For sex, see librarian

Censure et bibliothèques aux États-Unis

François Lapèlerie

Le récent livre de Madonna, Sex, a été l'occasion d'un nouveau débat sur la censure parmi les bibliothécaires américains. Malgré son intérêt très limité, ce livre a déchaîné les passions. Municipalités, bibliothécaires et lecteurs ont eu l'occasion de s'exprimer sur ce livre et plus généralement sur la censure dans les bibliothèques. Lors des congrès de l'American Library Association qui se sont tenus en 1992 et 1993, les bibliothécaires américains ont une fois de plus manifesté leur attachement à la liberté d'expression.

Madonna's recent book Sex gave rise to new discussions about censorship among American librarians. In spite of its limited interest, this book unleashed passions. Towns, librarians and readers found the opportunity to express themselves about it and more generally about censorship in the libraries. During the ALA congresses (1992 and 1993), American librarians once more demonstrated their attachment to freedom of expression.

Sex, so das letzte Buch Madonnas, hat die Gelegenheit einer neuen Auseinandersetzung über die Zensur geboten unter den amerikanischen Bibliothekaren. Trotz seiner streng begrenzten Interesse hat dieses Buch ein groBes Aufsehen erregt. Stadtverwaltungen, Bibliothekare und Leser haben die Gelegenheit ergriffen, sich über dieses Buch und weiter über die Zensur in den Bibliotheken auszudrücken. Aus Anlaß der Kongresse der American Library Association haben die Bibliothekare 1992 und 1993 ihre starke Zuneigung für die Ausdrucksfreiheit noch mal offenbart.

Que l'on ne se méprenne pas : ce renvoi - For sex, see librarian -, qui a figuré longtemps au fichier matière de nombreuses bibliothèques publiques américaines, ne signifiait pas que le lecteur pouvait trouver auprès du (ou de la) bibliothécaire - selon ses goûts - un service que la morale réprouverait. Non, il signifiait plus prosaïquement que les livres concernant le sexe, au lieu d'être en accès libre comme tous les autres, se trouvaient soigneusement regroupés, voire cachés dans le bureau du bibliothécaire. Soit que le bibliothécaire s'en réservât l'usage, soit plus probablement que, ne voulant pas corrompre ses lecteurs, seul ledit bibliothécaire s'arrogeât le droit d'en autoriser la consultation ou le prêt 1.

Devenu sujet de plaisanterie traditionnel, ce renvoi, pensait-on dans la profession, ne servait plus qu'à « initier » les élèves des écoles de bibliothécaires à l'humour hautement relevé et aux finesses très subtiles du milieu, avec de semblables allusions de même niveau aux spinsters et autres espèces supposées - à tort, manifestement - en voie de disparition dans les bibliothèques 2.

Ce renvoi est de nouveau à la mode depuis peu, au point même de faire la première de couverture de la revue de l'American Library Association (ALA) : American Libraries (AL), en décembre 1992 (3). Marquant un certain traditionalisme, cette couverture représente non pas un écran mais un fichier en bois 3 dont un des tiroirs, ouvert, laisse voir, sous le renvoi For sex, see Librarian, la notice bibliographique du (célèbre ?) livre de Madonna : Sex, avec, en surimpression, le titre d'un article : « Justify my purchase : Does Madonna's Sex belong in the library ? » ou « Est-ce que le livre de Madonna Sex a sa place dans la bibliothèque ? ».

Beaucoup de bruit pour rien ou pour pas grand chose, serait-on tenté de penser de ce côté de l'Atlantique. Comment un tel livre, puisque ce document à la reliure en aluminium est bien un livre, peut-il faire autant de scandale ? Sa sortie en France n'a pas en effet provoqué de remous dans l'opinion publique (ni dans le milieu des bibliothécaires), si ce n'est une certaine ironie sur son caractère très commercial et son peu de caractère artistique, qui se contente de mettre à nu, si cela est encore possible, la face cachée de Madonna.

Même s'il a été diffusé jusque dans les grandes surfaces, il était soigneusement emballé sous blister plastique mentionnant que son usage était réservé : Adults only. Beaucoup de bibliothèques françaises l'ont-elles acheté ? Le seul catalogue collectif national français, le Pancatalogue, ne mentionne aucune localisation. Le fichier de l'OCLC au contraire indique de très nombreuses localisations, dont la majorité est aux Etats-Unis, et quelques-unes en Europe. En Grande-Bretagne en particulier, de prestigieux établissements ont fait l'acquisition de Sex : Oxford University, Cambridge University, University of London, National Art Library Victoria and Albert Museum, en Irlande la National Collection of Art & Design.

