Inauguration de la nouvelle Bibliothèque du Muséum national d'histoire naturelle

Allocutions de MM. Roger Heim, Julien Cain et Christian Fouchet, lors de l'inauguration de la Bibliothèque centrale du Muséum national d'histoire naturelle, le 26 juin 1963

Les nouveaux bâtiments de la Bibliothèque centrale du Muséum national d'histoire naturelle, auxquels nous consacrerons un prochain article, ont été inaugurés le 26 juin 1963, par Mr Christian Fouchet, ministre de l'Éducation nationale, en présence de Mr André Malraux, ministre d'État chargé des Affaires culturelles, de Mr Julien Cain, administrateur général de la Bibliothèque nationale, directeur général des bibliothèques de France, de Mr Capdecomme, directeur général de l'enseignement supérieur, de Mr Roche, recteur de l'Académie de Paris, de Mr René Perchet, directeur général honoraire de l'Architecture au Ministère des Affaires culturelles, de Mr Le Gorgeu, président de la Commission de l'équipement scolaire, universitaire et sportif, de Mr J. E. Dubois, conseiller technique au Cabinet du Ministre de l'Éducation nationale, de Mr R. Toussaint, conseiller technique au Cabinet du Ministre d'État chargé de la recherche scientifique et des questions atomiques, et de nombreuses autres personnalités. On notait également la présence pour la Direction des bibliothèques, de MM. Pierre Lelièvre, André Masson et Robert Brun, inspecteurs généraux, de Mr Jean Bleton, conservateur, et, pour la bibliothèque du Muséum, de Mme Gabrielle Duprat, conservateur en chef, entourée de ses collaborateurs.

Après une visite des nouveaux locaux édifiés sur les plans de Mr Delaage, architecte en chef des bâtiments civils et palais nationaux, des allocutions ont été prononcées dans le hall d'entrée du rez-de-chaussée, décoré de deux grandes fresques exécutées par Dufy en 1936 pour la singerie du Jardin des Plantes et représentant l'une, les naturalistes, l'autre, les explorateurs.

Ont pris successivement la parole, Mr Roger Heim, Mr Julien Cain et Mr Christian Fouchet, dont on trouvera ci-après le texte des allocutions.

Allocution de Mr Roger Heim, directeur du Muséum national d'histoire naturelle.

Depuis un peu plus d'un siècle le Muséum, ses directeurs, ses professeurs, ses bibliothécaires, attendaient, avec la patience que rompaient de temps à autre les rugissements de Chevreul, l'éloquence de Pasteur, le désespoir de Desnoyers et de bien d'autres, cette reconstruction dont la première et essentielle étape est aujourd'hui franchie. Cette fois, il n'a fallu que douze années pour y parvenir.

Monsieur l'Administrateur et cher ami, en vérité c'est la loi sacrée de l'amitié, telle qu'elle repose sur l'estime mutuelle et sur les épreuves subies côte à côte, qui domine le fond de cette cérémonie comme une toile de décor, vibrante sous les vents qui l'agitent derrière la scène, car c'est grâce à elle, donc grâce à vous, que nous sommes ici en ce jour. Oui, par le pouvoir de ce lien que Buffon sut si bien célébrer dans les rapports qui l'unissaient au Président Charles de Brosses : « De tous les sentiments, l'amitié est le plus digne de l'homme; elle n'appartient qu'à lui. »

L'intérêt que vous avez porté à cette Maison, la volonté que vous avez marquée d'aboutir, soutenue par notre confiance réciproque, ont permis d'ouvrir la porte par laquelle, non sans difficulté, la manne nécessaire - pas encore suffisante puisque le bâtiment n'est pas achevé - est venue jusqu'à nous. Vos calculs, vos prévisions, mais surtout votre ardent désir de servir une cause qui vous est impérieuse comme étant la nôtre, vous ont conduit, sur les propres crédits des bibliothèques, peu à peu, à mettre de côté l'indispensable. Je n'ai rien pu obtenir en dehors de ce que vous-même m'avez consenti, et je dois réunir dans cet élan de gratitude vos collaborateurs de chaque jour, Mr l'Inspecteur général Lelièvre et Mr le Conservateur Bleton qui, sans cesse eux aussi, se sont préoccupés de trouver successivement des solutions à une situation à priori insoluble.

Ce soir, nous sommes réunis au rendez-vous qui n'est pas encore celui de juillet puisqu'il nous manque quelque chose, mais tout vient pour ceux qui savent ne pas trop longtemps attendre.

Il fallait bien aussi que l'œuvre découvrît à sa dimension l'artiste qui convenait, de même que le grand amphithéâtre a choisi Molinos.

