Revue française d'histoire du livre

Les trois révolutions du livre

par Yann Sordet
actes du colloque international de Lyon/ Villeurbanne, 1998, réunis sous la dir. de Frédéric Barbier. – N° spécial de la Revue française d’histoire du livre, 2000, n° 106-109, Nouvelle série. - Genève : Droz, 2001. – 343 p. : 24 cm. - ISBN 2-600-00603-6 : 64,39 euros

Sont rassemblées ici, à la faveur d’un léger glissement d’intitulé, une partie des interventions d’un ambitieux colloque organisé en 1998 sous le titre trois révolutions de l’imprimerie. Loin d’être une formule générique permettant de rassembler diverses contributions d’histoire du livre du XVe au XXe siècle, ce titre est à prendre au pied de la lettre, et désigne une problématique axée sur les trois mutations majeures qui ont affecté l’histoire du livre et des objets graphiques – la gutenbergienne au XVe siècle, l’industrielle aux XVIIIe et XIXe, l’électronique au XXe.

Penser les mutations

En définissant en avant-propos cette problématique programmatique, Frédéric Barbier expose les principes méthodiques sur lesquels s’appuyait le colloque : d’abord, le souci du long terme, qui autorise à appliquer à ces trois révolutions des questionnements proches, concernant les conditions de possibilité des mutations techniques, les parts de ruptures et de continuité, les incidences des innovations sur la production comme sur les pratiques ; puis la volonté d’une appréhension globale du média, qui impose de mettre en relation des travaux particuliers portant aussi bien sur des innovations techniques que sur des mutations commerciales, sur la diffusion et la consommation d’objets en eux-mêmes divers (incunables, libelles, périodiques, publications publicitaires, livres électroniques) ; enfin, le comparatisme, qui invite à observer, à l’échelle de l’Europe entière, les rythmes de mutations qui s’exercent dans plusieurs domaines (le droit d’auteur, les innovations techniques, l’organisation des ateliers) et à voir comment s’exportent les modèles de production imprimée.

La plupart des contributions ont respecté cette problématique de la mutation en l’appliquant à tel ou tel aspect de la production imprimée et graphique (la typographie, l’organisation sociale et professionnelle des officines, la production du papier, les procédés stéréotypiques, etc.), dans le contexte de l’une des trois révolutions. Globalement, c’est la deuxième révolution – celle du XIXe siècle, préparée par de multiples innovations qui datent du XVIIIe – qui se taille la part du lion en nombre de contributions. Par ailleurs, si l’approche « technologique » et « économique » est privilégiée, elle est profondément renouvelée : les innovations sont en général replacées dans une histoire longue – parfois encore ponctuée de zones d’ombre – des techniques de production graphique, et articulées étroitement à une histoire des organisations et des structures de production et de diffusion, à une histoire des formes du livre et, sur un troisième plan, à une histoire de ses réceptions.

La révolution typographique

Les 17 contributions, qu’on regrettera de ne pouvoir toutes citer ici, sont rassemblées dans l’ordre naturellement chronologique qu’impose la succession des trois révolutions. Autour de la « première » révolution du livre, Lotte Hellinga, « Gutenberg et ses premiers successeurs », revient sur la diffusion de l’invention de la typographie à caractères mobiles métalliques, dessinant les réseaux de connections qui permit son expansion et superposant à cette géographie celle, non plus de la production du livre, mais de sa commercialisation. Une même attention est portée à des innovations « secondaires », comme la presse à deux coups, qui se répand de Rome en direction du nord dans les années 1470 et le début des années 1480. L’auteur, parmi les plus renommés incunabulistes, plaide enfin pour la prise en compte conjointe de la technique, de l’organisation de la production et de la diffusion commerciale, en présentant l’apparition d’organisations complexes (investissement et amortissement, étude de marché, partage des gains) comme des éléments déterminants d’une révolution du livre, au même titre que les innovations purement technologiques.

Se penchant sur l’édition germanique au XVIe siècle, et plus précisément sur le cas de Cologne, Gérald Chaix, « Livres, réformes et confessions : le cas du Saint Empire au XVIe siècle », reprend un axe de questionnement fondamental, celui qui lie l’essor de l’imprimerie, révolution technique, au succès de la réformation, révolution spirituelle. À la faveur d’une investigation poussée et méthodique dans les archives du Minutier central, Michel Simonin reconstitue le profil économique d’une officine parisienne, celle des L’Angelier, « La culture d’un couple de marchands-libraires : les L’Angelier au premier pilier du Palais, 1574-1620 », analysant investissements, contrats de librairie, comportements économiques, stratégies non seulement éditoriales mais patrimoniales. Dernière des contributions consacrées à la première révolution, celle d’Henri-Jean Martin, « Politique et typographie à la Renaissance », est consacrée à l’analyse du divorce typographique franco-allemand, initié par la France, qui fait le choix politique du caractère romain pour ses publications nationales, révolution graphique qui sera suivie par la rénovation et l’unification de la langue 1.

L’ère industrielle ou la deuxième révolution du livre

Deux enquêtes parallèles, qui constituent en quelque sorte un prolégomène à l’examen de la deuxième révolution du livre, sont consacrées à l’organisation sociale, à la structure et au fonctionnement des officines d’imprimeurs-libraires au XVIIIe siècle, à Lyon et à Paris. Dominique Varry, « Le compagnon et l’atelier artisanal : l’exemple de Lyon », livre quelques éléments d’une vaste enquête prosopographique sur les gens du livre lyonnais, en s’efforçant ici d’approcher le monde des compagnons, « monde protéiforme et qui se dérobe », « dur, fluctuant, laborieux, revendicatif, toujours aux marges du licite et de l’illicite ».