Censures

Preuve qu'un certain libéralisme (ou un libéralisme certain) a fait évoluer certaines mentalités caricaturées par cette célèbre vedette matière. Mais certaines mentalités ne signifient pas toutes les mentalités. En effet, de nombreux bibliothécaires ont connu de sérieuses difficultés lorsqu'ils ont mis cet ouvrage sur les rayons de leur bibliothèque. La censure est un problème majeur auquel les bibliothèques américaines ont été et sont toujours confrontées, encore plus depuis l'évolution rapide des techniques... des moeurs, sans qu'il faille voir un rapport entre les deux. De ce point de vue, le passé est souvent encore le présent.

Les mœurs ont vu se développer des « minorités », souvent importantes, de tous ordres : religieuses, sexuelles, politiques... Les bibliothèques doivent-elles servir les demandes de ces groupes et, si oui, selon quelles règles ?

Les techniques ont produit les cassettes vidéo ainsi que, maintenant, les CD-Rom, dont certains peuvent être jugés pornographiques : quelles règles - d'achat et de communication - doit-on appliquer à ce type de matériel ?

Parlez de censure, dit Will Maney (6), et la plupart des bibliothécaires vous répondront : sexe. « C'est parce que les batailles les plus célèbres pour la liberté intellectuelle ont été livrées à propos de la morale sexuelle, des pratiques sexuelles, de l'exploitation sexuelle et de l'éducation sexuelle. Show me, The Joy of sex, Daddy's roommate, le magazine Playboy, et Sex de Madonna en sont des exemples évidents ».

Sex de Madonna

Sex a en effet été, aux États-Unis, l'occasion d'un nouveau débat sur la censure, qui a donné à de nombreux bibliothécaires l'occasion de s'exprimer à la fois dans la presse et les congrès professionnels, mais aussi, ce qui n'a pas été pour leur déplaire, dans des médias plus valorisants comme la radio et la télévision.

Le 21 octobre 1992, Wamer Book met sur le marché 150 000 exemplaires du chef-d'œuvre de Madonna. La campagne publicitaire qui a précédé a été si bien orchestrée que les 150 000 exemplaires sont vendus le jour même, affirme la Wamer. Il faut éviter de dangereuses frustrations : la compagnie annonce donc qu'elle publie aussitôt une nouvelle édition, numérotée, reliée en métal et - idée judicieuse - sous emballage plastique scellé. Pour alléché qu'il soit, l'éventuel client serait en effet peut-être dissuadé par le prix élevé du livre : 49,50$et se contenterait de le feuilleter en librairie, ce qui lui suffirait sans doute. Wamer a donc misé sur le réflexe du joueur de poker - payer pour voir -, ce qui lui a réussi. Immédiatement Sex est au premier rang des best-sellers du New York Times et du Publisher's Weekly : les 500 000 exemplaires mis sur le marché sont rapidement vendus.

Une bibliothèque publique peut-elle se dispenser d'acheter des livres, malgré leur qualité incertaine, du moment qu'ils figurent en si bonne place ? Certainement pas (et, de plus, comme certains bibliothécaires l'ont ajouté sincèrement, c'est une bonne occasion pour attirer à la bibliothèque des personnes qui n'y ont jamais mis les pieds). « L'intérêt du public est un des composants essentiels des critères de sélection pour beaucoup de bibliothèques publiques, sinon pour la plupart » (7). La demande était visiblement là : dans certaines bibliothèques les listes d'attente atteignaient plusieurs centaines de lecteurs.

La controverse commença, à la fois entre bibliothécaires, entre bibliothécaires et municipalités et entre bibliothécaires et lecteurs ou groupes de pression. Sans vouloir établir une comparaison entre les deux livres, Gordon Flagg, senior editor d'AL, écrivit (7) que seuls The Satanic Verses de Salman Rushdie provoquèrent une telle polémique 4. L'intérêt porté à Sex fut général et étonnant. La plupart des journaux, jusque dans les plus petites villes, s'y intéressèrent au moins sous l'angle local : la bibliothèque publique a-t-elle acheté le livre ? Et chaque bibliothécaire dut se défendre et affronter dans certains cas des oppositions assez violentes.

