissent des institutions parfaitement typées: bibliothèque de conservation, bibliothèque d'étude et de recherche, bibliothèque spécialisée, bibliothèque de lecture publique, toutes ces locutions entraînent des ensembles de connotations qui caractérisent sans ambiguïté ces divers types de bibliothèques par leur vocation dominante, par les services qu'elles assurent, par le niveau et la qualité de leurs collections, par le public qu'elles desservent. Aucun des censeurs cités plus haut n'a par ailleurs jamais proposé de substitut à cette locution mal aimée, à l'exception de l'impossible retour à la lecture populaire, et force nous est bien de reconnaître que le bibliothécaire français qui dispose de deux locutions, bibliothèque publique pour désigner l'institution, lecture publique pour désigner la fonction, est moins démuni que la communauté internationale, qui ne possède qu'un vocable pour nommer l'institution.

II. Le contenu de la lecture publique

Si la communauté internationale ignore le terme de lecture publique, elle en a cependant donné, sinon une définition, au moins une analyse dans le Manifeste sur la bibliothèque publique publié par l'Unesco en 1972 dans le cadre de l'Année internationale du livre. Ayant posé en principe que la bibliothèque publique, « institution démocratique d'enseignement, de culture et d'information », était ouverte à tous « sans distinction de race, de couleur, de nationalité, d'âge, de sexe, de religion, de langue, de situation sociale ou de niveau d'instruction », ce texte prolixe définit une médiathèque idéale qui assurerait tous les services des bibliothèques d'hier, d'aujourd'hui et de demain. La lecture publique y apparaît comme une fonction composite qui réunit celles de divertissement, de culture, de formation, de vulgarisation et d'information, de documentation et d'étude, le jeu de ces fonctions étant assuré par une fonction fondamentale qui est la fonction de conservation. Sous une forme plus concise, on peut trouver toutes ces composantes énumérées dans un texte beaucoup plus ancien, le rapport présenté par la Commission de la lecture publique au ministre de l'Instruction publique en 1930:

« Notre commission est la première qui aborde le problème dans son ensemble et qui, avec un souci d'éducation nationale, se préoccupe à la fois du livre d'étude et du livre de récréation... On ne s'est préoccupé jusqu'ici que des bibliothèques d'étude et de conservation ; on laissait encore de côté les simples bibliothèques de lecture, de culture, de récréation à l'usage de tout le monde... »

Ces deux textes nous montrent la voie à suivre pour saisir concrètement le contenu de la lecture publique. Ils nous invitent à faire une analyse de cette fonction complexe en la décomposant en éléments simples. Ces éléments une fois isolés, l'histoire de la lecture publique doit chercher à voir, en les suivant dans le temps, pourquoi et comment ils se sont combinés pour former un cadre fonctionnel original où la bibliothèque publique a pu se constituer.

La conservation, la documentation et l'étude ne sont pas des fonctions spécifiques de la lecture publique. Ce sont des fonctions communes à toutes les bibliothèques. La formation, la vulgarisation des connaissances, l'accès au patrimoine culturel et le divertissement apparaissent, en revanche, comme des finalités propres à la bibliothèque publique et comme des caractéristiques spécifiques de la lecture publique. Or, si l'on se place dans une perspective historique, on constate d'une part que les composantes de la lecture publique apparaissent à des époques différentes de l'histoire des bibliothèques, et d'autre part que la bibliothèque publique d'aujourd'hui réunit des fonctions et des services qui ont été assurés dans le passé par des institutions différentes.

Documentation et étude

La fonction de documentation et d'étude, surtout lorsqu'elle s'applique à la création intellectuelle, littéraire et esthétique, est indissolublement liée à la fonction de conservation. Ces fonctions existent déjà dans les bibliothèques de l'Antiquité. Perpétuée au Moyen âge par les bibliothèques monastiques, dont beaucoup allèrent, au cours des siècles suivants, enrichir les collections des princes, des villes et des universités, cette tradition de conservation et d'érudition est toujours vivace dans les bibliothèques municipales françaises les plus anciennes, celles qui se sont constituées au XVIIIe et pendant la première moitié du XIXe siècle. Un certain nombre de bibliothèques publiques de création plus récente - municipales et centrales de prêt - tendent à dépasser le stade primitif de simples bibliothèques de prêt et de dépôt, et elles commencent à constituer des collections durables d'ouvrages de référence, de documentation locale et de documentation iconographique.