Notre architecte en chef, Mr Henri Delaage, s'est trouvé aux prises avec une tâche difficile. Il lui fallait rechercher le style qui fût un compromis entre le Jardin du Roy et le Muséum, entre le Labyrinthe et la Mosquée, et surtout entre les nécessités de la distribution interne et les sources artistiques du contenant. Mr Delaage savait fort bien que, quelle que soit la réalisation, elle ne pourrait réunir toutes les louanges, mais pour ma part j'estime qu'une fois encore il a donné à l'œuvre le meilleur de son talent. Quant au contenu, Mr Julien Cain a bien voulu me confier que cette bibliothèque est maintenant à l'avant-garde mécanique et pratique des besoins qui appartiennent à sa destinée. Et, là où nous nous trouvons, cette organisation intérieure me paraît une réussite intégrale dont Mr Hcnri Delaage gardera l'essentiel et exceptionnel mérite.

550 ooo volumes, 6 500 collections de périodiques, 2 500 manuscrits, 4000 cartes géographiques, 6 ooo vélins, 3 000 estampes dans le vieux bâtiment construit en 1829 pour 40 000 ouvrages et dans lequel récemment, sur 10 km, on logeait une multitude pour laquelle 100 km étaient nécessaires, car si la foule humaine sans cesse grandissante nous contraindra bientôt à manger debout, les lecteurs de la bibliothèque centrale du Muséum étaient déjà conduits à lire de même! Mais, me direz-vous, comment cette bibliothèque qui, sous l'Ancien Régime, réunissait si peu de volumes que les démonstrateurs du Muséum préféraient se renseigner auprès de l'Abbaye voisine de Saint-Victor, comment le Muséum a-t-il pu acquérir si rapidement cette bibliothèque, aujourd'hui la plus importante du monde en matière d'histoire naturelle ?

D'abord grâce à la Révolution dont les professeurs du Jardin du Roy, qui lui étaient attachés par leurs convictions jacobines, ont tiré le maximum. Dans la politique de la rapine peu d'hommes ont joué à ce propos un rôle aussi estimable, aussi utile qu'Antoine-Laurent de Jussieu et Thouin qui, à la faveur des soubresauts montagnards et girondins, firent main basse, en vertu des droits imprescriptibles de l'État et de la bonne cause, sur les bibliothèques de certaines Sociétés, comme celle d'agriculture, un peu de la Sorbonne, voire de l'Académie royale des sciences, mais surtout sur les biens ecclésiastiques, sans oublier les émigrés, et je dois dire, autant qu'il leur était possible, sur la Bibliothèque royale, sans compter ce que les armées de la Révolution leur confièrent, venant des pays conquis.

Aujourd'hui, c'est un hommage empreint non pas de cynisme, mais de reconnaissance que le Directeur du Muséum traduit à l'égard de tels prédécesseurs. Ainsi sur 2 302 ouvrages de la bibliothèque de l'Abbaye de Saint-Victor, le Muséum en récupèrera - selon un choix judicieux - 1 230 en 1793; après avoir acquis dans des conditions discutables la magnifique bibliothèque de Malesherbes et ayant dû la rendre un peu plus tard, il put profiter de la déconfiture des héritiers du grand ministre en rachetant à la Salle des ventes, et à prix raisonnable, 414 des meilleurs volumes. Je n'insisterai pas sur ce que la bibliothèque du Muséum a pu tirer des Jacobins de la rue Saint-Jacques, des Capucins du Faubourg Saint-Honoré, des Grands Augustins, et des Petits, des Carmes de la Place Maubert, des Carmes déchaussés de la rue de Vaugirard, sans compter les Célestins, les Pères de Nazareth et les Feuillants de la rue Saint-Honoré, et le chapitre de Notre-Dame, ni ce qu'elle préleva sur le Cabinet Boutin, les bibliothèques Saint-Simon, Rohan, de Juigné, Condé, de Crussol, de Clermont d'Autun, Gilbert de Voisins et enfin sur la Hollande, l'Italie, l'Allemagne et la Belgique qui nous céda, sans le vouloir, le fameux Aratus, imprimé à Venise en 1499. Rendons hommage à ceux qui autorisèrent par leur action indirecte ou leurs propres préhensions une telle accumulation de richesses bien placées : et tout d'abord, au premier bibliothécaire, Toscan, nommé en raison du mémoire qu'il avait écrit sur l'utilité de l'établissement d'une bibliothèque au Jardin des Plantes, pour l'aménagement de laquelle d'ailleurs les Pouvoirs publics, déjà à cette époque, ne tardèrent pas à marquer peu d'empressement à en améliorer le cadre. Ainsi, le remplacement des poutres qui risquaient de s'effondrer sur les produits de tant de prises de guerre en 1805, où Antoine-Laurent de Jussieu demandait un crédit de 60 francs, ne trouvait son aboutissement que onze ans plus tard.