Polémique entre bibliothécaires

La première polémique eut lieu entre bibliothécaires. Les bibliothécaires américains, dans leur majorité, n'eurent aucun trouble de conscience à acheter Sex. D'autres refusèrent pour des raisons morales respectables. Par exemple la Public Library de St. Louis, dont le directeur, Glen Holt, déclara : « Une commission de trois bibliothécaires prit la décision finale de ne pas acheter le livre et je les soutiens ». A Rochester Hills, ville natale de Madonna, Christine Hage, la bibliothécaire, décida de ne pas acheter le livre « parce que ce n'est pas un achat essentiel. Madonna est une fille du cru, dit Hage sans être impressionnée, sa sœur a travaillé ici pendant 10 ans ; Madonna venait à la bibliothèque et était bien connue du personnel. Mais ce n'est pas pour ça que nous devons avoir une collection Madonna ! ».

D'autres encore enrobèrent assez hypocritement leur refus de raisons techniques : tout d'abord, il n'y avait aucun compte rendu sur ce livre permettant de se faire une idée sur son contenu ! Argument qui ne résista pas longtemps, puisqu'il y eut rapidement au contraire abondance d'articles, de toutes opinions. Alors le livre ne se conformait pas à la politique d'acquisition en vigueur, ou bien la reliure en spirale était bannie de la bibliothèque pour des raisons de solidité ! L'imagination n'a pas de limites... Le vocabulaire employé devint même très violent dans certains cas. Mark Y. Herring, doyen et directeur des bibliothèques de l'université baptiste de l'Oklahoma à Shawnee, écrivit : « Les seules personnes qui ne sont pas blessées par le livre de Madonna Sex sont des frotteurs, des exhibitionnistes et des voyeurs 5, pas exactement les meilleures personnes à consulter sur des questions de culture et de bon goût... Les bibliothécaires qui, sans honte, ne refusent pas d'acheter Sex de Madonna pour leurs collections jouent le rôle de l'idiot utile dans le Kulturkampf ».

Bibliothécaires et « politiques »

Le second front se situe entre bibliothécaires et « politiques ». Certains maires sont intervenus dans le débat pour décider à la place du bibliothécaire. Cas typique : Herschel V. Anderson, bibliothécaire de Mesa, reçoit l'ordre du maire d'annuler la commande de Sex. Ce qu'il fait : « Le maire est le patron, dit Anderson, et ce sont des fonds publics ». La parade est rapide : de généreux donateurs offrent trois exemplaires de Sex à la bibliothèque. Le problème se trouve simplement déplacé : faut-il accepter le don ? Le maire laisse la décision au conseil d'administration, tout en recommandant le refus. Anderson est sans illusions : « Ce livre est vraiment nul, même pas bien conçu ; mais cette affaire menace notre travail ». Dans certains cas, c'est l'Etat lui-même qui s'en mêle : le State Attorney de l'Illinois met en garde la bibliothèque publique de Dowers Grove contre le prêt inconsidéré de Sex à tous les lecteurs, en violation de l'Illinois Harmful Materials Act.

Bibliothécaires et lecteurs

Le dernier front et le plus furieux oppose bibliothécaires et lecteurs ou groupes de pression. Les exemples sont innombrables. Carolyn Anthony, directrice de la Stokie Public Library fut la moins maltraitée : on lui reprocha simplement de bien mal utiliser les fonds publics (« poor use of public money »). Un peu plus grave, spirituellement du moins : à Des Moines, des églises fondamentalistes organisèrent l'opposition à Madonna. Elaine G. Estes, directrice de la bibliothèque publique fut menacée de la « damnation éternelle » si elle achetait le livre ! La Denver Public Library acheta quatre exemplaires du livre. Rick Ashton, son directeur, le trouve un peu faiblard (« flimsy ») et pense qu'il n'ira pas au bout des 250 personnes qui sont sur la liste d'attente ! De nombreux appels téléphoniques et de nombreuses lettres demandent à Ashton de revoir sa position.