Formation, vulgarisation, information

La fonction de formation, inséparable de celle de vulgarisation des connaissances et de celle d'information, apparaît dans les bibliothèques beaucoup plus tardivement. Le livre nous semble aujourd'hui un outil indispensable de la formation de l'individu à tous les stades de son existence. Il n'en a pas toujours été ainsi. L'apprentissage de la vie collective et celui d'une profession ont été pendant longtemps un conditionnement oral et gestuel réalisé par l'imitation de modèles et d'exemples. Le progrès technique, la diversification et la spécialisation des connaissances, la complexité croissante de la vie collective ont imposé l'écrit, d'abord comme auxiliaire, puis comme substitut de cet enseignement oral. Vers la fin du XVIIIe siècle on voit poindre l'idée de rassembler dans des salles publiques les livres pratiques utiles à la conduite de la vie et à l'exercice d'un état. Ces petites collections, n'étaient destinées qu'aux individus de basse condition, à ceux dont le travail manuel était une source de richesses pour la nation et à qui il convenait, pour cette raison, d'enseigner ce qui était nécessaire à leur métier. La bibliothèque populaire du XIXe siècle n'a été, à ses débuts au moins, qu'une reprise et une amplification de cette idée. Dès le moment où elle était reconnue comme une nécessité, la lecture du peuple releva donc, comme l'enseignement auquel elle est restée longtemps étroitement liée, de la responsabilité de la collectivité. Son organisation fut assurée d'abord par des associations et par les communes, puis par l'État. Mais, dans les classes supérieures de la société, la lecture informative et documentaire est restée en dehors de toute institution. La bibliothèque privée a longtemps répondu aux besoins des couches sociales favorisées. Cependant, vers le milieu du siècle dernier, au moment même où les bibliothèques populaires connaissaient un développement spectaculaire, on vit apparaître en milieu urbain des associations aux cotisations relativement élevées, qui créèrent des bibliothèques de lecture et de prêt destinées à une clientèle de petite et moyenne bourgeoisie. Les fonctions de formation permanente, de vulgarisation et d'information qui se développent dans les bibliothèques au cours du XIXe siècle, sont donc fortement marquées par des clivages sociaux, qui demeurent encore sensibles aujourd'hui dans beaucoup de bibliothèques publiques.

Divertissement

La fonction de divertissement est plus récente encore que les précédentes. Lorsque celui qui allait devenir l'abbé Grégoire pénétra, encore enfant, dit-il, pour la première fois à la bibliothèque publique de Nancy, on lui demanda ce qu'il désirait: « Des livres pour m'amuser. - Mon ami, vous vous êtes mal adressé: on n'en donne ici que pour s'instruire. - Je vous remercie; de ma vie je n'oublierai la réprimande ». Savantes ou populaires, les bibliothèques n'ont voulu être pendant longtemps que des bibliothèques utiles. Elles ne considéraient pas qu'elles avaient la moindre place à tenir dans les loisirs des hommes. Les bibliothécaires ont été unanimes à condamner le roman, à l'exception des œuvres classiques reconnues. Le roman ne sera toléré dans les bibliothèques populaires qu'après 1860. Ce ne fut d'abord qu'une concession faite au public, lorsque les promoteurs constatèrent l'inanité de leurs efforts pour faire lire les ouvrages édifiants et didactiques. C'est beaucoup plus tardivement que les bibliothécaires reconnurent que le plaisir de la lecture avait aussi une valeur éducative et qu'ils prirent en compte les aspects ludiques de l'activité de la bibliothèque.

