Face aux désordres de l’information, comment apprendre à apprendre, du lycée à l’université ?

Lyon, 16 octobre 2018

Françoise Fontaine-Martinelli

Léonard Bartier

La Conférence des présidents d’universités (CPU), en partenariat avec l’université de Lyon (UDL) et « The Conversation » organisait, le 16 octobre 2018, le colloque « Face aux désordres de l’information, comment apprendre à apprendre, du lycée à l’université ? ». Khaled Bouabdallah (président de l’UDL, vice-président de la CPU) précisait en ouverture que ce colloque faisait suite à deux journées organisées par la CPU autour de la désinformation : « Devenir citoyen à l’ère numérique : enjeux scientifiques et éducatifs » en novembre 2016 et « L’université comme rempart aux fake news » en février 2018. Preuve, pour Khaled Bouabdallah comme pour Jean-François Balaudé (président de l’université Paris Nanterre et de l’Alliance Athéna), de l’importance accordée par la CPU aux défis que représentent pour les Universités le renforcement de phénomènes comme les « fake news » ou la désinformation scientifique : le nombre de revues prédatrices aurait ainsi été décuplé entre 2010 et 2015, selon un chiffre rapporté par Khaled Bouabdallah. Dans un contexte où la connaissance scientifique est de plus en plus concurrencée par des discours trompeurs (les discours climatosceptiques ont ainsi été évoqués plusieurs fois au cours de la journée) ou est simplement rendue difficilement audible dans le flux constant de l’information, la question de la transmission du savoir scientifique gagne en acuité. L’interrogation du titre de la journée, autour de la pédagogie, se double d’une réflexion sur les modalités permettant d’armer l’apprenant face à l’information. La formation à la démarche critique, à l’usage des sources ou au croisement des informations, étant au cœur de la démarche scientifique, ne doit pas être envisagée comme un domaine annexe mais comme une partie intégrante des apprentissages classiques.

« Science ou opinion ? » : une des trois tables rondes thématiques s’interrogeait sur ce qui permet de les distinguer, et sur la manière d’encourager l’apprenant à questionner les secondes à l’aune de la première. Loin de cantonner la réflexion au cycle universitaire, ce colloque accordait par ailleurs une place importante aux autres niveaux d’enseignement, en faisant notamment participer des proviseurs de lycées à chacune des trois tables rondes. La première table ronde de la journée, « Le débat public s’arrête-t-il à la porte des salles de classe ? », invitait ainsi à questionner la façon d’intégrer les fake news aux discussions au sein des classes : l’école doit-elle être un sanctuaire à l’abri des polémiques, ne faisant place qu’au savoir et à l’information vérifiés et légitimes ? Doit-elle au contraire se faire le reflet des débats qui animent la société pour mieux accompagner les élèves à les comprendre et à se repérer ? Thèmes que l’on retrouvait dans la dernière étape de la journée « Entre droit à l’information et libre expression », où il était également question de l’équilibre entre le respect de l’opinion, l’interprétation des faits par l’élève (ou par extension, du citoyen) et la sensibilisation à la façon dont se construit une interprétation recevable, basée sur les faits plutôt que sur les valeurs. De manière plus générale, en accordant une place importante à l’enseignement secondaire, ce colloque voulait insister sur la nécessaire continuité de l’accompagnement de l’élève dans son appropriation de l’information, au fil du parcours scolaire et universitaire.

Démarche scientifique/fausse science

Une des principales manifestations de la désinformation est le phénomène de la « fausse science », quand informations et discours visent à se faire passer pour des contenus scientifiques sans en respecter les fondamentaux, à des fins mercantiles ou politiques notamment. Ainsi des revues prédatrices prennent l’aspect de revues scientifiques classiques sans exercer le même contrôle sur les articles qu’elles publient, ou vont jusqu’à publier à dessein des contenus erronés. De telles revues seraient au nombre de 10 000, selon un recensement de 2015, chiffre très important qui tend à brouiller les cartes entre science et « fausse science ». En outre, comme le soulignait Joël Bianco (proviseur du lycée Montaigne, Paris), avec les évolutions modernes de l’information – notamment les caractères d’immédiateté et de multidimension induits par le numérique –, la parole du savant tend à perdre en influence face à celle du polémiste ou de l’expert autoproclamé.

Face à ce brouillage, différents intervenants ont rappelé la nécessité de sensibiliser les élèves et étudiants aux différents aspects de la démarche et de la méthode scientifique, afin de les rendre enclins et aptes à juger de la scientificité d’un contenu. Cette sensibilisation doit se faire en collaboration étroite avec les scientifiques eux-mêmes, acteurs essentiels de la médiation scientifique. Dans cet esprit, le dispositif Pop science de l’université de Lyon, présenté par Florence Belaën, mène des actions tournées vers le grand public (conférences, débats, animations) ou vers le public scolaire, en formant par exemple des doctorants à la médiation scientifique, pour que ces derniers rencontrent des lycéens et leur présentent leurs travaux.