Sur les ateliers parisiens à la même époque, Sabine Juratic, « Entre tradition et innovation : les ateliers typographiques parisiens au XVIIIe siècle », publie une enquête alerte, magistralement documentée par tableaux et graphiques : elle montre notamment comment la pratique monarchique de limitation du nombre d’ateliers a pu entraîner une concentration du potentiel productif, servant lui-même un renforcement des assises économiques des imprimeries, et comment des impératifs de rentabilisation ont incité certains maîtres à intégrer de nouvelles fonctions du processus de fabrication. On observera que les périodiques, production imprimée en pleine croissance au XVIIIe siècle, n’ont pas été oubliés (Pierre Rétat, « Les gazettes européennes de langue française : la réception ») ; la contribution d’Eva Ring sur « La typographie royale de Buda » est intéressante dans la mesure où, malgré la tonalité européenne et le souci comparatiste du volume, l’Europe de l’Est est peu représentée : cet atelier, établi en 1577 à l’instigation de l’archevêché d’Esztergom, qui, après une interruption de 1609 à 1650, renaît sous tutelle universitaire, est le premier en terre hongroise ; d’abord instrument de résistance catholique, il a pu ensuite contribuer à la dynamique des mouvements nationaux, en publiant des éditions en langue slovaque, ruthène, roumaine et serbe.

Parmi les éléments qui ont fait la seconde révolution du livre, l’apparition et la diffusion d’un nouveau langage typographique, les procédés stéréotypiques, les mutations de la production papetière, bénéficient chacun d’un éclairage particulier. Louis André, « Le papier et la seconde révolution du livre », reprend toutes les étapes techniques qui, autour de la charnière des années 1860, ont fait la révolution papetière, sur les deux fronts que constituèrent la mécanisation de la fabrication de la feuille d’une part, la mise en œuvre de nouvelles matières premières d’autre part. Par sa mise au jour des bouleversements induits par le papier mécanique sur l’organisation de la production, des répercussions sur l’ensemble de la chaîne du livre, de l’édition à la diffusion et à la consommation, et des tensions propres à cette seconde révolution (surproduction, baisse des coûts, production de masse), cette contribution a valeur exemplaire pour une histoire de l’économie du livre non réduite à ses seules données techniques.

Une mutation en cours

Le XXe siècle et la troisième révolution du livre, la plus délicate à appréhender pour l’historien car elle est largement en cours, sont représentés par trois contributions. Nous citerons celle d’Alan Marshall, « Les mutations de la chaîne graphique au XXe siècle », qui propose une modélisation de cette troisième révolution, inaugurée au lendemain de la seconde guerre mondiale, et qui se caractérise par la mise en place de trois systèmes techniques successifs : usage conjoint du plomb et des techniques photographiques et électroniques ; abandon du plomb ; principe du numérique. Georges Vignaux, « Le livre électronique », non pas en historien mais en spécialiste des sciences cognitives, donne une conclusion nécessairement ouverte au volume. Insistant sur la nécessité d’éviter, en la matière, deux discours souvent aussi peu informés l’un que l’autre, celui de « l’approbation lyrique » d’un côté, du scepticisme inquiet de l’autre, il articule sa réflexion sur la signification même du terme « livre électronique », sur ses enjeux et les pratiques dont il est l’objet.

Une nouvelle étape pour la Revue française d’histoire du livre

Précisons enfin que ces actes ont été publiés dans la Revue française d’histoire du livre, dont ils constituent 4 numéros. Cette publication marque également, à la faveur d’une petite révolution éditoriale, un nouveau tournant dans l’histoire du périodique, même si le titre reste la propriété de la « Société des bibliophiles de Guyenne ». Rappelons que celle-ci, fondée en 1866, fut une des plus actives de ces sociétés d’amateurs collectionneurs constituées autour de l’amour du livre et de la curiosité bibliographique, et dont Raymond Hesse avait, en 1929-1931, donné l’histoire et le tableau. Elle publie à partir de 1931 un Bulletin de la Société des bibliophiles de Guyenne, qui prend en 1971 le titre de Revue française d’histoire du livre. Ce changement de titre qui, accompagné de la mention « Nouvelle série », inaugure le second chapitre de son histoire, est d’importance : il constitue un Naggiornamento et consacre la nouvelle visibilité d’une discipline historique encore jeune. On observera que cette année 1971 est également celle de la réédition de L’apparition du livre de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin. La nouvelle série est d’ailleurs inaugurée par Robert Mandrou, qui place son éditorial sous l’invocation des deux « fondateurs ». Les changements apportés en 2001 sont les suivants : le comité de rédaction est quelque peu modifié ; l’édition et la diffusion sont confiées à un éditeur professionnel, particulièrement présent et actif sur le front de l’histoire du livre et des textes, la librairie Droz. La mutation a demandé quelque délai, un petit retard résorbé par la publication en 2001, en une seule livraison, des 4 numéros de l’année 2000.

Ajoutons enfin que cette publication des actes d’un colloque d’histoire du livre reste fidèle à une certaine tradition, puisque la RFHL, à diverses reprises, avait déjà consacré une livraison à un sujet particulier, en général issu d’un symposium, donnant lieu à une publication collective à vocation monographique. Rappelons ainsi les volumes Le livre et l’imprimerie en Extrême-Orient et en Asie du sud (1984), Le livre et la réforme (1986), ou encore Les bibliothèques au XVIIIe siècle (1989).

  1. (retour)↑  Ce point a depuis donné lieu à l’un des chapitres centraux de son ouvrage, La naissance du livre moderne : mise en page et mise en texte du livre français (XIVe-XVIIe siècles), Paris, 2000. Cf. le compte rendu paru dans le BBF, 2000, t. 45, n° 6, p. 120-124.