Vous avez dit édition jeunesse ? Parlons littérature

Journée d’étude co-organisée par la Bibliothèque Municipale de Lyon, la médiathèque de Bron, l’ENSSIB et BnF-CNLJ – 18 juin 2015

Séverine Carpentier

Cette journée d’étude organisée à l’occasion des 50 ans de l’Ecole des Loisirs avait pour objectif de donner la parole à l’ensemble des acteurs de la chaîne du livre, afin que chacun des participants puisse livrer son regard sur la littérature jeunesse.

Et pourtant ils lisent encore : le point de vue d’une sociologue

Christine Détrez, sociologue, nous invite à dépasser la sinistrose et les discours de déploration qui n’interrogent plus l’existence réelle d’un passé mythique où tous les ados lisaient, ni ne considèrent plus le transitif du verbe lire : les ados ne lisent plus, mais que ne lisent-ils plus ? Ou plus exactement, que lisent-ils encore ? C’est à partir de deux études menées sur les pratiques culturelles des adolescents ( L’Enfance des Loisirs et Mangados : lire des mangas à l’adolescence) que C. Détrez dresse un constat moins alarmiste sur la lecture des adolescents. Tout d’abord, la première enquête longitudinale (questionnaires posés aux mêmes enfants entre 2002 et 2008) apporte des éléments intéressants mais est déjà obsolète aujourd’hui quant aux pratiques liées au numérique. En effet, la révolution numérique brouille trois frontières qui ont une importance primordiale lorsqu’on parle de pratiques culturelles : le numérique permet plusieurs activités culturelles sur un même support, il abolit la frontière entre pratiques privées et publiques, et enfin il rend les usagers (qui n’étaient autrefois que consommateurs) créateurs de produits culturels (ex : Booktubes). Comment donc, dans un contexte où le numérique prend de plus en plus d’ampleur, les adolescents lisent-ils encore des livres ? S’il est vrai que les pratiques culturelles évoluent avec l’avancée en âge des enfants, notamment la lecture quotidienne de livres, il n’en reste pas moins que sur les 9% d’adolescents de 17 ans qui lisent encore quotidiennement, 41% d’entre eux affirment que cette activité leur manquerait s’ils ne pouvaient plus la pratiquer. La deuxième étude éclaire sur les raisons que trouvent les ados de lire encore aujourd’hui des livres et donne l’exemple du manga comme appropriation actuelle de la lecture. Le succès du manga s’explique par la possibilité de lire sur de courtes durées (pour passer le temps lors d’un trajet ou lorsqu’on s’ennuie en cours), sa structure narrative (en arc sur 2 épisodes), et par l’importance de la relecture (qui permet la réassurance). Enfin, lire des mangas permet la sociabilité (achat en commun de plusieurs tomes d’un même manga, blogs où se retrouvent les fans), permet aussi la production langagière (lire du manga c’est aussi en parler beaucoup), donne un rythme de lecture et engage des émotions telles que l’humour ou la tristesse. Enfin, les mangas servent aussi à construire son identité de fille ou de garçon : garçons et filles ne lisent pas les mêmes mangas.

Divertissement, reconnaissance entre pairs et identification sont donc les sources d’une lecture adolescente assumée.

La critique comme promontoire de la littérature jeunesse

Lors de son intervention, Marie Lallouet, a d’abord retracé son parcours en tant qu’éditrice chez Gallimard jeunesse, Casterman, Hachette et Bayard. C’est ce premier métier qui lui a fait découvrir et apprécier La Revue des livres pour enfants, comme une aide précieuse pour faire vivre des livres qui peut-être n’auraient pas eu grande audience. Aujourd’hui, en tant que toute nouvelle rédactrice en chef (depuis le 1er septembre 2014), elle s’interroge sur la place et le rôle de cette revue.

Son rôle premier c’est d’abord et avant tout un regard critique sur la production éditoriale pour la jeunesse. La critique permet à la fois de discerner les tendances mais aussi de soutenir les livres qui s’en éloignent. Il s’agit d’asseoir la reconnaissance de la littérature de jeunesse et d’œuvrer à promouvoir ce qu’elle est dans sa diversité. Faire le tri dans une production éditoriale toujours grandissante, mais aussi donner une fonction à chaque livre dans un paysage, une géographie éditoriale. M. Lallouet en tant que journaliste interroge son lectorat : comment les bibliothécaires perçoivent-ils la revue ? Dans l’ensemble, cette revue est admirée pour sa maquette, respectée pour son contenu et utilisée par toute la profession.