Nous devons rappeler, bien entendu, les 6 ooo vélins du Roi pour lesquels la Convention exigea de la Bibliothèque nationale qu'ils fussent donnés au Muséum. En présence de Mr Julien Cain, je n'insisterai pas sur cette affaire délicate. Depuis ce temps, et je l'espère bien à tout jamais, cette collection unique, qui permit à Nicolas Robert, Claude Aubriet, Madeleine Basseporte, Gérard Van Spaendonck et, plus tard, les Redouté, de comparer devant la postérité leurs talents, est la richesse la plus pure de notre collection ancienne. Ainsi, en 1839, dans la bibliothèque nouvelle qui subsista pareille à elle-même jusqu'à ce jour, 40 000 volumes alors se rangeaient, là où hier 600 ooo s'empilaient. En vérité, l'histoire de la bibliothèque centrale du Muséum, car notre Maison en renferme 24 autres, propres à chaque laboratoire, pourrait faire l'objet d'un épais ouvrage dans lequel les efforts de nos derniers bibliothécaires, Desnoyers entre autres et cet érudit charmant qui joua dans cette Maison un grand rôle, cet homme modeste, affable et volontaire à la fois, Mr Léon Bultingaire, pourraient être placés en exergue.

Ouvrages reçus, ventes et échanges avec nos propres et nombreux périodiques, acquisitions, donations et legs parmi les plus précieux - citons ceux de Georges Cuvier et de Chevreul -, aménagement de locaux qui relèvent plutôt de la prestidigitation que de l'organisation rationnelle, registres et catalogues, toute cette somme de tâches obscures, journalières, efficientes, trace aujourd'hui une sorte de pardon pour une Maison qui n'a volé les autres que pour enrichir la Nation.

Je pense que ce sentiment et cette conclusion ne choqueront personne en ces lieux aujourd'hui et surtout pas Mme Gabrielle Duprat, notre conservateur en chef, qui règne et régnera avec toujours la même efficacité, la même ardeur, la même gentillesse, mais aussi la même volonté, sur cette multitude de miniatures, d'estampes, mais aussi d'ouvrages qui sont et seront le reflet d'une science moderne rénovée et même explosive, et de consultants. Puissent les Pouvoirs publics lui apporter une brigade aussi de collaborateurs. Je sais qu'en rendant hommage à Mme Duprat ainsi qu'à celles et ceux qui l'entourent, dont : Mlle Madier, Mme Sarrazin, Mr Yves Laissus qui est ici le don que nous a fait son père, Joseph Laissus, historien des sciences, je sais que je ne fais qu'ajouter une étincelle à toutes ces flammes de reconnaissance qui s'adressent à celle qui désormais verra ses responsabilités multipliées, ses soucis accrus, ses inquiétudes périodiquement traduites, et peut-être ses souhaits satisfaits, mais cela ne dépend pas seulement de nous.

Monsieur le Ministre, il est temps de vous dire combien nous sommes sensibles à votre présence parmi nous. Elle éclaire nos espérances sur l'avenir de cette Maison. Elle nous rassure. Elle nous remet en mémoire l'aide puissante que Colbert autrefois, Lakanal plus tard, le Président Thiers ensuite et tout récemment Edouard Herriot, et d'autres, lui consentirent.

A Monsieur André Malraux nous dirons aussi, avec notre reconnaissance, que cette Maison, qui est celle des Redouté, de Barye, de Frémiet, de Pompon, de Dufy, est la sienne par l'âme de ces richesses inanimées mais vivantes qui en peuplent les pelouses, les murs et les dossiers secrets.

Une bibliothèque est un temple; le silence y règne, que quelques chuchotements seuls transgressent. On y pénètre comme à un office, engageant le dialogue avec les morts ou les absents, de même que dans une cathédrale où les vitraux seuls apportent les lumières de l'arc-en-ciel et les jeux bigarrés, furtifs ou instantanés, du soleil.

Mais ici, les vitres sont claires, et c'est encore l'Histoire qu'on y accueille à travers la transparence d'un passé qui a conclu un pacte avec les vivants.