Culture

La fonction culturelle des bibliothèques publiques est affirmée avec vigueur par le manifeste de l'Unesco. Elles sont « le principal moyen de donner à tous libre accès au trésor des pensées et des idées humaines et aux créations de l'imagination de l'homme ». Leurs collections « doivent être la preuve vivante du savoir et de la culture ». Mais ce savoir et cette culture ont longtemps été le domaine réservé d'une élite économique et sociale. Lorsque cette élite a découvert, au XVIIIe siècle, les réalités d'une classe populaire qu'elle voulait croire vouée aux « travaux mercenaires, manuels et serviles », elle a commencé à lui dénier tout droit à une autre instruction que celle de la religion et que l'apprentissage d'un métier. Une plus juste appréciation des réalités économiques lui fit vite reconnaître la nécessité de donner au peuple les connaissances utiles au perfectionnement de son savoir faire. Le système éducatif du XIXe siècle est sorti de cette conception qui a modelé l'instruction publique et imposé de façon durable des réseaux distincts de diffusion du savoir: d'un côté l'école primaire et la bibliothèque populaire, de l'autre le lycée, l'université, la bibliothèque de l'homme cultivé. Une lente prise de conscience des limites d'une école publique destinée à encadrer, à conditionner, à maintenir la stratification sociale, a suscité, vers la fin du XIXe siècle, la création d'un ensemble d'oeuvres post- et parascolaires qui commencèrent à démocratiser l'accès au savoir et aux valeurs culturelles. La participation de toutes les classes sociales à la culture est une idée nouvelle. On pourrait certes en trouver l'expression dès la Révolution française, mais elle n'a pas pénétré dans les comportements avant le XXe siècle. Elle n'est devenue réalité institutionnelle qu'à une époque très récente: c'est en 1946 que le droit à la culture a été inscrit dans la constitution française et les affaires culturelles n'ont été détachées de l'enseignement qu'en 1959 pour constituer un ministère spécialisé. La lecture publique a naturellement suivi un cours parallèle. Les bibliothèques municipales, bibliothèques de l'élite, ont peu à peu annexé la lecture populaire avant d'ouvrir plus largement leurs portes à tous les publics. Mais l'accès des classes populaires aux œuvres de l'esprit et leur participation aux valeurs de culture ne pouvaient être réalisés sans médiation. C'est ce qui explique et justifie l'importance des activités d'animation dans les bibliothèques publiques. C'est là une réalité ancienne dont on découvre l'existence dès le début du XIXe siècle. Ces activités semblent se développer par paliers et recevoir des impulsions nouvelles chaque fois que l'histoire permet aux classes populaires d'exprimer plus hautement leurs aspirations. 1848, 1936, 1945, 1968, ces dates jalonnent l'histoire de la lecture publique en France, parce qu'elles ont modifié les attitudes sociales devant la diffusion des valeurs de culture et infléchi en conséquence les conceptions et le comportement des bibliothécaires de lecture publique.

Écrire l'histoire de la lecture publique, c'est donc tout d'abord retracer la genèse et l'apparition de ses composantes spécifiques, c'est-à-dire celle de la fonction de formation, de la fonction de divertissement et de la fonction culturelle, dans l'histoire généra.le des bibliothèques. L'histoire interne de celles-ci ne saurait nous éclairer sur les circonstances qui ont provoqué la pénétration de ces fonctions nouvelles dans des bibliothèques traditionnellement vouées à la conservation, à l'étude et à la recherche. L'utilisation de collections organisées de livres dans la formation de l'individu, dans ses activités de loisirs et pour l'accès au patrimoine culturel commun est tout à fait étrangère à ces bibliothèques. C'est dans l'histoire sociale qu'il convient de chercher une explication à l'apparition de ces fonctions, dont le développement allait entraîner une profonde mutation dans le comportement des bibliothécaires et modifier radicalement le statut de la bibliothèque traditionnelle.

