Livres et bibliothèques à l'ère du numérique
IEA de Paris – 16 mai 2017
Le 16 mai 2017 s'est tenue, à l'institut d'Etudes Avancées, une rencontre co-organisée par la revue Esprit et l'IEA, intitulée « Livres et bibliothèques à l’ère du numériques », dans le cadre du débat « L'Esprit du temps ». Celle-ci abordait les enjeux et les risques des nouvelles technologies touchant la circulation de l'écrit.
Cette rencontre s'est déroulée en deux temps : une conférence de Robert Darnton (directeur de la bibliothèque de l'Université Harvard), suivie d'un débat entre ce dernier, Roger Chartier (historien, directeur d'études émérite à l'EHESS et professeur au Collège de France), et Jean-Noël Jeanneney (historien, professeur émérite à Sciences Po, ancien président de la Bibliothèque nationale de France). Le débat était animé par Emmanuel Laurentin, producteur de l’émission La Fabrique de l’histoire sur France Culture, et conseiller de la rédaction d’Esprit.
Robert Darnton a posé la problématique de l'accès et de l'accessibilité au savoir, ainsi que le nécessaire équilibre entre bien public et intérêts privés. L'historien a ensuite présenté l'initiative de bibliothèque numérique portée par les bibliothèques américaines et pilotée par Harvard, la DPLA (The Digital Public Library of America), concurrençant frontalement Google Livres.
Puis le débat a repris et enrichi les points essentiels de l'intervention de Robert Darnton.
Bien public versus intérêts privés
Robert Darnton est revenu sur la lente ouverture des bibliothèques au monde extérieur, elles qui étaient de véritables forteresses réservées aux élites. Avec beaucoup d'humour, il a illustré son propos avec une photo de lui, alors étudiant, grimpant au mur de la bibliothèque, alors qu'une autre bibliothèque, celle de l'université de Boston est ornée de cette devise « Free to all » (« Gratuit pour tous »).
Roger Chartier a ainsi pointé lors du débat la tension née du double héritage des lumières : d'un côté une forte volonté de démocratisation portée par Condorcet (cité par Robert Darnton), de l'autre côté la volonté de renforcer la propriété littéraire, portée par Diderot, dont la durée d'allongement des droits patrimoniaux n'a fait que croître. A cela se sont ajoutées plus récemment les « forces menaçantes du privé » (Robert Darnton), incarnées par les grands éditeurs scientifiques commerciaux appliquant une inflation démesurée et poussant les bibliothèques au désabonnement, ou encore incarnées par Amazon, ou Google et son projet de numériser tous les livres (Google Books depuis 2004), en dépit du droit d'auteur et du fait que les bibliothèques étaient obligées de repayer pour avoir accès au contenu qu'elles avaient fourni par le biais de contrats léonins.
Robert Darnton plaide ainsi pour un équilibre entre bien public et intérêts privés, entre openness (que l'on peut traduire par transparence et accessibilité) et droit d'auteur. Au niveau législatif et jurisprudentiel, de véritables batailles se sont jouées ; le monopole a été cassé et plusieurs tribunaux ont été favorables à l'interprétation du fair use, intégré au Copyright américain, et renforcé par le « Fair access to science and technology Research Act ».
Les bibliothèques se sont également mobilisées pour l'openess en proposant de numériser leurs fonds et de les rendre accessibles à tous.
Les grandes initiatives publiques pour l'accessibilité au savoir
Robert Darnton a développé l'exemple de la DPLA (The Digital Public Library of America) lancée en 2010 et ouverte en avril 2013, portée par Harvard mais rassemblant de nombreuses bibliothèques américaines. En 2017, la DPLA compte déjà 15,5 millions d'objets fournis par 2 200 institutions (bibliothèques, archives, musées) dans 500 langues. L'organisation en réseaux s’articule autour de hubs (dont la New York Public Library, Harvard) qui aident à numériser la culture locale. La fondation Bill et Melinda Gates subventionne le projet pour notamment perfectionner l'expertise des bibliothécaires et structurer les métadonnées. La DPLA a une approche collaborative avec les publics et travaille avec des lycées, fournit gratuitement des e-books aux jeunes lecteurs des quartiers défavorisés. Au niveau juridique, c'est une association pour faire le lien avec les auteurs, notamment d'ouvrages épuisés. C'est donc une bibliothèque qui porte une haute ambition à la fois « utopique et pragmatique » et qui « si elle réussit, (…) mettra le patrimoine humain à la portée de l’humanité entière ». L’Europe n’a pas non plus été en reste dans la volonté de rivaliser avec les géants de l’Internet pour diffuser le patrimoine collectif. Ainsi Jean-Noël Jeanneney, refusant comme son confrère américain de se livrer aux « jérémiades », a-t-il rappelé le succès de Gallica en France lancé par la Bibliothèque nationale de France, pour déplorer ensuite le peu d’intérêt manifesté par la commissaire européenne de l’époque, Vivian Reading, pour le projet Europeana à l’échelle européenne, ne suivant pas l’exemple du Japon et de la Chine.