Le refuge est bien gardé; il est entouré de souvenirs qui se prolongent en se sanctifiant. Depuis les toiles où les bleus marins de Dufy semblent tendus sur des voiles, on retrouve les horizons et les contours qui remplissaient les dessins de Huet et de Gavarni. Les personnages humains ont un peu changé. Mais le cèdre de Jussieu a gardé sa hautaine assurance, le Robinia de Marie de Médicis a défié les lois du vieillissement depuis quatre siècles, le premier des Paulownia ne veut pas mourir. La longue allée centrale marquée de ses deux voûtes de platanes - celles-là, les Ponts et Chaussées ne les toucheront pas -, au printemps la neige des cerisiers japonais qui paraissent des montgolfières, en été les corolles échevelées des roses, à l'automne les têtes rigides des dahlias, déroulent chaque année leur renouveau près de Buffon et de Lamarck qui symbolisent les deux pôles de la réussite, mais qui l'un et l'autre rappellent aux jeunes chercheurs que rien ne se fait sans une longue patience. Les serres reconstruites éclatent sous la poussée montante des orchidées, des fougères et des cactus sur lesquels veillent des jardiniers pour qui la tâche est un sacerdoce, mais cela me paraît aussi injuste que louable. Les autres serres, éventrées mais glorieuses, attendent les crédits qui les ressusciteront. L'emplacement de celle aux Victoria - dont je me prépare à recevoir depuis dix ans les moyens de la construire - subsiste comme une tache à la fois d'ombre et de verdure qui attend sa mutation.

Mais le spectacle affligeant d'un quartier riverain, dans lequel n'est épargné aux regards que ce qui demeure le Jardin des Plantes, voit peu à peu se hérisser autour de lui les ciments de la pollution architecturale. Peuplées de nombreux amis et d'une jeunesse qui fut patiente, les casernes de la Halle aux Vins ont détruit les chances qui restaient à quelques artistes de construire sur les bords du fleuve, en face de l'Ile-Saint-Louis, quelque ensemble, voué à l'étude et à la pensée, qui eût permis de croire que les architectes de Paris s'identifiaient aujourd'hui à ceux du Collège des Quatre Nations, du Louvre et de la Monnaie, dont les flancs et les cimes brillent dans la journée, flamboient dans la nuit, grâce à celui, ici présent, qui a fait renaître le Paris d'hier hors de son manteau couvert de suie.

Et voici que maintenant les arbres du Jardin du Roy cachent à nos yeux, d'ici même, cette autre et haute offense infligée au passé qui renaissait et à l'avenir qui subira : la bibliothèque de l'Arsenal, elle, de l'autre côté du fleuve, écrasée par un bloc de béton de 50 mètres de haut, semble souffrir dans chacune de ses pierres. Ce ne seront plus les cathédrales de la foi ou de la connaissance qui domineront par leurs dimensions ou par leur élégance l'activité journalière de cette grande cité : ce sont déjà les créations de la laideur.

Ayant abandonné les quelques droits qu'il eût pu faire valoir sur la Halle aux Vins, le Muséum national, bourré de collections, de laboratoires éclatant entre leurs murs, s'apprête lui aussi à s'étendre au-delà des bâtiments réunissant ses chaires de paléontologie, de botanique et, en partie, des sciences de la Terre par lesquelles le Muséum a commencé sa métamorphose, grâce à la Délégation générale à la recherche scientifique et technique, j'entends à MM. Pierre Piganiol et André Maréchal, grâce aussi, et surtout, à celui qui depuis trois années se penche avec un souci sans cesse renouvelé vers les besoins en personnel et en matériel d'un établissement de recherches, et toujours d'avant-garde, d'enseignement public, d'investigations outre-mer, en pleine croissance - nous sommes 2 ooo -, j'ai nommé Mr Laurent Capdecomme, directeur général de l'enseignement supérieur, à qui nous devons tant déjà. Et je n'oublierai pas les directeurs du C.N.R.S. qui ont apporté à cette Maison et particulièrement à notre bibliothèque un essentiel appui, ni Mr le Directeur général Perchet dont l'extrême affabilité et l'autorité se sont sans cesse efforcées à notre profit de percer les murs d'un imbroglio administratif dont il déplore la complexité; qu'il soit assuré de ma gratitude au moment où il quitte la direction d'une grande tâche.

De l'autre côté de la rue de Buffon s'élèvent bien d'autres laboratoires qu'accompagnent nos espérances. Le plan prévoit cinq instituts de zoologie et de physico-chimie, perpendiculaires à cette rue, et une longue travée qui la longera sur l'emplacement des vieilles maisons qui ont fait de l'îlot Poliveau un territoire insalubre; en outre, un grand Musée de l'Évolution, projet qui m'est cher. Mais tout autour, ce sont encore les fleurs du Jardin qui affirmeront leur conquête.

Souhaitons que la Commission de décentralisation n'en retarde pas trop l'installation.