Lorsque la pratique scolaire généralisa, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, l'usage du livre comme instrument de l'enseignement, lorsque l'accumulation des connaissances pratiques et les changements des modes de la vie collective firent apparaître, vers la fin du XVIIIe siècle, la nécessité d'une formation continuée au-delà de l'école, la fonction éducative reconnue aux bibliothèques suscita d'abord la création d'institutions originales qui se développèrent en marge des bibliothèques traditionnelles, dans tous les milieux et sur l'ensemble du territoire. Au siècle dernier, les bibliothèques étaient légion. A côté des prestigieuses bibliothèques nationales, des bibliothèques municipales et des jeunes bibliothèques universitaires, toutes trois utilisées seulement par de minuscules élites intellectuelles, on trouvait les bibliothèques de lecture privées fondées pour les classes sociales favorisées, les bibliothèques populaires créées par les églises, des municipalités, des manufacturiers, des associations inspirées par les idéologies les plus variées, philantropiques d'abord, religieuses, laïques ou politiques. Il y avait encore dans les campagnes le réseau des bibliothèques scolaires, bibliothèques populaires des milieux ruraux, créées, soutenues et contrôlées par l'État. Mais ces bibliothèques n'étaient pas des bibliothèques de lecture publique. Aucune ne s'adressait à l'ensemble des citoyens. Elles pratiquaient toutes, sans exception, une censure morale, religieuse ou politique, qui assurait une parfaite adéquation de l'institution aux idéaux et aux besoins des groupes pour lesquels elles avaient été créées. La ségrégation des publics et la sélection sévère des collections donnaient à ces différentes bibliothèques une vocation déterminée, souvent exclusive : conservation, recherche, vulgarisation, endoctrinement.

L'apparition de la fonction culturelle allait bouleverser cet ordre bien établi, détruire les cloisonnements, abolir les discriminations. Lorsqu'elles ne surent pas accepter cette fonction nouvelle, les bibliothèques institutionnellement bien implantées se sclérosèrent, les autres furent condamnées à dépérir et à disparaître. C'est ainsi qu'une majorité de bibliothèques municipales et de bibliothèques populaires fournit les modèles qui alimentèrent jusqu'à nos jours la veine polémique d'Eugène Morel et de ses épigones. Celles qui surent reconnaître et assumer la fonction culturelle transformèrent progressivement leur esprit et leurs méthodes et finirent par découvrir la réalité de la bibliothèque publique telle que nous pouvons la percevoir aujourd'hui.

Si on entend lecture publique au sens strict, c'est-à-dire entièrement formée avec toutes ses composantes, son histoire ne remonte guère au-delà du premier tiers du XXe siècle. On peut l'envisager ainsi et montrer comment les influences étrangères, l'américaine surtout, ont inspiré des bibliothécaires entreprenants oeuvrant souvent dans des milieux que la bibliothèque populaire avait déjà sensibilisés à la lecture institutionnelle, comment l'action sur le terrain a fourni des modèles à la réflexion professionnelle, comment une doctrine vivante de la lecture publique s'est peu à peu dégagée de la pratique, comment les éléments de cette réflexion compatibles avec les structures de la vie française et avec les moyens encore réduits de l'administration des bibliothèques ont été pris en compte par les pouvoirs publics, et comment l'action en retour de ceux-ci a étendu encore l'influence des modèles et normalisé les pratiques. Ainsi conduite, l'analyse du phénomène contemporain de la lecture publique fournirait la matière d'une belle synthèse dont la contribution à l'histoire professionnelle, administrative, culturelle et sociale ne serait pas mince.

Mais l'histoire de la lecture publique est beaucoup plus éclairante si on la considère d'un point de vue génétique. L'historien cherchera alors à en isoler les fonctions originales et spécifiques. Il découvrira l'origine de ces fonctions dans les courants de pensée qui traversent l'histoire sociale de la France, dans les attitudes collectives à l'égard du problème de la formation et de la participation au patrimoine culturel, et dans l'idée que les classes dirigeantes et les pouvoirs publics se font de leurs responsabilités à ce sujet. Il remontera alors nécessairement beaucoup plus haut dans le temps. La lecture publique lui apparaîtra comme la convergence et comme l'amalgame de plusieurs courants institutionnels qui se sont cotoyés pendant près de deux siècles sans se rencontrer ailleurs que dans l'esprit de quelques réformateurs hardis ou dans la pratique discrète de quelques bibliothécaires marginaux. On peut schématiser une situation assez fluante, confuse même à certaines périodes, en distinguant un courant populaire, un courant lettré (qui serait mieux caractérisé par l'épithète bourgeois, qui le situe plus justement par rapport au courant populaire, si le terme ne portait pas une connotation politique et polémique qui déformerait notre propos) et un courant conservateur.

Le courant populaire est celui des bibliothèques à vocation formatrice et éducative. Elles sont essentiellement conçues comme des auxiliaires et des compléments de l'école et de l'apprentissage, et elles veulent avant tout former de bons chrétiens, de bons citoyens, de bons laboureurs, de bons ouvriers. A cette fonction de formation, exclusive à l'origine, la fonction de divertissement vint s'amalgamer assez tardivement.

