La fabrique du patrimoine écrit : objets, acteurs, usages sociaux

Journée Enssib – 13 janvier 2017

Philomène Picart

Suite à sa première édition de 2016, une journée d’étude destinée à élucider la manière dont se construit et s’enrichit « le patrimoine écrit et graphique » s’est tenue à l’Enssib le 13 janvier 2017. Organisée par l’Enssib et le centre Gabriel Naudé sous la direction de Fabienne Henryot, cette journée avait pour objectif d’éclaircir les contours et la raison d’être d’un patrimoine qui s’impose aujourd’hui comme une évidence, sans pour autant bénéficier d’une définition bibliothéconomique précise et ainsi de permettre aux bibliothécaires et aux chercheurs de ne pas être dupes des étapes qui font advenir un document au statut d’objet patrimonial. Rassemblant des professionnels des bibliothèques confrontés quotidiennement aux questions patrimoniales et des chercheurs universitaires, les processus de fabrication des objets patrimoniaux ont été interrogés, de leur origine historique aux interactions entre pouvoirs politiques, mémoires collectives et éducation du public.

La matinée, présidée par Laurent Naas (Bibliothèque humaniste de Sélestat), a été l’objet de questionnements autour de l’articulation entre bibliothèques et musées. Alan Marshall (Association of European printing museums) a analysé l’histoire des musées de l’imprimerie et a donné un aperçu du processus par lequel l’imprimerie a été patrimonialisée. L’évolution de son statut patrimonial s’exprime à travers un élargissement progressif du champ du patrimoine graphique et la création de structures dédiées à sa valorisation. Il a fait apparaître les nouveaux défis des musées à l’heure actuelle qui doivent sans cesse réévaluer la nature et le périmètre de leur collection en vue d’une transmission efficace. Andrea de Pasquale (Biblioteca Nazionale Centrale di Roma) a pris l’exemple des bibliothèques italiennes pour expliquer comment une telle articulation, remontant à l’histoire des bibliothèques, a pu s’intensifier en Italie par l’incitation d’un appareil législatif et administratif en vue d’une glorification et d’un rayonnement international au travers de la culture. Il a mis en évidence comment la liaison entre musée et bibliothèque est aujourd’hui retrouvée à Rome grâce au projet Spazi900.

Un versant du patrimoine visible sur internet et fabriqué par le numérique a été ensuite analysé par Jessica de Bideran (Université Bordeaux-Montaigne) présentant le projet « Mauriac en ligne » et par Gérard Régimbaud (Université Paul Valéry / Montpellier 3) analysant la place des albums d’enluminures médiévales sur les réseaux sociaux numériques. « Mauriac en ligne » est un projet porté par un réseau de chercheurs consistant à proposer une édition numérique du journalisme mauriacien et, ainsi, donner l’accès à l’ensemble des textes de presses de Mauriac. Par une captation des textes via une numérisation permettant une conservation préventive puis une diffusion et une valorisation des textes, il s’agit de créer une sorte de « musée numérique » ainsi qu’un espace de recherche et un lieu de mémoire entièrement numériques, soit la construction d’un nouvel objet où la valeur patrimoniale accordée au texte numérique est dissociée du support papier. Gérard Régimbaud quant à lui, a cherché à mettre en perspective les modes de réappropriation d’une culture héritée. Partant du livre comme album regroupant des images, il s’est posé la question des usages de la représentation des enluminures médiévales comme champ de savoirs et d’échanges. L’album a ainsi trouvé une nouvelle place dans les pratiques sociales de l’image numérique en fragmentant et en reformant des collections.

