La propriété intellectuelle s'invite au sommet de l'information

Dominique Lahary

Du 10 au 12 décembre, s’est tenu à Genève le premier sommet mondial de la société de l’information (SMSI), sous l’égide de l’ONU et de l’UIT (Union internationale des télécommunications). Une seconde session se tiendra à Tunis du 16 au 18 novembre 2005.

C’est notamment pour débattre d’une question essentielle, celle de la propriété intellectuelle, qu’I3C 1 (Internet créatif, coopératif, citoyen) avait organisé un mois auparavant, le 11 octobre 2003, avec le concours des ministères des Affaires sociales et des Affaires étrangères, une journée de rencontre et de débats où acteurs de l’Internet coopératif et du logiciel libre, économistes et sociologues ont côtoyé des bibliothécaires et documentalistes 2.

Jean-François Soupizet, fonctionnaire de la Commission européenne chargé de suivre la préparation du sommet, a rappelé que le thème de la société de l’information a succédé à celui des autoroutes, par trop ciblé sur les tuyaux. Cela signifie que les enjeux politiques, économiques, sociaux, culturels sont intimement liés à l’occasion du déploiement de l’information numérique en réseau.

Michel Peissik, ambassadeur de France auprès du SMSI, s’est montré frappé par la forte mobilisation d’acteurs de la société civile, dont il estime irremplaçable l’expérience de la « technologie horizontale ». Il nous a également avertis que les deux documents du sommet alors en préparation n’auraient pas pour objet de changer le droit international.

La propriété intellectuelle dans l’économie de l’information

Hervé Le Crosnier, de l’université de Caen, a rappelé que le débat sur le droit d’auteur est difficile, car les positions qui s’affrontent sont souvent caricaturées. Ce droit n’est pas stabilisé dans la société de l’information. On constate d’ailleurs, en ce moment, un déplacement passionnant des frontières instaurées précédemment et une modification des rapports de production. L’intervenant plaide pour une société de l’information égalitaire dans l’accès, fraternelle dans le partage des œuvres et de la connaissance et évitant la manipulation par des industries qui se réservent la gestion des œuvres très consommées.

Sébastien Canevet, de l’université de Poitiers, considère que nous avons basculé dans une ère de l’immatériel qui représente un champ de forces antagonistes. Le « vieux droit » serait contesté, inexécutable, transgressé y compris par les entreprises, et la crise de sa légitimité se traduirait par une judiciarisation de la société. Nous ne serions pas dans une société de l’information ou de la connaissance mais dans un capitalisme cognitif. Un capitalisme fragile où les grands groupes, qui doivent faire face à des problèmes de profitabilité, s’efforcent d’étendre toujours plus la marchandisation de la connaissance et même du patrimoine. La stratégie marchande sur les droits d’auteur consiste ainsi à installer des péages pour tout accès à l’information.

La juriste Mélanie Clément Fontaine a abordé le thème des exceptions aux droits d’auteur. Ceux-ci traduisent de grandes préoccupations : la liberté d’expression (droit à la parodie, droit de citation) et l’intérêt public (justice, éducation, bibliothèques). Elle opposa ensuite deux méthodes adoptées pour les gérer. Dans le système ouvert américain du fair use, le législateur fournit une formule générale et le public utilise les œuvres, dans le cadre donné, sans autorisation. À l’inverse, la plupart des pays européens, et notamment la France, proposent un système fermé reposant sur une liste limitative d’exceptions. Ce dernier système, davantage prévisible pour les utilisateurs, a le défaut d’être rigide et ne peut évoluer que progressivement par la voie législative.

La société civile à l’œuvre

Un atelier sur les licences libres a abordé le sujet des licences d’accès à des publications scientifiques, et notamment le principe des Creative Commons 3, qui ont pour objectif de fournir aux auteurs d’œuvres numériques des « kits juridiques » leur permettant de protéger leurs travaux tout en garantissant les droits du public.

De l’atelier sur les pratiques coopératives, on trouvera un compte rendu en ligne 4 d’où j’extrais ces lignes : « C’est par des pratiques coopératives, une ouverture de multiples possibles, une publication ouverte des règles techniques qu’Internet s’est développé contre les réseaux propriétaires et les normes fermées. » Et plus loin : « La coopération est une culture, un code qui n’est pas inné, éloigné des apprentissages de l’école qui valorise la compétition et interdit de copier, qui demande à être explicité, expliqué aux acteurs qui rejoignent le réseau ou le projet. »

La parole devait en fin de journée être donnée à des représentants des forces politiques, mais aucune des personnalités de droite invitées n’avait répondu.

Thierry Noisette a présenté l’activité de la section Temps réels du Parti socialiste 5 dont il est secrétaire et qui regroupe des personnels des sociétés du secteur des technologies de l’information et des militants de l’Internet. Jérôme Relinger, délégué national aux technologies de l’information et de la communication du PCF, a regretté qu’on invitât les intervenants du monde politique après avoir débattu, en attendant d’eux des réponses toutes faites. Il a affirmé que le modèle du logiciel libre portait en lui une critique fondamentale du capitalisme, tout en admettant que les créateurs d’objets immatériels devraient pouvoir vivre de leur activité.

D’une tout autre teneur fut l’intervention de Laurence Vandewalle, salariée du groupe parlementaire européen des Verts, qui nous a introduits dans le réel de la vie de cette assemblée. Elle a souligné qu’au Parlement européen, les clivages sur ces sujets ne recouvrent pas l’opposition classique droite-gauche, et que seule la division interne au sein des deux groupes principaux permettait aux petits groupes d’influer réellement.

Après une description savoureuse du monde du lobbying qui infiltre le milieu parlementaire, partageant cafétérias, restaurants et autres établissements, elle rappela que les grands groupes d’intérêt économiques ne sont pas les seuls à pouvoir jouer de leur influence. Faisant allusion à une bibliothécaire qui avait, de la salle, lancé un vibrant appel à la prise en compte des missions de diffusion des bibliothèques, elle a suggéré à la « dame des bibliothèques » de se rendre à Bruxelles pour exposer son point de vue. L’on sait d’ailleurs que la directive, tant redoutée, a été finalement suffisamment amendée pour que les dispositions les plus dangereuses en soient écartées.

Rappelant le danger d’un projet de directive sur la réutilisation des données publiques qui pourrait en exclure la diffusion gratuite (et sonner le glas de la formule actuelle de Légifrance !), elle en a appelé à la notion de domaine public. Notion chère à Hervé Le Crosnier qui souligna qu’avec le DRM (Digital Right Management), des entreprises du numérique inscrivent dans le code les limitations aux usages à venir. Déplorant que nous n’ayons plus d’États réformistes, il a conclu en proclamant que « la question des bien publics mondiaux est le véritable réformisme de demain ».

Qu’est-il advenu du sommet de Genève ? La presse en a souligné les limites : « litanie de discours, auditoires clairsemés, propos insipides, chefs d’État décommandés » (Le Monde, 12 décembre 2003). Les déclarations finales 6 ont semblé trop générales, y compris l’engagement de créer un fonds en faveur du développement du numérique au Sud, arraché par l’insistance du président sénégalais Abdoulaye Wade. Hervé Le Crosnier, qui s’était lancé dans la publication de 100 petits papiers électroniques à propos du SMSI 7, exprimait dans son édition du 16 janvier une « panne des sens » d’après sommet, tout en rappelant le « combat nécessaire, tant la réorganisation du monde avance à grands pas, tout en accentuant les inégalités […] entre les info-connectés et les autres et […] entre les info-émetteurs et les info-récepteurs ».