Le courant lettré ou bourgeois a longtemps conservé un caractère familial et privé. Lorsqu'il a pénétré dans la vie sociale, il s'est manifesté d'abord sous une forme commerciale, celle des cabinets de lecture pendant la première partie du XIXe siècle. Il a pris ensuite une forme institutionnelle avec des associations de lecture créées parallèlement aux bibliothèques populaires pour les couches sociales plus élevées. Elles assuraient tout à la fois les fonctions de formation, d'information, de culture et de divertissement.

Le courant populaire et le courant lettré, sans se confondre, se sont rencontrés assez tôt. Il n'y a pas en effet de limite nette entre des couches sociales dont les franges se confondent. On ne saurait, sur le plan intellectuel et culturel, distinguer le niveau, les goûts et les besoins de l'ouvrier qui aime lire, de l'artisan et du petit bourgeois. L'analyse du public des bibliothèques populaires, des cabinets de lecture et des sociétés de lecture montrerait que ces institutions attiraient, avant 1870 déjà, un éventail assez large de publics appartenant à des milieux sociaux différents.

Le courant conservateur, qui assumait depuis toujours les fonctions de conservation, d'étude et de recherche, finit par rencontrer les deux autres pour donner naissance à la lecture publique dans une institution nouvelle, la bibliothèque publique, qui a fait la synthèse des services assurés auparavant par la bibliothèque savante traditionnelle, par la bibliothèque de culture et par la bibliothèque populaire.

Si l'on envisage l'histoire de la lecture publique de ce point de vue, c'est-à-dire en considérant la genèse des fonctions de la bibliothèque dans le cadre de courants de lecture correspondant à des clivages sociaux, on peut y distinguer un certain nombre de périodes qui, jusqu'en 1945 au moins, ne se succèdent pas linéairement mais se chevauchent. Nous en proposerons cinq, dont les deux premières formeraient une sorte de protohistoire de la lecture publique, l'histoire proprement dite commençant au début du XXe siècle avec la naissance de l'idée de la bibliothèque publique:

1° La période de la bibliothèque populaire, dont on perçoit nettement l'origine au milieu du XVIIIe siècle, lorsque la bourgeoisie et l'aristocratie éclairées découvrirent l'existence du peuple et commencèrent à s'interroger sur leur responsabilité et celle de l'État à l'égard de l'éducation nationale. On peut clore cette période en 1914, non que cette date marque absolument la fin de la bibliothèque populaire, mais très certainement celle de sa période créatrice originale. Après cette date, elle perd peu à peu ses caractéristiques, s'assimile au courant lettré et au courant conservateur ou se fond en eux. Les bibliothèques populaires qui ont continué à fonctionner après la première guerre mondiale ne sont que des survivances.

2° L'intervention de la bibliothèque traditionnelle. L'histoire de la lecture publique n'a certes pas à considérer la bibliothèque de conservation et d'étude depuis ses origines, mais elle doit la prendre en compte lorsqu'elle décèle l'intention de l'utiliser à des fins éducatives et à des fins culturelles. Cette intention est sensible dès la Révolution de 1789 ; on peut la retrouver, exprimée sporadiquement au siècle suivant, et elle s'incarna dans les bibliothèques municipales au XXe siècle.

3° L'histoire de la lecture publique commence réellement à la même époque, lorsque la dénonciation de l'institution de lecture populaire se fit plus vive et que le modèle anglo-saxon imposa la conception d'une bibliothèque d'étude, d'information, de culture et de distraction ouverte à tous, offrant au choix de chacun, dans un climat d'entière liberté, un large éventail de l'ensemble de la production imprimée. Pour les bibliothécaires français, qui venaient à peine de créer un milieu d'échanges en fondant leur association nationale, commence alors une période de recherche fiévreuse, riche de projets et d'affrontements, pendant laquelle l'originalité de la lecture publique se dégagea lentement. On peut dater cette période avec précision. Elle s'ouvre en 1908 avec l'énorme pamphlet qu'Eugène Morel publie sous le titre de Bibliothèques. Elle s'achève en 1945 avec la création d'une direction ministérielle des bibliothèques et de la lecture publique.