A Manchester, Doug McDonough est contraint par le conseil d'administration de retirer le livre des rayons à la suite de nombreuses protestations. Un lecteur va jusqu'à offrir 50$à la bibliothèque pour avoir le droit de brûler le livre. A Colorado Springs, Bernard Margolis, directeur de la Pikes Peak Library, achète deux exemplaires de Sex. Mais rapidement il les retire. Des groupes comme Colorado for family values manifestent leur opposition et surtout la majorité des habitants menace de voter « non » lors d'une consultation électorale autorisant un emprunt de 8 millions de dollars pour la bibliothèque. « A mon avis, dit Margolis, ce livre ne mérite pas qu'on se batte pour lui »(8). « En deux semaines, nous avons reçu plusieurs centaines d'appels téléphoniques, certains vulgaires et menaçants..., ajoute-t-il. Cette affaire a fait la une pendant des jours. Ce qui me chagrine le plus, c'est d'être devenu un agent de publicité pour Madonna et pour son éditeur, car nous avons certainement fait vendre bon nombre de livres ».

A Houston, un journaliste du Houston Chronicle stigmatisa la Houston Public Library comme un exemple de « décadence morale », pour avoir simplement projeté l'achat du livre. La nouvelle se répandit et, le 10 novembre 1992, le président de Citizens against pornography demanda publiquement la démission de David Henington, le directeur de bibliothèque lors d'une séance du conseil municipal. La bibliothèque du Monroe County connut des alertes à la bombe parce qu'elle avait continué à prêter Sex malgré plusieurs avertissements téléphoniques.

La radio et la télévision suivent de près l'affaire. Herschel V. Anderson s'en réjouit : « J'étais à la radio et à la télé tous les jours. J'avais commandé le livre il y a un mois. Quand une radio a révélé que nous étions la seule bibliothèque de la région à l'avoir acheté, j'ai reçu plus de 250 appels téléphoniques ». La plupart pour protester. L'émission télévisée « Entertainment Tonight », qui passe à une heure de grande écoute, consacre l'essentiel de son édition du 11 novembre 1992 au sujet : « Sex in the library ». A la suite de ses démêlés locaux, David Henington fut invité sur toutes les télévisions locales, mais aussi à l'émission nationale quotidienne de Maury Povich « Good morning America », pour y défendre son point de vue : « Nous n'avons reçu que trois plaintes formelles écrites, dit-il, et, côté positif de l'affaire, nous recevons des appels téléphoniques pour nous dire : continuez à faire du bon travail ».

Les congrès de l'American Library Association

C'est aux derniers congrès de l'ALA que des débats de fond ont eu lieu sur le sujet général de la censure, puisqu'elle renaît à tout propos : non seulement Sex, mais aussi la littérature enfantine, la littérature sur l'homosexualité... Le 111e congrès annuel de l'ALA, qui eut lieu à San Francisco du 25 juin au 2 juillet 1992, ne put évidemment pas faire l'économie d'un débat à propos du cas Madonna en particulier et de la censure en général. D'autant moins que la présidente nouvellement élue de l'Association, Patricia Glass Schuman, avait décidé de placer la première année de son mandat sous le signe de la liberté et qu'en conséquence elle avait intitulé la conférence « Your right to know : librarians make it happen » (9,10). C'est donc autour de ce thème qu'une bonne partie des débats eut lieu. C'était l'occasion de dépasser les cas locaux et d'évoquer les grands principes.

Quelques exemples pris parmi bien d'autres. Dans le cadre de l'« Intellectual freedom », trois réunions débats, se tinrent sur le sujet. « Tongues tied or untied : censorship in media » sur la censure dans les vidéothèques ; « Witches, devils, and demons - Legitimate resources or a Satanic force ? Your right to know », sur la littérature démoniaque et satanique ; « On sexuality, censorship, and libraries », sur « women's erotica » et les lois contre l'obscénité. Dans le cadre des « gay and lesbian issues », une réunion intitulée « Part of the family : gay and lesbian literature in the mainstream ». Toujours avec la participation d'auteurs (de livres ou de films), de juristes, de syndicalistes, de journalistes et de bien d'autres invités. Cela sans compter les réunions habituelles de l'Intellectual Freedom Committee, les cérémonies répétitives sur les Banned Books et.... la fête Gay Freedom qui eut lieu à San Francisco en même temps que la conférence.

Le 112e congrès, qui se tint à New Orleans du 24 juin au 1" juillet 1993, fit aussi place à ces problèmes. Le programme « Intellectual Freedom » offrit trois débats sur le sujet : « For Sex, See Librarian, ou comment les bibliothèques et les bibliothécaires pratiquent l'information sur le sexe et la sexualité et incluent ou non les erotica dans leur collections » ; « Goldilocks était un jeune délinquant : la censure des histoires pour enfants, des romans pour adolescents et de la littérature classique dans les classes aux États-Unis » ; et « La voix des enfants, l'écouter et la respecter » .