Assez similaire, le dispositif parisien Les savanturiers présenté par Ange Ansour (responsable du programme, Centre de recherche interdisciplinaire) met en place des projets dans lesquels des groupes d’élèves de primaire sont mentorés par un chercheur (doctorant) et travaillent sur un sujet précis respectant les différentes étapes d’un projet de recherche, jusqu’à la publication des résultats et la réalisation d’une bibliographie. Plusieurs intervenants ont souligné la nécessité de renforcer les passerelles entre le monde de la recherche et celui de l’enseignement primaire et secondaire. À cette fin, Christine Détrez (professeure des universités en sociologie, ENS Lyon) avançait qu’il serait opportun que le travail de médiation des chercheurs soit plus valorisé, à la hauteur de leurs activités de publication.

Esprit critique/débat

La place à donner aux débats entre élèves et/ou avec les enseignants a également été au cœur des discussions du colloque. Si le débat tient une place primordiale dans la vie quotidienne des élèves au sein des établissements scolaires et que la capacité à discuter en respectant certaines règles fait partie des attendus dans la construction de la citoyenneté, cette discussion peut cependant s’avérer complexe à gérer pour le corps enseignant quand la distorsion des faits s’invite à l’appui de certains arguments, ou que le débat est déclenché par des polémiques sociétales virulentes. Nicolas Piqué (enseignant-chercheur en philosophie, formateur à l’Espé de Grenoble) est ainsi revenu sur la complexité qui caractérise le rapport au débat public des démocraties modernes. Constitutive de la démocratie moderne, l’approche perspectiviste, l’idée que personne ne peut se valoir d’une position de vérité absolue, peut sembler a priori mettre sur un pied d’égalité toutes les interprétations (à l’instar de Kellyanne Conway, porte-parole de Donald Trump, qui a opposé aux faits établis les faits alternatifs). Mais affirmer le droit pour l’individu d’avoir sa propre interprétation ne signifie cependant pas que cette interprétation puisse s’affranchir de toute règle ou cadre de pensée. Autrement dit, le droit d’avoir son opinion ne dispense pas d’une démarche visant à s’assurer du bien-fondé de ladite opinion. Marion Navarro (professeure de sciences économiques et sociales, lycée du Parc, Lyon) ne semblait pas dire autre chose, qui incite ses élèves à distinguer les jugements de valeurs et les jugements de faits, afin d’exclure les premiers. Il s’agit d’apprendre aux élèves à baser leurs opinions sur des faits établis sans que ces faits présument pour autant d’une opinion prédéterminée : subtil équilibre entre liberté d’opinion et apprentissage des règles de pensée rationnelles, dont l’atteinte peut sembler difficile.

Désinformation/biais cognitifs

Si la désinformation est généralement abordée sous l’angle des évolutions de l’environnement informationnel et de ses conséquences en termes de production et de circulation des contenus informationnels, l’intervention de Sylvain Delouvée (maître de conférences en psychologie sociale, université Rennes 2) invitait à un déplacement du regard. Il étudie les biais cognitifs 1 qui pèsent sur la réception de l’information scientifique, les facteurs qui favorisent l’adhésion d’un individu à une fausse information plutôt qu’à une approche rationnelle, et a insisté sur le fait que les processus d’adhésion à une information dont le caractère fallacieux pourrait sembler évident ont généralement leur propre rationalité. Ainsi des théories du complot, qui répondent à des logiques internes au sein des groupes sociaux dans lesquelles elles circulent. À l’origine de l’adhésion à une fausse information on retrouve des biais cognitifs parfois bien connus et très répandus, comme le biais de confirmation, qui consiste à aller chercher de l’information correspondant uniquement à ce que l’on veut démontrer, d’où un effet d’enfermement (multiplication des réponses identiques qui justifient la croyance première) qui s’exprime plus facilement dans un environnement informationnel numérique. Un exemple parmi près d’une centaine des mécanismes psychosociaux qui peuvent faire obstacle à la diffusion et au partage des connaissances scientifiques. Pour Sylvain Delouvée, de tels biais sont inévitables et leur existence conduit à relativiser la possibilité de lutter contre la désinformation ou la fausse science en lui opposant un discours rationnel. Il est en effet, selon lui, très difficile d’aller contre ces croyances et les logiques qui les sous-tendent, la meilleure réponse étant alors – dans la continuité de ce qui s’est exprimé lors de ce colloque – de pousser au développement de l’esprit critique.