Mesdames et Messieurs, tournant autour du temple où nous sommes, nous nous trouvons, en face de l'ouest, devant la Mosquée, qui en est un autre. Nous nous accommoderons fort bien de ce voisinage et les visiteurs de chaque côté d'une rue qui porte un nom glorieux - qui nous appartient - officieront chacun à sa manière, les uns tournés vers La Mecque, les autres vers Lutèce. Quant au sud, c'est notre plus lointain passé qu'on y retrouve, puisqu'au sommet du grand labyrinthe se réunissaient médecins et philosophes qui ont préparé la conversation que Guy de la Brosse eut avec Richelieu et dont sortit, par la volonté antidogmatique de Louis XIII, comme le Collège l'avait été par celle de François Ier, le Jardin des herbes médicinales dont les plants longeaient la Bièvre, là où les castors venaient encore boire.

Monsieur le Ministre, maintenant vous savez tout, vous savez tout ce que cela implique d'espoir dans notre attente que nous souhaitons brève. Quand, grâce à votre intervention, deux malheureux petits millions de francs nouveaux nous auront permis d'en finir avec la plus grande bibliothèque de sciences naturelles, c'est-à-dire de biologie, du monde, nous pourrons respirer pendant un bon demi-siècle - j'entends pour nos livres, car il y a, vous le savez, tout le reste -, les collections étant aujourd'hui exactement dans la situation où se trouvait hier la bibliothèque.

Pour défendre la mission qui nous est dévolue à ce sujet, il suffira de donner des moyens accrus à Mme Gabrielle Duprat et de permettre ainsi et enfin au directeur actuel de cet Établissement de retrouver bientôt, plus souvent, le chemin de son laboratoire d'où malheureusement il ne peut revoir les tours de Notre-Dame puisque la Faculté du quai Saint-Bernard les intercepte, sauf la flèche, ce qui montre, en définitive - et vos présences, Messieurs les Ministres, en témoignent - que dans cette Maison le Ciel demeurera toujours avec nous.

Allocution de Mr Julien Cain, administrateur général de la Bibliothèque nationale, directeur général des bibliothèques de France.

Monsieur le Ministre,

Lorsque avec Mr Roger Heim je vous ai demandé de bien vouloir inaugurer la nouvelle bibliothèque du Muséum national d'histoire naturelle, ce n'est pas seulement parce que je souhaitais que cette inauguration fût honorée par votre présence, c'est aussi parce qu'elle me paraissait revêtir une signification particulière.

Il y a toujours eu place pour une bibliothèque dans ce grand établissement qu'est le Muséum d'histoire naturelle à côté de son jardin - le noble Jardin du Roy - le poétique Jardin des plantes, à côté de ses serres, de ses ménageries, de ses galeries riches de collections incomparables, de tout ce qui en fait le lieu, unique à Paris et peut-être dans le monde, qui vient d'être évoqué avec tant de charme, et que trois siècles de civilisation française ont formé. Comment ces collections de livres, d'estampes, de précieux vélins furent rassemblées, Mr Roger Heim vient de vous le dire, et aussi comment elles s'enrichirent, s'étendirent au point de faire éclater le cadre trop étroit créé pour elles. Mais c'est bien parce que des tâches nouvelles s'imposent à la bibliothèque si l'on veut qu'elle remplisse son rôle, son rôle de servante de la science, qu'il est apparu nécessaire de lui donner ce cadre nouveau, sans nuire à la belle ordonnance de ce grand ensemble.

C'est bien volontiers que la Direction des bibliothèques a apporté son entier concours à un plan si bien conçu par la Direction du Muséum. Mais on me permettra de rappeler qu'avec cette dernière elle avait envisagé un projet tout différent quand, il y a une douzaine d'années on recherchait les moyens les meilleurs d'utiliser, au double profit de l'enseignement et de la recherche scientifique, l'immense réserve d'espace que constituait la Halle aux Vins voisine. On avait envisagé le rapprochement - je ne dis pas la fusion - des importantes collections dont disposent respectivement la bibliothèque du Museum, les diverses bibliothèques de la Faculté des sciences, le Centre national de la Recherche scientifique avec son Centre de documentation. Ainsi auraient été créées des conditions de travail que tous ceux qui croient à la nécessité de l'organisation de la documentation en liaison avec la recherche auraient saluées. Pour des motifs divers, - on trouva des arguments excellents pour les présenter sinon pour les justifier, - chacun est allé de son côté, comme il arrive souvent dans notre pays.