Toutefois, M. Lallouet souhaite corriger quelques points faibles dès les prochains numéros. Ainsi, elle souhaite diminuer la fracture entre le cahier critique et la partie dossier, en faisant des inserts sur les dessous de la créativité dans le cahier critique. Elle souligne aussi l’importance de ne pas s’en tenir qu’aux livres et de présenter plus de critiques de jeux vidéo et d’applications numériques. Enfin, La Revue des Livres pour enfants doit rester une revue professionnelle de terrain et donner à voir ce qui se passe dans les bibliothèques (au passage elle encourage les professionnels à communiquer sur leurs actions). L’avenir de la revue c’est aussi un Hors-série qui paraîtra en octobre pour les 50 ans de la revue.

Un Incroyabilicieux anniversaire : l’expo

En fin de matinée, Violaine Kanmacher, responsable du département jeunesse de la bibliothèque de la Part Dieu à Lyon et commissaire de l’exposition « L’incroyabilicieux anniversaire : 50 ans de création à l’école des loisirs », propose une visite virtuelle collective. Deux objectifs pour cette exposition : mettre à l’honneur le travail de l’éditeur et présenter des aspects inédits de cette maison d’édition, avec une exigence, l’accessibilité aux enfants. Conçue en 5 parties : les brouillons, les originaux, l’histoire et la légende, les métiers de l’édition et les métamorphoses du livre, cette exposition riche en contenus est aussi très originale dans sa conception. Parcours balisé qui nous donne à voir les essais, les erreurs, les échanges entre illustrateurs, auteurs et éditeurs, mais aussi la continuité graphique des originaux d’illustrateurs « anciens » (années 80) et « modernes » (années 2000). Le 3ème module de l’expo retrace avec force documents inédits l’histoire de l’école des Loisirs. L’espace réservé aux métiers de l’édition est particulièrement intéressant pour les enfants qui découvrent ainsi qu’il n’y a pas qu’un auteur pour faire un livre. La 5ème partie très ludique regroupe un lieu de projection, un espace de lecture et un atelier numérique qui permettent d’approfondir la découverte de l’univers Ecole des Loisirs. Enfin une large place est donnée à la créativité avec des fresques murales à colorier et une salle entière dédiée aux créations des classes engagées dans un travail avec la bibliothèque.

Editeur de père en fils : l’Ecole des loisirs, une histoire familiale.

Louis Delas directeur des éditions de l’école des Loisirs, est tombé dans l’édition quand il était petit, en tant qu’arrière-petit-fils du fondateur de cette maison d’édition. Après avoir évoqué brièvement l’histoire familiale qui se confond avec celle de la maison d’édition (à lire On ne s’en fait pas à Paris), Louis Delas donne son orientation éditoriale : la clef c’est l’auteur, son univers, ses histoires. L’éditeur se préoccupe des contingences économiques et du bien-être de l’auteur, il le soutient, le pousse, l’aiguille pour qu’il reste dans son univers. La force de L’école des Loisirs c’est de faire des livres d’auteurs adressés à des enfants, mais aussi de savoir anticiper et d’avoir toujours la main sur la diffusion, l’édition et le financement. Une certaine indépendance qui permet la créativité et de continuer à soutenir les auteurs dans un contexte de concentration éditoriale extrême. Les auteurs sont donc, au centre des préoccupations de Louis Delas, qu’il s’agisse de l’ancienne génération qui reste le fondement du succès de l’Ecole des Loisirs (Ungerer, Sendak) ou de la nouvelle génération dont il faut asseoir la notoriété (Matthieu Maudet ou Adrien Albert). Lorsqu’on interroge Louis Delas sur les orientations à venir, il rappelle que l’Ecole des Loisirs a toujours su anticiper : passage du scolaire à l’édition jeunesse, création des clubs lectures Max, d’une collection poche Lutin, et de squares dans les librairies. Il continue donc sur cette lancée avec le lancement d’une filiale de bande dessinée « Rue de Sévres » (2013), des créations de jeux de société (2014) et des projets à la croisée du livre et du numérique et de l’audiovisuel (2015/2016).