Culture numérique

Divina Frau-Meigs (sociologue des médias, professeure à l’université Sorbonne Nouvelle) a choisi de questionner tout particulièrement les lycéens présents : qui connaît Louis Pouzin ? Qui connaît Steve Jobs ? Qui connaît Ecosia, Lilo, Qwant ? Quelle est la plus grosse controverse actuelle sur Wikipedia ? Qui sait paramétrer ses outils numériques pour se protéger ? Qui utilise les plug-ins Decodex, TinEye, InVID ? Les échanges avec la salle lui ont permis de démontrer que notre culture scientifique du numérique était déficitaire, acculturée à la culture américaine. Se pose ainsi de manière aiguë la question de la citoyenneté numérique et de la formation des élèves et des étudiants. Elle a également évoqué la notion de translittératie 2 définie par Sue Thomas comme « the ability to read, write and interact across a range of platforms, tools and media from signing and orality through handwriting, print, TV, radio and film, to digital social networks 3 ?» et les notions de formation et d’éducation inhérentes.

Sources

Lors de la table ronde « Science ou opinion », Françoise Fontaine-Martinelli a évoqué l’examen des sources : comment aider les étudiants à décrypter les discours, pour identifier la nature des informations auxquelles ils sont confrontés ? Dans le contexte des bibliothèques universitaires, organisations apprenantes, cette nécessité questionne la formation des usagers et les liens créés entre formations méthodologiques, contextes disciplinaires et construction, sur le long terme, de compétences informationnelles.

Qu’est-ce qu’une source ? Cette notion « renvoie à la provenance, à l’origine de l’information considérée. Pour cela, elle interroge l’auteur, l’éditeur, le média, c’est-à-dire les personnes et les organismes qui produisent et influencent ce discours. Connaître la source permet d’identifier le type d’information produit (journalistique, scientifique, promotionnelle, etc.) et d’estimer sa validité. Interroger la source revient à rendre compte de la notoriété et de la caution intellectuelle dont bénéficient ses acteurs le cas échéant » (Wikinotions InfoDoc).

À quelles difficultés sommes-nous confrontés pour identifier, évaluer, jauger l’information à notre disposition ? Professionnels de l’information et de la documentation, enseignants, chercheurs/chercheuses, formateurs/formatrices, élèves, étudiants sont tous embarqués dans un même « bateau ivre » dont ils ignorent la destination. En effet, l’environnement informationnel est caractérisé par :

  • une surabondance de l’information et une accélération de ses diffusions ;
  • une capacité du numérique à « lisser l’information » : par exemple les marques d’identification (auteur, date,…) sont plus difficiles à repérer ;
  • des critères de popularité qui priment (au détriment de la pertinence) et un mélange entre contenu de nature publicitaire et de nature informative ;
  • une facilité à manipuler l’information (et une propagation accélérée sur les réseaux sociaux) : manipulations subtiles, indécelables ;
  • un accès abondant à une information dont on ne sait ni par qui ni comment elle a été créée, éditée, diffusée, sélectionnée. En effet, se côtoient contenus édités et contenus autoproduits ;
  • des contenus hétérogènes : reportage qui mêle paroles de scientifiques et témoignages, docufiction qui « raconte » l’histoire tout en poursuivant un but d’information.

Distinguer les contenus fiables des contenus de piètre qualité n’est pas une compétence acquise une fois pour toutes. Ainsi, pour Alexandre Serres (référent Intégrité scientifique, université Rennes 2) la crédibilité est une qualité perçue, plus proche d’un sentiment que d’une qualité factuelle. Elle repose sur la confiance, sa construction s’élabore intellectuellement mais se fonde aussi sur des croyances. Le paradoxe est que pour faire confiance, il faut apprendre à douter. Cette posture peut être déstabilisante 4 mais est au cœur même de la démarche scientifique et de l’activité de recherche d’information. Il ne s’agit pas uniquement d’identifier les sources et d’examiner leur fiabilité, mais également de savoir comment l’information parvient jusqu’à nous (sur recommandation d’un enseignant, d’un bibliothécaire, relayée par un réseau social grand public, un réseau social universitaire, ou trouvée à partir d’une recherche sur un moteur de recherche généraliste, une base de données disciplinaire, un moteur de recherche académique). Il convient donc de donner les outils pour aborder, par une approche continuellement réflexive, des objets d’information aux apparences parfois trompeuses.

La présence de la rectrice de l’académie de Grenoble et du recteur de l’académie de Clermont-Ferrand soulignait la forte préoccupation de l’Éducation nationale sur cette question des désordres de l’information.

La journée s’est terminée sur l’intervention, pour la CPU, de Carle Bonafous-Murat (président de l’Université Sorbonne Nouvelle). La désinformation est un enjeu démocratique majeur et la CPU souhaite mettre en place un plan d’action en plusieurs volets. Carle Bonafous-Murat a également évoqué le rôle des bibliothèques universitaires dans cette lutte. Pour rappel, en juin 2018, l’ADBU avait organisé la journée d’étude Lutte contre les fake news – quels défis pour l’information scientifique, les bibliothèques et les journalistes ? La journée du 16 octobre 2018 a montré que cette lutte était également un défi pour les enseignants, enseignants-chercheurs et formateurs de l’école à l’université, et la nécessité de nouer des collaborations pour instaurer des continuums de formation.