4° Une période de vingt-quatre années s'ouvre alors, où l'administration centrale met en œuvre un plan national d'organisation de la lecture publique, dont les lignes directrices lui ont été fournies par les réflexions et par les expériences de la période précédente. La lecture publique prend alors la structure que nous lui connaissons aujourd'hui. Nous pouvons clore en 1968 cette période, qui est celle où la lecture publique française a reçu ses fondations.

5° Nous manquons évidemment du recul nécessaire pour définir la période qui commence en 1968. L'année est marquée par deux faits d'inégale importance. Le premier est d'ordre interne. C'est la publication du rapport d'un groupe interministériel chargé d'étudier la situation de la lecture publique et de proposer un plan de développement. La direction des bibliothèques met alors en place un service de la lecture publique, dont l'activité renforce l'action ministérielle et favorise les initiatives des collectivités locales. Le second fait est d'ordre externe et il se révélera probablement beaucoup plus lourd de conséquences pour le devenir de la lecture publique. C'est le vent de révolte qui souffla sur la France au printemps de cette année-là. Son influence directe sur les bibliothèques et sur la lecture publique a été peu sensible. Mais il provoqua chez beaucoup d'hommes politiques et d'élus municipaux une prise de conscience de l'importance de l'action culturelle dans la vie locale, et plusieurs d'entre eux découvrirent alors le rôle des bibliothèques et de la lecture publique dans cette action. Au sein des bibliothèques, comme dans tous les milieux associés à l'action artistique et culturelle, les discussions furent vives. Les plus anciens découvrirent alors que les jeunes générations avaient une conscience aiguë des limites d'une réflexion purement corporative et qu'elles posaient le problème de la lecture publique dans le cadre d'une critique globale des structures économiques, sociales et administratives. Cette façon nouvelle d'appréhender le problème a fortement infléchi l'action des bibliothécaires sur le plan local. Dans un certain nombre de villes, les liens se firent plus étroits entre bibliothécaires, éducateurs et animateurs, et la lecture publique s'intégra plus fortement à l'action culturelle locale. Des bibliothécaires se posèrent le problème du non-public et tentèrent en plus grand nombre une approche des milieux peu ou non lisants. On vit peu à peu les bibliothécaires d'entreprise participer aux réunions et aux associations professionnelles. Ces attitudes nouvelles ont provoqué une relative politisation du milieu professionnel. Depuis 1975, les partis politiques sont invités aux journées d'étude organisées par les associations et plusieurs d'entre eux ont défini leur position à l'égard de la lecture publique dans le cadre d'une politique générale de la création intellectuelle et du livre. Il semble donc bien que 1968 ait radicalement modifié les données du problème de la lecture publique, et que celle-ci a perdu le caractère marginal et un peu gratuit avec lequel elle apparaissait jusqu'alors à l'opinion publique.

La définition des courants sociaux dans lesquels s'inscrit la lecture publique, le fractionnement de celle-ci en fonctions bibliothéconomiques simples, la division en périodes chronologiques tranchées plus ou moins nettement, ne sont, en l'état actuel de notre connaissance du problème, que des hypothèses de travail qui peuvent nous aider à préciser quelques orientations de recherche.

Nos travaux sur les bibliothèques populaires ont dégagé les lignes de force du courant populaire, et nous avons déjà proposé un programme de recherches possibles dans ce domaine. Une période essentielle pour la compréhension de la genèse de l'idée de lecture publique est cependant restée hors de notre propos: le XVIIIe siècle, années pré-révolutionnaires et Révolution. Il conviendrait, pour chacune de ces deux périodes, de rassembler et d'analyser les textes qui, dans l'abondante littérature pédagogique de l'époque et dans les débats des assemblées nationales et des sociétés populaires, ont traité de l'instruction et de la lecture du peuple. Il faudrait aussi interroger la documentation locale pour y trouver les traces des bibliothèques, paroissiales ou autres, qui ont été créées avant 1789 et pour élucider un problème encore obscur: qu'a-t-on voulu que soient les bibliothèques des districts, les bibliothèques des écoles centrales et les bibliothèques municipales créées de 1790 à 1803 ? Qu'ont-elles été réellement, là où elles ont fonctionné ?