Ce que la presse jeunesse nous dit de l’enfance

Aline Eisenegger (CnLJ-BnF), a retracé 70 ans de presse pour la jeunesse en s’intéressant à la manière dont les revues pour enfants définissent l’enfant.

A chaque époque, la presse enfantine a évolué avec l’image de l’enfant :

- 1945-1955 : l’enfant est une personne de 7 à 15 ans , mais c’est aussi une fille ou un garçon
- 1956-1979 : l’enfant est un jeune enfant qui ne sait pas lire
- Années 70 : l’enfant a différentes capacités selon son âge (segmentation par âge et mixité pour rendre l’enfant autonome), la presse devient mensuelle et non plus hebdomadaire, typée, elle peut être éducative ou de distraction
- Années 80 : les enfants de plus en plus jeunes (2 ans). Naissance d’une presse laïque et d’actualité
- Entre 89 et 92 : l’enfant est un élève (naissance de nombreuses revues documentaires)
- 1989-1999 : l’enfant est un citoyen, la presse pour filles devient à nouveau prédominante.
- 2000-2010 : l’enfant est soit une fille, soit un garçon, et il est expert (journaux avec thématiques de pointes)
- 2010 : l’enfant esthète (la presse devient un espace de liberté pour les graphistes)
- 2013 : l’enfant est connecté avec le développement des blogs et des abonnements numériques.

Trois festivals pour fêter la littérature jeunesse

Pour cette table ronde réunissant les organisateurs de trois fêtes du livre en Rhône Alpes, Violaine Kanmacher demande aux participants de définir en trois mots leur travail.

Laurent Blin pour St Paul-Trois-Chateaux nous livre ses trois mots : « Aberration », heureuse aberration d’une manifestation qui perdure depuis plus de 30 ans sur un territoire de 8000 habitants. Une longévité qu’il explique par la présence de nombreux « partenaires » très impliqués et par la capacité des organisateurs à avoir su creuser un « sillon » qui porte ses fruits.

Pour Yann Nicol (programmateur de la Fête du livre de Bron), l’ « exigence », la « diversité » et le « partage » sont les maîtres mots de son travail : l’exigence de programmer le meilleur de la littérature contemporaine, de renouveler ses idées, de faire un maximum de propositions différentes pour toucher un public diversifié et de construire un lien entre littérature jeunesse et littérature adulte. Enfin Gérard Picot invoque les termes suivants : « exigence », « engagée » et « populaire » pour qualifier sa Fête du livre de Jeunesse de Villeurbanne. Exigence dans la qualité de la programmation, engagement dans les thématiques et les réflexions et enfin populaire (et non pas populiste) dans le sens d’une fête qui s’adresse au grand public (petit rappel statistique : 20 % des personnes qui se rendent à une fête du livre n’ont jamais poussé la porte d’une bibliothèque).

Sur la question du travail en amont de ces fêtes du livre, les organisateurs reviennent, encore une fois, sur l’importance du partenariat et la notion de projets trouvant leur aboutissement lors des manifestations. Projet d’art postal entre illustrateurs et détenues de la prison Montluc pour Villeurbanne avec exposition des échanges; travail d’accompagnateur pour révéler des auteurs et illustrateurs (co-création d’exposition d’illustratrices telles que Delphine Perret ou Lucie Albon avec le soutien de la Médiathèque et des services techniques à Bron). Quant aux difficultés rencontrées, elles sont bien évidemment d’ordre économique mais aussi politique (désengagement des partenaires financiers et désintérêt des politiques pour la manifestation).

Références bibliographiques :

-Et pourtant ils lisent ! Christine Détrez avec Christian Baudelot et Marie Cartier, Seuil, 1999.

-L'enfance des loisirs /Sylvie Octobre, Pierre Mercklé, Christine Détrez, Ministère de la culture et de la Communication, 2010. http://pierremerckle.fr/2011/01/lenfance-des-loisirs/

-Les mangados : lire des mangas à l'adolescence. Bulletin Détrez, Christine et Vanhée, Olivier. Des bibliothèques de France [en ligne], n° 2, 2013 [consulté le 16 juillet 2015]. Disponible sur le Web : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2013-02-0101-007>. ISSN 1292-8399.

- On ne s’en fait pas à Paris : un demi-siècle d’édition à l’école des loisirs. Boris Moissard et Philippe Dumas,2015