Ensuite, Claire Giordanengo (Bibliothèque Diderot de Lyon) s’est attachée à présenter une collection patrimoniale conservant un objet du patrimoine mal identifié : les livres scolaires. En effet, cette catégorie comprend une grande diversité d’objets sans bénéficier de définition claire. Ces objets ne sont pas facilement assimilables aux fonds patrimoniaux des bibliothèques, n’étant ni rares, ni précieux, ni anciens et ont davantage la vocation d’« objets pédagogiques de consommation ». Le fonds de la Bibliothèque Diderot est issu d’un musée pédagogique rappelant les frontières floues entre ces deux institutions. Par ailleurs, la conservatrice a souligné le fait que les bibliothèques ont longtemps eu des formes de patrimonialisations maladroites, endommageant les ouvrages et qu’elles ont su se perfectionner dans ce domaine.

Un volet juridique du patrimoine écrit a été exposé par Noé Wagener (Université Paris-Est Créteil) afin d’inscrire le droit dans un questionnement général sur la fabrication du patrimoine écrit. Revenant sur la législation du patrimoine en général, il a constaté que le patrimoine écrit est aujourd’hui encore en marge de la construction administrative des autres objets patrimoniaux. L’inscription dans le droit permet de déterminer les compétences de ceux qui définissent les objets comme patrimoine. Par ailleurs, il a remarqué que le droit ne définit pas suffisamment le patrimoine écrit. Le seul pilier de cette définition reste le caractère « rare, ancien et précieux » de ce patrimoine.

Denis Bruckmann (Bibliothèque nationale de France) a présenté la BnF en tant qu’actrice de la patrimonialisation. L’institution intègre un patrimoine à travers un processus dynamique à plusieurs temps, un patrimoine susceptible d’être patrimonialisé, dépatrimonialisé, repatrimonialisé. La bibliothèque peut enclencher ou favoriser la patrimonialisation de certains objets. Elle anticipe parfois les objets patrimonialisés, concorde avec la « patrimonialisation collective » ou a un temps de « retard ». Elle essaie d’engranger le plus largement possible en vue des futures patrimonialisations.

Anne Réach-Ngô (Université de Haute-Alsace) a évoqué la stratégie de valorisation du patrimoine comme « Trésors » des institutions patrimoniales. Ces « Trésors » apparaissent comme un élément de rhétorique essentiel dans les expositions patrimoniales depuis quelques années. Il s’agit de présenter les pièces « plus intéressantes » à un public « privilégié », de convoquer l’imaginaire du trésor suite à une sélection de certains éléments prestigieux. Les bibliothèques définissent à un moment donné ce qui a une valeur exceptionnelle pour faire d’un bien patrimonial un enjeu collectif.

Enfin, un état des lieux de la numérisation du patrimoine dans les bibliothèques publiques a été réalisé par Emmanuelle Chevry (Université de Strasbourg) grâce aux résultats d’une enquête et d’entretiens aboutissant à une thèse. Elle a mis en évidence que le patrimoine des bibliothèques reproductible et réutilisable est devenu trivial pour les usagers. Elle a permis une véritable démocratisation du patrimoine ainsi qu’une meilleure exploitation par le public. Les documents sont alors appréhendés comme des artefacts utiles fournissant des informations sur les originaux en les présentant de manière attractive. Cette médiation didactique par le numérique constitue une véritable évolution de la profession. Les bibliothèques affirment leur mission de donner l’accès par tous les vecteurs à l’information. Cependant, le risque d’une conception du patrimoine à travers une image reconstruite est la perte de l’original et du rapport physique avec le patrimoine.

La journée a été conclue par Sandrine Cunnac (Bibliothèque Municipale de Lyon). Cette journée a été l’occasion de se questionner sur la définition du patrimoine et sur le processus de patrimonialisation en mettant en évidence un panorama de la fabrication du patrimoine écrit. Ces études de cas ont analysé des médiations patrimoniales parallèles à travers l’espace européen et les évolutions de la recherche. Ce rassemblement a permis de comprendre que le patrimoine, affaire de politique publique, se créé par son usage, par des publics variés et en plusieurs temps.

Les conclusions dégagées de ces deux journées déboucheront sur une publication.