Livre,

par Anne-Marie Bertrand

Michel Melot

préface, Régis Debray ; photographies, Nicolas Taffin.
Paris : L’Œil neuf éditions, 2006. – 197 p. ; 27 cm. – (Collection l’âme des choses).
ISBN 2-915543-10-0 : 29 €

Livre,

Typographie à respecter : Livre virgule. Livre, comme une ouverture, une annonce, une promesse. Livre, comme le contraire de la mort du livre.

Michel Melot, bibliothécaire, écrivain, penseur, analyste, écrit ici un livre très savant et très personnel. Ce livre est une somme sur le livre, il comprend tous les livres et presque tout sur le livre. Il est aussi, entre les lignes, le miroir du livre au risque du numérique.

Livre

Vous croiserez dans ce livre la naissance du livre, porteur des textes sacrés (comme Régis Debray, qui signe ici la préface, l’avait analysé dans Dieu, un itinéraire), la définition du livre (« ce qui réside entre deux couvertures »), le livre comme outil (le codex), le livre comme produit, le livre comme objet. Le livre né du pli qui, dans le rectangle de sa page, enferme un texte – subtil développement sur le livre qui disparaît sous le texte que l’on lit et le texte qui est conformé par le livre.

Mais de quels livres parlez-vous ? De « livres de ports, livres de vaisseaux, livres d’ouvriers, livres de banque, livres de traites, livres de commissions […] ». De livres de voyage, de livres d’artiste, de livres-monuments. Du livre thaumaturge, du livre nourricier, du livre de chevet, du livre de conscience. Vous avez le tournis ? Alors, suivons trois axes que Michel Melot, médiologue, trace dans cette forêt de livres.

Premier axe, le technique. Le livre, le codex, est né du pli. Le pli a engendré la page, le cahier, l’enveloppe, le contenant et le contenu. « Ouvrir un livre c’est, dans un même geste, ouvrir une boîte et avoir accès à son contenu. »

Deuxième axe, l’économique. Dans le monde marchand, la profusion des livres répond à une logique économique (les imprimeurs protestants imprimant des catéchismes catholiques) et est « fondatrice de l’esprit de tolérance » puisqu’il s’agit de toucher divers marchés en diffusant diverses vérités. Pour autant, cette logique peut devenir deux logiques contradictoires, celle de l’éditeur (qui a des objectifs commerciaux) et celle de l’auteur (qui veut d’abord être lu).

Troisième axe, l’intellectuel. La forme du livre « moula la pensée occidentale moderne », souligne Michel Melot avec force. Car le livre fait système, il est autosuffisant, organisé en parties articulées qui forment un tout. « La forme du texte cherche à épouser celle de la pensée. À moins que ce ne soit l’inverse, car si elle est tributaire des contraintes matérielles de son support, le livre, et de ses outils d’écriture, elle tend aussi à s’y façonner de manière à en accroître les performances, si bien que la forme de la pensée résulte aussi des conditions que le livre lui offre. » Le livre, dit-il encore, est cohérent, pérenne, complet, il permet la glose, l’indexation, la comparaison et l’esprit critique : il fut « l’agent et le témoin de l’émancipation individuelle ».

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Mais le livre n’est plus l’objet triomphant que l’on a connu. Le texte, aujourd’hui, se diffuse, se répand, prolifère sur d’autres supports, par d’autres voies – bien entendu, par l’écran.

L’ouvrage de Michel Melot est aussi une longue comparaison entre le texte écrit sur un livre et le texte écrit sur un écran. Loin de tout manichéisme, loin de toute nostalgie, il pointe les différences entre les deux systèmes. L’un, le livre, possède « une forme ordonnée et reliée » qui garantit « contre les interpolations, les falsifications, les variantes ». L’autre, le monde informatique, est « celui de la fugacité et de l’ouverture perpétuelle sur de nouvelles vérités. Par l’écran de l’ordinateur les textes peuvent s’échapper : l’écran est un livre qui a des fuites ».

L’écran, un livre en moins bien ? On peut le comprendre en lisant les nombreuses remarques qui émaillent l’ouvrage. La normalisation des messages sur Internet « nous prive de toute information matérielle et singulière sur l’origine et l’objectif du message » et en rend donc la validation difficile. Sur l’écran, « il n’y a plus de pensée systématique possible ». Le livre est un secret, l’écran est vide. « On est exposé à l’écran, protégé par le livre. »

Mais au-delà de ces réflexions critiques, c’est la différence dans l’élaboration même de la pensée qui est soulignée : le livre est « cumulable et irréversible », « successif et chronologique », linéaire et discursif alors que l’écran offre des textes instantanés et simultanés, aux multiples possibles, éclatés et déroutants. « L’écran est un terrain découvert, un désert des Tartares qu’on ne parcourra jamais complètement mais sur les horizons duquel le lecteur doit exercer une veille perpétuelle. »

Et la mort du livre, dans tout cela ? Elle est là, présente, dans les incendies et autodafés. Dans l’écran, peut-être, qui pourrait faire du livre « une curiosité d’antiquaire ». Dans la finitude de la vie humaine, surtout : le livre « s’ouvre et se ferme dans le temps. Il est fini, mais d’autres livres, d’autres vies, s’ouvrent chaque jour quand le vôtre se ferme ». La peur de la mort du livre n’est rien d’autre que la peur de la mort.

Ce livre si riche, subtil, profond et savant, est aussi un beau livre (beau papier, belle police) et une œuvre collective : le photographe, Nicolas Taffin, la graphiste, Patricia Chapuis, ont participé à la réussite de cet objet qui nous conforte dans l’amour du livre.