Mais la bibliothèque, demeurée dans le périmètre du Muséum, en deçà de la rue Cuvier, - rue frontière qui marque une « ligne idéale », - ne s'est pas repliée sur elle-même. C'est un large esprit de coopération qui l'anime et qu'entretient son conservateur en chef, Mme Duprat, dont je n'ai pas besoin, après Mr Heim, de souligner la compétence et le dévouement. Non contente d'alimenter en livres et en périodiques les chaires et les laboratoires de l'établissement, - car c'est bien là sa tâche essentielle - elle consent des prêts à une trentaine de laboratoires dépendant de l'Université, du Collège de France, de l'École des Hautes Études, de l'Institut Pasteur, à divers centres de documentation, parmi lesquels il en est de privés. Mais c'est surtout avec le Centre national de la recherche scientifique que les liens sont étroits; il ne se contente pas d'emprunter constamment des périodiques, il a installé à l'intérieur de la bibliothèque un atelier de prise de vues, afin d'assurer par des microfilms d'articles de périodiques la publication de son si utile Bulletin analytique. Et dans son souci de montrer que la science ne s'intéresse pas seulement à ce que l'écrit lui apporte, mais aussi à son support qui est le papier, il a voulu que tout ce qui peut en hâter la destruction - microorganismes ou insectes - fût étudié dans un laboratoire spécialisé.

Il s'agit bien ici de la plus riche collection qui soit au monde d'ouvrages intéressant les sciences naturelles. Et son activité ne se mesure pas seulement, je le redis, aux services qu'elle rend à l'intérieur de l'établissement, aux prêts qu'elle concède au dehors, mais aussi au réseau des échanges qu'elle entretient, grâce aux publications du Muséum, avec neuf cents organismes dispersés dans le monde entier. La proportion de la production étrangère dans l'ensemble du fonds est considérable ; elle doit l'être si l'on considère que le nombre de périodiques de sciences naturelles qui paraissent dans le monde est d'environ 25 000, et qu'il en naît chaque jour, ce qu'explique une spécialisation de plus en plus poussée. Il y aurait là de quoi décourager bibliothécaires et chercheurs si on ne pouvait, grâce à des bibliographies bien établies, créer de l'ordre dans ce qui pourrait être un chaos.

Nous pourrons proposer en exemple cette bibliothèque où tout a été conçu de manière rationnelle, où l'obscurité presque totale propice à la conservation des collections fait brusquement place à la plus vive clarté, où tout a été étudié par le très distingué architecte, Mr Delaage, en vue de la rapidité des communications et du confort pour l'œil, qui peut s'arrêter dans la lecture et lui préférer un horizon empreint de charme.

Ce beau don que les pouvoirs publics font au Muséum, celui-ci ne pourra l'exploiter et l'utiliser pleinement que s'il dispose des moyens nécessaires, en crédits pour son entretien et ses acquisitions, en personnel scientifique aussi afin que ses collections soient l'objet de catalogues clairs et complets. Et je ne saurais trop insister à ce propos sur l'espoir que nous formons de voir des licenciés ès sciences suivre l'enseignement de l'École nationale de bibliothécaires qui sera inaugurée en octobre prochain. Mais ils ne sauraient être attirés vers cette carrière si celle-ci leur paraissait trop désavantagée.

Que de leçons prendront ici ceux qui, dans les années qui vont venir, auront la charge de construire et d'équiper de nouvelles bibliothèques scientifiques, tout près d'ici d'abord, dans cette Faculté du quai Saint-Bernard, qui s'élève déjà, puis dans ces banlieues comme Villetaneuse, qui accueilleront, après Orsay, des filiales de notre Université de Paris, enfin dans nos Universités des départements où un grand effort se poursuit, à Nice comme à Lille, à Bordeaux comme à Nantes. Qu'il s'agisse d'extensions ou de créations, il n'existe pas une seule université française qui n'ait une ou plusieurs bibliothèques scientifiques en chantier ou en projet. Tout cela est rendu possible ou probable par l'inscription au 4e plan, et par l'espoir d'une inscription au 5e. Ce rythme des investissements dans le domaine des bibliothèques doit suivre le rythme des investissements dans l'enseignement supérieur. Vous avez récemment insisté, Monsieur le Ministre, sur la nécessité de former un nombre sans cesse croissant de docteurs ès sciences. Nous répondons à ces vues en mettant à la disposition des chercheurs des moyens documentaires de plus en plus nombreux, de plus en plus perfectionnés. En poursuivant cet effort d'équipement nous répondons à des besoins maintenant reconnus par tous, et qui intéressent également l'enseignement supérieur et la recherche. Nous rejoignons des préoccupations que les plus hautes instances gouvernementales ont traduites par la création de la Délégation générale à la recherche scientifique et technique, et il convient de souligner qu'un des premiers soins de cette Délégation a été de mettre à l'étude une vaste organisation de la documentation scientifique et technique.