C'est Cesar Chavez, le célèbre syndicaliste défenseur des ouvriers agricoles de Californie, qui, en 1992, ouvrit en quelque sorte les séances du congrès en déclarant aux bibliothécaires : « La liberté, pour la conserver, vous devez vous battre et chaque génération doit recommencer la même bataille ». Car c'est sur ce terrain que les bibliothécaires américains placent le débat et le combat.

Liberté d'accès à l'information

Faut-il bannir Sex des bibliothèques ? Non, dit la majorité des bibliothécaires américains. Il ne faut pas plus bannir Sex que d'autres livres ou d'autre matériel (cassettes par exemple) sur quelque sujet que ce soit. C'est une question de liberté d'accès à l'information et de liberté tout court. Les six articles du Library Bill of Rights (11), devenu la charte de bibliothèques américaines, le confirment explicitement. Au-delà de ce texte, comme toujours, c'est la Constitution même des États-Unis qui est le recours de tous les citoyens et donc des bibliothécaires. Le premier amendement de la Constitution, qui interdit au Congrès de « restreindre la liberté de la parole ou de la presse » (12) est à l'origine d'un original « right to know », devenu « right to read » 6.

Elaine Estes (Des Moines Public Library) interprète en ces termes cette profession de foi : « Ce n'est pas le rôle de la bibliothèque publique de censurer l'information, au contraire, son rôle c'est de donner à ses clients la liberté de choisir ce qu'ils peuvent vouloir ou ne pas vouloir lire, écouter ou voir, en donnant une image complète de notre culture ».

Cette conception conduit les bibliothécaires à refuser la moindre censure dans des domaines tout aussi sensibles que le sexe. Sex n'est en effet qu'une illustration parmi d'autres de la censure. Est touchée toute la littérature destinée aux enfants, aux homosexuels, à certains groupes politiques, églises ou chapelles, y compris des chapelles sulfureuses. Cassettes vidéo et même expositions photographiques sont atteintes.

Sujets sensibles

Enfants

La littérature enfantine est un cas très sensible, où se croisent de nombreux problèmes : sexe, homosexualité, occultisme... Plusieurs livres ont défrayé la chronique : Show me : a picture book of sex for children and parents, Daddy's roommate, que citait Will Manley, et bien d'autres comme Naomi in the middle, Heather has two mommies, The boy who lost his face. Tous ces livres présentent effectivement des situations parfois scabreuses et utilisent un vocabulaire ou des expressions assez peu agréables à entendre. Daddy's roommate par exemple raconte l'histoire d'un petit garçon dont le père tombe amoureux d'un autre homme. Les parents divorcent et la mère tente d'expliquer à son fils que tout ce qui lui arrive et tout ce qui arrive à son père est très naturel, avec, à l'appui, des illustrations très pédagogiques et suggestives. The boy who lost his face se range du côté des livres qui illustrent des situations scabreuses par un vocabulaire particulièrement choisi.

De nombreux bibliothécaires ont eu à se battre pour conserver ces livres dans leurs bibliothèques, au nom de la liberté. Sinon de la liberté des enfants, du moins de la liberté des parents de choisir pour leurs enfants certaines lectures qu'ils peuvent juger utiles. L'ALA le dit clairement : « La bibliothèque ne peut pas agir in loco parentis ». Dans certains cas, ce combat n'est pas couronné de succès : Thérèse Bigelow préféra démissionner plutôt que de cautionner le retrait imposé du livre de sa bibliothèque.

La littérature « satanique » est-elle dangereuse pour les enfants comme pour les adultes, ainsi que le prétendent certains et doit-elle être bannie des bibliothèques 7 ? La réunion : « Witches, devils, and demons - Legitimate resources or a Satanic force ? Your right to know », attira plus de 700 personnes, ce qui démontre l'importance du problème aux États-Unis. Comme le fit remarquer Johanna Michaelson, auteur de Like a lamb to the slaughter : your child and the occult, tous les enfants qui lisent The headless cupid n'iront pas couper le cou d'un poulet - vivant, bien sûr - sur la table de cuisine de leur mère. Mais Robert Hicks, juriste auteur de In pursuit of Satan : the police and the occult, n'en fit pas moins remarquer l'augmentation inquiétante de crimes rituels - il ne s'agit plus de poulets - en relation avec l'occultisme. Où est la responsabilité des bibliothèques ? Le débat ne donna pas de réponse théorique ou pratique 8.