Le courant lettré ou bourgeois est beaucoup plus mal connu que le courant populaire. Maurice Tirol a dépouillé aux Archives nationales les documents relatifs aux cabinets de lecture et a livré le résultat de ses recherches dans quatre articles parus dans la Revue des bibliothèques en 1926 et 1927.Claude Pichois a étudié les cabinets de lecture parisiens dans un article des Annales de 1959. Les sociétés de lecture ouvertes aux couches sociales favorisées n'ont pratiquement pas été étudiées. Nous en connaissons à Dijon, à Lyon, à Nantes, à Mulhouse, et elles ont certainement été nombreuses ailleurs. La documentation locale peut seule nous renseigner sur ces deux types d'institutions. Les services d'archives départementales recèlent des documents nombreux sur les cabinets de lecture : dossiers de demandes de brevets adressés au ministre de l'Intérieur, rapports de police sur tous ceux qui, relieurs, marchandes de nouveauté, petits commerçants, joignaient à leur activité l'exploitation illicite d'un abonnement de lecture. Il faut relever dans ces documents tout ce qui nous permettrait de connaître la qualité et le niveau des collections (des catalogues sont parfois joints aux demandes de brevet) et la qualité des usagers, qui sont parfois nommément désignés dans les rapports de police lorsqu'il s'agit de notabilités locales. Les mêmes données relevées dans les archives des sociétés de lecture qui auraient pu être conservées, permettraient d'établir une typologie plus élaborée et plus nuancée de la lecture institutionnalisée pendant le XIXe siècle.

Il y a eu, dans le mouvement des bibliothèques populaires, un aspect militant qui n'a pas disparu avec la mise en accusation et la mort de l'institution. Il serait intéressant d'étudier la persistance, le renouvellement et les transformations des bibliothèques intégrées aux tendances et aux milieux qui animent la société française. Persistance, avec la continuité des associations catholiques et de la Ligue de l'enseignement. Renouvellement avec la fin du paternalisme culturel et l'apparition des bibliothèques créées par les cercles syndicaux et politiques et par les comités d'entreprise. Persistance et renouvellement qui interfèrent largement puisque les premiers syndicats chrétiens, qui virent le jour à la fin des années 1880, ont déjà créé des bibliothèques, dont il faudrait comparer le contenu aux publications et aux listes sélectives proposées par la Société bibliographique. Transformations avec la laïcisation du service des bibliothèques de l'Action catholique générale féminine. La liaison étroite instituée dès le début du XIXe siècle entre bibliothèque et édition populaire didactique est un des aspects les plus significatifs du côté militant de la lecture publique. Une étude récente de Marie-Christine Bardouillet (La Librairie du travail (1917-1939), publiée chez Maspero en 1977) illustre parfaitement sa vigueur et sa fécondité. L'exploitation des documents réunis au Centre d'histoire du syndicalisme de l'université de Paris et de ceux conservés dans les archives de la Ligue de l'enseignement et des associations catholiques de lecture permettrait sans doute d'éclairer ce problème particulier.

Il serait intéressant enfin d'analyser les résistances que les bibliothécaires professionnels ont opposées à la lecture publique naissante pendant la période 1908-1945. Il faut utiliser pour cela les revues professionnelles et les actes des congrès. On y recherchera les réactions défavorables à l'idée de la Bibliothèque moderne et leurs motivations, et on mesurera l'importance progressive prise par la lecture publique dans des publications qui reflètent fidèlement les tendances dominantes d'une profession encore peu nombreuse. L'histoire de cette querelle des anciens et des modernes ne saurait ignorer les hommes et elle doit s'efforcer de restituer les attitudes des grands bibliothécaires qui l'ont vécue : Julien Cain, Ernest Coyecque, Marcel Giraud-Mangin, Gabriel Henriot, Charles Hirschauer, Henri Lemaître, Eugène Morel, Charles Mortet, Pol Neveux, Charles Oursel, Charles Schmidt. Les rapports et la correspondance de Charles Oursel conservés dans le fonds des manuscrits de la Bibliothèque municipale de Dijon et ceux de Gabriel Henriot conservés à la Bibliothèque Forney seront une source vivante d'information sur cette période particulièrement riche.