Tous ceux qui ont l'expérience de ces problèmes pensent et disent qu'une telle organisation ne sera efficace que si elle s'appuie sur ce qui existe. On peut certes entrevoir une immense construction, - quelques-uns ont même parlé d'une sorte de cathédrale documentaire; on a toujours le droit de projeter dans l'avenir des rêves ambitieux. On peut leur préférer une réalité solide sur laquelle on pourrait bâtir. On ne saurait en tout cas se passer de centres formés par les siècles, fortement équipés et ouverts à toutes les expériences, comme cette Bibliothèque à la fois très ancienne et toute neuve dont la renaissance, dans ce haut-lieu de la science qu'est le Muséum national d'histoire naturelle, doit être saluée comme un signe heureux.

Allocution de Mr Christian Fouchet, ministre de l'Éducation nationale, après avoir salué la présence de Mr André Malraux, ministre d'État chargé des Affaires culturelles :

Monsieur le Directeur, Messieurs les professeurs du Muséum, Mesdames, Messieurs,

L'inauguration d'une bibliothèque est toujours un événement important dans la vie d'un grand établissement, elle est aussi un événement pour la communauté qui s'y rattache en dehors de ses frontières. Et c'est à juste titre, car ce culte qui s'attache aux livres repose non seulement sur le respect de la connaissance et du savoir, mais aussi sur le sentiment profond que, dans le silence propice d'une bibliothèque, des dialogues s'engagent avec le passé. Certains esprits méditatifs fuient les amphithéâtres et se sentent attirés vers ces lieux qui sont un peu comme des temples où l'on vénère l'esprit.

De plus, le caractère de votre bibliothèque est très particulier, car elle a été constituée dans une Maison où la vocation de la « collection » vient avant toute autre chose. Chez vous, on amasse et on classe avec amour et vocation et cela s'est senti jusque dans la constitution de ce magnifique ensemble de livres, qui fait penser à la phrase de Carlyle : « The true University is a collection of books. »

Je crois qu'il faut le préciser : la position de votre « Maison », Monsieur le Directeur, est exceptionnelle dans notre pays, et son rayonnement s'étend loin à l'extérieur de nos frontières. Vous avez, à juste raison, retracé l'histoire de ces livres, de vos collections splendides, mais l'énumération de vos richesses, si elle impressionne par sa quantité et sa qualité, frappe encore plus par la diversité des orientations et par le côté systématique et méthodique qui a conduit à des ensembles bibliographiques extrêmement complets et uniques dans le domaine de la science.

Ces ensembles, parfaits dans certains domaines, ont été réunis au cours de l'histoire, grâce au lent travail et à la ténacité de vos prédécesseurs et des professeurs du Muséum. La belle analyse que vous nous avez faite de leurs actions, de leur dévouement, de leur générosité, et parfois, de leur sens de l'opportunisme, inspire un sentiment de reconnaissance sincère; c'est un capital sans prix qu'ils ont constitué pour l'avenir !

Mais ces trésors accumulés par quelques générations n'ont une valeur réelle que parce que vous fonctionnez comme un Conservatoire et non comme un Musée. Dans la mesure où ces connaissances encyclopédiques rassemblées d'une façon systématique restent des instruments de travail, votre mission de collectionneur trouve quotidiennement une justification supplémentaire. Aussi bien, l'empreinte de vos savants sur les sciences naturelles et leurs théories fondamentales n'est plus à démontrer.

Votre tâche d'information, vous l'avez remplie jusqu'à nos jours, mais, il faut bien le dire, au prix d'efforts et de difficultés matérielles grandissantes.

Le bâtiment élégant et fonctionnel que nous inaugurons aujourd'hui vous rendra cette tâche plus facile. Il décuplera l'efficacité de votre action. Il est aussi un hommage au dévouement de tous ceux qui, de génération en génération, ont contribué à constituer un capital unique dans l'histoire des sciences naturelles.

Vous avez excusé, Monsieur le Directeur, l'opportunisme de certaines acquisitions de livres en invoquant la « raison d'état » et le sentiment de servir une « juste cause ». Cette dernière interprétation me paraît attirer quelques développements.

D'autres organismes n'ont pas, dans les mêmes circonstances, éprouvé les mêmes impératifs. Cela n'est pas le hasard et je me permettrai d'en rechercher les raisons.

Cette « Maison », dont vous êtes légitimement fier et que vous souhaitez transformer, ne se laisse pas définir simplement.

Il faut la pratiquer avec persévérance et même retracer son histoire, pour la bien connaître. Il est vrai que nombreux sont ceux qui l'aiment, petits et grands, tout en n'en connaissant que des aspects fragmentaires.

Pour les non-initiés elle paraît avoir des visages bien différents : Jardin du Roy dès 1635, puis jardin des Plantes, il s'y ajoute par la suite d'autres créations, le Cabinet d'histoire naturelle, le Cabinet d'anatomie comparée, la Ménagerie.