Néonazis

Le droit des minorités politiques à s'exprimer doit-il s'appliquer aussi à des minorités comme les néonazis ? La constitution leur garantit ce droit, puisque le droit même à l'existence d'un tel parti est reconnu : les États-Unis sont en effet le seul pays au monde où le parti nazi soit autorisé. Certaines bibliothèques, comme celle de Palm Beach examinaient sérieusement en 1992 des demandes d'abonnement aux revues néonazies The New Order et The National Socialist International Bulletin. En première instance, le comité de sélection refusa de souscrire ces abonnements... pour des raisons techniques : ces publications ne correspondaient pas aux critères de la politique de développement des collections !

Homosexuels

La polémique la plus bouillonnante concerne la littérature sur l'homosexualité. Une bibliothèque publique doit-elle mettre à la disposition de ses lecteurs cette production ? La réponse des bibliothécaires est en général oui, mais les oppositions sont nombreuses qui tendent à censurer cette littérature, surtout parmi les municipalités et les lecteurs. Ce sont des revues comme The advocate, Blade ou des livres ou bien encore des vidéocassettes. Les homosexuels tentent par tous les moyens de faire valoir leurs droits, tous leurs droits, y compris donc leurs droits dans les bibliothèques. D'autant plus que la profession compte un certain nombre d'homosexuels, qui se sont officiellement organisés, au sein de l'ALA, en Gay and Lesbian Task force : la parution d'une photo de ce groupe, défilant dans les rues de San Francisco, en couverture d'American Libraries (14) provoqua un scandale de plus. La violence n'est pas absente non plus des réactions d'un certain public. Un bibliothécaire du Colorado, John Sheridan, vit sa voiture saccagée, et, plus grave, plusieurs coups de feu furent tirés sur sa maison. Sheridan avait pris la tête du mouvement d'opposition à l'amendement n° 2, voté en novembre 1992 dans le Colorado, qui interdit aux collectivités locales de prendre des mesures contre la discrimination anti-homosexuelle.

Débats

Lors des deux derniers congrès, le problème général de la pornographie fit l'objet de débats fort intéressants, surtout grâce à la présence de personnalités marquantes, mais peu concluant pratiquement. Les solutions sont en effet peu évidentes pour les bibliothécaires. Martha Comog, éditeur de l'excellent ouvrage Libraries, Erotica, and the Pornography (15) et Vem Bullough, professeur à la State University of New York/Buffalo furent d'accord pour reconnaître que « la pornographie est ce que vous n'aimez pas ; l'érotisme ce que vous aimez »... Daniel Tsang (université de Californie/Irvine) fit observer que « peu de gens seraient d'accord sur ce qui est naturel et sur ce qui ne l'est pas » 9. Ce qui semble vouloir dire : faites ce que vous voudrez ou pourrez, cela de toute façon ne sera jamais bien. Un des problèmes essentiels est encore le mauvais signalement, sinon l'absence de signalement, de matériel « sensible », ajouta Bullough, qui rencontra cette situation lorsqu'il fonda le Center for Sex Research à l'Université de Californie.

L'autocensure est en effet une autre censure qui s'ajoute à la censure qui s'exerce de l'extérieur. Et elle est d'autant plus sournoise qu'elle est moins apparente. Lors de la Video Round Table, c'est ce que fit remarquer Randy Pitman, éditeur de Video Librarian. La profession a trop tendance à avoir une vue « en noir ou blanc ». Ou rejeter tout matériel à contexte sexuel, ou laisser grande ouverte la porte. La vidéo, dit-il, devrait être traitée comme l'écrit, or ce n'est pas le cas. En refusant d'utiliser les mêmes critères de sélection pour l'imprimé et la vidéo, « nous prêtons le flanc à l'accusation de censure ». Le prêt lui-même est le reflet de cette situation : imposer des conditions d'âge pour le prêt de documents sensibles est une forme d'autocensure plus redoutable que la censure qui s'affiche clairement comme telle.

