Logiciels libres et bibliothèques

Des alternatives adaptées ?

Michel Fauchié

L’image d’un pas avançant parmi les pierres du chemin avait servi de visuel à l’annonce de cette journée organisée le 9 mai dernier par l’Association des bibliothécaires français (ABF). Rien de plus symbolique pour décrire la difficile marche vers la liberté du logiciel et les libertés dans les logiciels. Le propos introductif de Gérald Grunberg, directeur de la Bibliothèque publique d’information (BPI) qui accueillait la journée, résonnait d’accents vertueux, de bon sens économique et de promesses communautaires, faisant écho à la déclaration citoyenne de Gilles Éboli, président de l’ABF.

Les enjeux du « libre »

Au pied du mur, Jean-Pierre Archambault (CNDP/CRDP de Paris) déploya toute une pédagogie pour signifier l’expérience du ministère de l’Éducation nationale en la matière. Il pouvait revendiquer un long flirt avec les logiciels libres (accord-cadre avec l’Aful, Association francophone des utilisateurs de Linux et des logiciels libres, en 1998). Enjeu de transférabilité pour assurer le développement de ressources pédagogiques, le logiciel libre s’inspire du mode de fonctionnement de la communauté scientifique : donner le code source, c’est comme donner sa démonstration.

Cette identité intellectuelle demande à être prolongée en permanence pour des raisons de coût, de démocratisation du numérique, et surtout de culture et de formation. Dans l’élaboration de cette économie du « libre », le service public doit jouer tout son rôle. Encore faut-il définir l’organisation sociale dans la société de la connaissance et rappeler que la notion de propriété intellectuelle ne relève pas d’abord du droit : elle est, à l’instar de la communauté scientifique, un bien commun dont l’usage est convenu par ses auteurs. Là est le paradigme de la société de l’immatériel.

François Élie (Adullact) 1 déploya une rhétorique sévère sur l’argent public, les logiciels libres et l’ardente obligation de mutualisation. Quatre caractères y sont attachés : utiliser librement, étudier, améliorer, redistribuer. Le défi est formidable pour un monde non platonicien : désormais, là où la copie valait moins que l’original, la copie est identique à l’original ; ce qui revient soit à limiter les copies « à tout prix », soit à exploiter le coût marginal de la copie. Cette autre voie qu’il déclara pratiquée par les « amateurs » (ceux qui aiment) va entraîner de profonds changements, sur les logiciels métiers par exemple, mais aussi autour du modèle « éditeur ».

L’arrivée du « libre » n’est plus à faire : les serveurs (la quasi-totalité), les briques logicielles (la grande majorité) en sont. Manquent les logiciels métiers.

Hier, le spécifique sur mesure, aujourd’hui la mutualisation par l’offre, demain la mutualisation par la demande. C’est-à-dire : séparer prestation et solution, piloter ses développements. C’est ici que les organismes et collectivités (et les fonds) publics sont sollicités pour créer une masse critique apte à peser durablement sur le marché. Car il y a des économies à faire si le « client » que nous sommes mutualise sa demande, organise ses développements.

Les modèles sont connus : l’individuel se donne ou se vend, l’entreprise mutualise autour de l’open source, le client avec l’argent public qui lui est confié mutualise du développement en logiciel libre.

Nouveaux comportements, recherche de mutualisation : les logiciels libres, par l’effort demandé et consenti, accompagnent mieux le changement. Celui qui nous porte vers de nouveaux services à l’usager.

Et dans les bibliothèques ?

Une table ronde apporta les éclairages de praticiens. Koha 2, PMB 3, MoCCAM 4 : trois approches pour les bibliothèques, trois philosophies de développement, pour des établissements au fonctionnement différent. Bibliothèques d’écoles, petites et moyennes bibliothèques, réseau : la diversité des réponses laisse bien augurer du déploiement, à terme, de solutions pour les autres. Le préalable est la mise en œuvre des principales « briques » d’un système intégré de gestion de bibliothèque (bulletinage, gestion des autorités, serveur Z39.50, etc.). À budget égal, un autre résultat est obtenu, plus proche des attentes des professionnels, et plus pertinent pour les usagers. Encore une fois, sans recensement des demandes et sans union des bibliothèques, les logiciels libres peineront à émerger dans nos univers professionnels.

Claire Chaumet détailla minutieusement la réflexion en cours à la BPI. Les 253 postes de travail exigent un renouvellement des applications. Mais les contraintes sont techniques, financières et organisationnelles : réduire les coûts, assurer la sécurité, reprendre les données, garder une vision cohérente de l’ensemble. L’enquête (en ligne), avec 60 % de réponses, va permettre de conserver la messagerie tout en créant un annuaire LDAP (Lightweight Directory Access Protocol) – les fichiers différents étaient devenus un cauchemar – et en adoptant certains applicatifs issus du « libre ». La ligne de partage s’établit entre respect des usages, économies financières et innovation.

Partage des savoirs : quel partage ? Quels savoirs ?

Autour de trois exemples, l’exploration des savoirs en ligne tient – souvent – de la démarche missionnaire.

Wikipédia 5 et Tela Botanica 6 vont du général au particulier. L’encyclopédie Wikipédia part délibérément de la mutualisation des connaissances qui vont trouver place grâce aux ressources du « libre ». Jean-François Gaffard donna l’exemple des 23 000 contributeurs de langue anglaise pour 556 000 articles (en France : 3 000 contributeurs pour 104 000 articles). La ligne éditoriale est simple. Le contributeur se doit de respecter une neutralité de point de vue. En cas d’arbitrage, le comité de rédaction intervient. Une fondation détient les droits de marque et finance les infrastructures techniques. Une licence GFDL ou équivalente garantit la libre circulation des textes (à noter l’incompatibilité des licences du « libre » entre elles : un nouveau défi à relever ?).

Tela Botanica se définit comme la « Toile botanique ». Créée en 1999, l’association est partie du constat de l’abandon de la discipline et du décalage entre praticiens chevronnés et jeunes enseignants. Avec 3 500 inscrits sur les listes de discussion, l’émergence de projets n’a pas tardé, l’index synonymique des noms de plantes étant l’un des plus spectaculaires, sans oublier l’index des revues et articles consacrés à la botanique ou encore la liste des plantes par département. Francophone, Tela Botanica fonctionne avec quatre salariés et envisage d’autres projets : outils en réseau et développements collaboratifs. Incongrue dans le paysage des sciences, Tela Botanica relève un défi à la fois informationnel et scientifique.

Pour Framasoft 7, l’aventure commence avec un site personnel autour d’Alexis Kaufman. Devenu un site collaboratif en 2004, Framasoft publie des articles, des notices sur les logiciels libres, devenant peu à peu la référence sur le web. La construction originale et quasi charismatique du site crée un fort effet d’entraînement, fédérateur et innovant dans son approche des partages des savoirs.