Puis cet ensemble qui devient Muséum d'histoire naturelle, par décret de la Convention le 18 août 1793, donne des cours d'un genre très particulier, puisqu'ils ne conduisent à aucun examen. Bien avant les expériences récentes de « Promotion sociale », vous avez suscité de véritables vocations, tardives souvent, par l'attrait de vos collections. Par une conception large et généreuse de votre rôle, votre Maison a accueilli, au cours de son histoire, de nombreux collaborateurs, chercheurs libres et souvent bénévoles.

La disparité de vos tâches n'est qu'apparente; la mission que l'État vous a confiée est de constituer et de tenir à jour un inventaire aussi complet que possible des connaissances dans le domaine des sciences naturelles. L'accomplissement de cette mission, on le trouve dans toutes les galeries de votre établissement où sont rangées méthodiquement d'immenses collections qui vont de la zoologie à la botanique, de la minéralogie à la paléontologie - exemples pris entre autres disciplines.

Ce « Musée vivant » dont vous avez la direction et qui débuta par un catalogue des plantes, puis des minéraux, implique la mise en place systématique de collections qui sont devenues les instruments de référence des sciences fondamentales. Cette tâche est exclusivement la vôtre, aucun autre organisme ne vous la dispute; loin de la laisser inactive, elle a entraîné votre Maison à envoyer constamment dans le monde entier des missions exploratrices pour maintenir à jour ces collections précieuses.

Mais un herbier nécessite un fichier, ce dernier conduit à une bibliothèque. La bibliothèque centrale dans vos activités n'est plus comme dans un laboratoire, comme dans une usine, un élément de la logistique de base. Elle est une collection au même titre que toutes celles que vous avez su développer par ailleurs.

Le talent de vos bibliothécaires, leur souci d'accroître leurs richesses, l'âpreté de vos prédécesseurs à saisir les occasions, les dons de collections personnelles importantes, ont été inspirés par l'esprit de cette Maison, et aussi par une foi profonde dans la puissance du savoir organisé qui se développe à partir de collections systématiques.

Ici se sont rencontrés ou succédé des hommes très divers mais qui ont eu en commun une soif de savoir encyclopédique et une puissance presque illimitée d'analyse. Or, le long travail de classification - « il faut cent jours d'analyse pour un jour de synthèse », a écrit Fustel de Coulanges - conduit sans cesse à repenser certains des grands problèmes des sciences naturelles. C'est ainsi, par exemple, qu'il a conduit Cuvier à une classification originale des animaux et aussi à la paléontologie, c'est-à-dire à une science nouvelle.

Je quitterai ce terrain des sciences pures pour évoquer le rôle important joué par le Muséum dans l'histoire des sciences, soit sous la forme de cours renommés, soit sous celles de publications ou de livres, fruits d'un travail laborieux dans cette bibliothèque unique.

Mr le Directeur, votre Maison, véritable Conservatoire des sciences naturelles, - entourées des disciplines sœurs : la physique et la chimie, dans la mesure où elles aident à leur compréhension - a su, par ses contacts journaliers avec la nature, garder, si j'ose dire, des dimensions naturelles, c'est-à-dire humaines. Jeunes et vieux aiment à se promener chez vous, dans vos jardins, échappant ainsi à cette vie moderne dont la pression s'arrête au seuil de votre demeure.

Vos laboratoires, au milieu de ces jardins magnifiques, sont encore des oasis de tranquillité où le travail se poursuit dans le calme, et où il se poursuivra mieux encore dans le cadre de cette bibliothèque, qui n'offense pas les constructions anciennes par un modernisme tapageur, et où l'on apprécie le goût de l'architecte qui a présidé à sa construction, et aussi le vôtre, car vous avez été trop modeste en minimisant votre rôle dans cette entreprise. Mr le Directeur, il m'est agréable de terminer cette allocution en vous remerciant, vous et vos collaborateurs, pour la tâche immense que vous venez de mener à terme. Une des plus belles collections de votre Muséum, celle des livres, a trouvé un toit digne d'elle. Mr Julien Cain et sa Direction vous y ont aidé, avec foi et efficacité. Je me plais à les en remercier ici.

Ce n'est là assurément qu'une étape. Pour les autres collections, pour la paléontologie, pour la botanique, pour les sciences de la terre, et j'en passe, je vous promets l'appui d'un Ministre convaincu du rôle exceptionnel de votre mission. Permettez-moi cependant d'espérer que la « modernisation » du Muséum ne sera pas une « mutation brusque », et que, fidèle à la tradition d'évolution de votre Maison, le Muséum sera amélioré certes, mais gardera son charme, sa mesure humaine et toutes les fleurs de son jardin.