La censure n'est donc pas un problème résolu ou mineur aux États-Unis. Le nombre annuel de cas de censure est suffisamment important pour le démontrer 10. Les cas évoqués les plus récents peuvent paraître futiles. Des cas plus anciens sont peut-être plus célèbres : on connaît le cas de Lolita (16) ou même de la pièce de Shakespeare The Merchant of Venice (17), qui, jusqu'à la fin des années 1980, était censuré dans certains Etats. Mais, pour être plus célèbres, ils n'en sont pas plus démonstratifs.

Avril 1994

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Les institutions et les sigles

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Les technovandales et la liberté

  1. (retour)↑  La bibliothèque interuniversitaire d'Aix-Marseille, section droit-lettres, pratiquait jadis une telle politique. Les fiches mentionnaient « Bureau du conservateur en chef » comme localisation d'ouvrages prétendument « corrupteurs ».
  2. (retour)↑  L'ALA avait naguère édicté un « code de bonne conduite » auquel devaient se conformer les dessinateurs qui soumettaient des dessins humoristiques à American Libraries. Ce code était destiné à améliorer l'image de marque des bibliothécaires américain(e)s dans le public : pas de sexisme, pas de stéréotypes, pas de dénigrement... Par exemple, il ne fallait pas représenter les bibliothécaires femmes comme des « vieilles filles » (spinsters) ou comme de « minuscules vieilles dames » (little old ladies) ; « poitrines et fesses exagérées... sont inacceptables » (exaggerated breast and buttocks... are unacceptable) ; quant aux hommes, surtout ne pas les représenter avec un nœud papillon... (A-t-on jamais vu un bibliothécaire porter le nœud papillon ?). La publication de ce code sur le mode humoristique dans la revue Harper's (1) provoqua la colère vengeresse de Tom Gaughan, éditeur d'AL (2), qui en vint à proposer le boycott pur et simple de Harper's en guise de riposte à cet outrage inadmissible.
  3. (retour)↑  C'est ce fichier en bois et non le livre de Madonna qui choqua une bibliothécaire : l'image de marque des bibliothèques américaines en prenait un sérieux coup en montrant un vieux fichier à tiroirs, relique digne du temps des dinosaures (4).
  4. (retour)↑  On peut au contraire remarquer qu'à la suite de menaces, certaines librairies enlevèrent rapidement The Satanic Verses de leurs rayons, tandis que les bibliothèques au contraire continuèrent à les proposer dans tous les Etats-Unis.
  5. (retour)↑  Les termes « frotteurs, exhibitionnistes et voyeurs » sont utilisés tels quels, en français dans le texte : on peut y voir encore l'influence particulière et spécialisée de la langue française sur l'américain.
  6. (retour)↑  Il est banal aux Etats-Unis qu'un citoyen plaide en ayant recours à la Constitution. Cette procédure particulière étonne en France.
  7. (retour)↑  Une bibliothèque (13) de la Buena Community Church, à Buena (Wash.), censura certains livres comme « contraires aux standards de Dieu » !
  8. (retour)↑  Cela pose une question plus vaste. Le bibliothécaire est-il responsable du mauvais usage qu'un lecteur peut faire de ses livres ? La police semble avoir donné une réponse positive au moins dans un cas aux États-Unis. De jeunes délinquants forcent un coffre fort. Arrêtés par la police, ils déclarent avoir appris cet art dans un livre de serrurerie qu'ils ont consulté à la bibliothèque publique. La bibliothécaire fut inquiétée jusqu'à ce qu'elle puisse prouver qu'aucun des livres de la bibliothèque n'avait pu inspirer ces lecteurs d'un genre très particulier.
  9. (retour)↑  Il est d'autant plus difficile de discerner le bon grain de l'ivraie que le droit ne vient pas éclairer les bibliothécaires. Bien au contraire. En effet la Cour Suprême des États-Unis dans son arrêt Miller vs California (1973) autorise les collectivités privées à décider de leurs propres standards en ce qui concerne l'obscénité...
  10. (retour)↑  L'OIF de l'ALA vient de rendre publiques les dernières statistiques de cas de censure de livres et autre matériel de bibliothèques. De 651 en 1992, le nombre de cas est passé à 697 en 1993, soit une augmentation de 7 %. La majorité des cas concerne par ordre d'importance décroissante la sexualité, l'homosexualité, le langage provoquant et obscène et pour finir le satanisme et l'occultisme. Le livre le plus cité a été Daddy's roommate.