« Fake news » et circulation de l'information
Roger Chartier a mis en exergue la question du danger du manque de maîtrise de l'information. Il désigne, pour illustrer son propos, l'exemple de Wikipédia. Il mentionne le conservateur Rémi Mathis qui a affirmé que le degré de certitude des articles de l'encyclopédie en ligne Wikipédia était toujours questionnable. Robert Darnton modère cet avis : certes, beaucoup d'articles étaient inexacts au début, mais Wikipédia a mis en place une équipe d'éditeurs qui contrôle désormais attentivement ses contenus. L'éditeur joue un rôle primordial dans la validation de l'information ; il en va de sa responsabilité professionnelle afin d'être l'intermédiaire culturel entre le lecteur et l'auteur. Dans le processus de validation et de régulation de l'information, Robert Darnton insiste sur le rôle crucial des bibliothécaires « mal payés, parfois sous-estimés », qui ont pourtant une fonction capitale dans les villages ou dans certains quartiers urbains.
S'il n'y a pas de régulation, les « fakenews » peuvent proliférer d'autant plus dans le monde numérique. Internet multiplie les erreurs selon Roger Chartier. Ce monde numérique peut être concerné par de la propagande, comme la propagande négationniste que l'on retrouve dans les arrière-boutiques spécialisées. Robert Darnton affirme, quant à lui, que la falsification a toujours existé : les journaux du XVIIIe siècle recueillaient et publiaient eux aussi de fausses nouvelles. La remise en question de l'information est de toute façon, d'après l'historien, inéluctable de la condition humaine.
L'abondance est aussi une autre forme de danger. Roger Chartier reprend l'expression « Too much to know » du titre de l'ouvrage d'Ann Blair, pour parler d'un désordre numérique. Le lecteur n'est pas toujours capable de trier la masse d'information, de distinguer le vrai du faux. Sur les réseaux sociaux, il n'existe pas d'intermédiaire et cela multiplie davantage les risques de désinformation. Pour autant, la régulation n'est pas toujours la solution idéale puisqu'elle peut aussi être une forme de censure.
Imprimé et numérique : une vraie complémentarité, une fausse rivalité ?
Robert Darnton l'a affirmé avec force et conviction : il ne croit pas à la mort du livre et à l'obsolescence des bibliothèques. Plusieurs signes vont dans son sens : aux Etats-Unis, on assiste à une baisse de production des ebooks, à une stabilité de la production des livres imprimés et à une augmentation des librairies privées. Les bibliothèques sont, elles, bourrées de lecteurs souvent accompagnés d'ordinateurs et d'imprimés. Un nouveau moyen de communication n'en chasse pas un autre pour autant. Cependant, les bibliothèques doivent trouver leur place dans le nouvel écosystème numérique qui engendre de nouveaux usages de lecture, notamment dans les relations à l'écrit au travers de Facebook et des autres réseaux sociaux. Roger Chartier dit à propos des lecteurs : « lire leur journal dans la forme imprimée n'est pas la même découverte que dans la forme numérique. » C'est donc aux bibliothèques d'aider les lecteurs « à faire le miel de ce qu'on leur offre » (Jean-Noël Jeanneney). Les bibliothèques sont justement utiles pour donner aux lecteurs l'enseignement adéquat d'une bonne organisation et compréhension des informations.
La perpétuation et la pérennité des supports découlent de ces questionnements également. L'obsolescence technique est une réalité qui entraîne des difficultés d'archivage. Le numérique est tellement changeant que voir l'avenir est difficile. Prophétiser sur le devenir numérique n'est pas possible, rien n'est établi d'avance. Une chose est certaine : le numérique est un environnement qui se déploie en de multiples projets comme celui de la bibliothèque numérique ENCRE qui sera dévoilé cet automne autour d'une architecture du web de données. Le numérique n'est pas statique et sa mutation est indéniable.