Roger Martin du Gard et les bibliothèques de sanatorium

Roger Martin du Gard est mort à Bellême le vendredi 22 août.

Si les Bibliothèques de France doivent exprimer leur reconnaissance à l'écrivain qui a légué ses manuscrits à la Bibliothèque nationale, c'est à l'homme de cœur qui a apporté son aide généreuse aux bibliothèques de sanatoriums que nous voulons rendre hommage dans ce bulletin.

Dans le Figaro littéraire du 30 août, Pierre Marois a rappelé dans quelle circonstance Roger Martin du Gard fut incité à s'intéresser aux bibliothèques de sanatoriums.

C'était il y a vingt ans. Pierre Marois s'occupait alors de la bibliothèque d'un sanatorium qui venait de se fonder et il avait écrit à Roger Martin du Gard pour le « taper » d'une collection des Thibault. Sa réponse se fit attendre trois mois.

« Puis-je vous demander, écrivait Roger Martin du Gard, de me renseigner sur les bibliothèques de sana? Quelles sont les œuvres qui se sont constituées pour cette tâche précise de procurer des livres aux malades ? Existe-t-il un organe central qui distribue des livres aux bibliothèques de sana, à tous les sanas de France ? »

Sa curiosité, remarque Pierre Marois, était facile à satisfaire. Il n'existait rien.

Aux renseignements fournis par Pierre Marois, Roger Martin du Gard répondit : « ...cette question de bibliothèques de sana m'intéressait depuis longtemps. Voici des années que je ne passe pas un mois sans recevoir les doléances de quelque malade qui me demande mes livres et gémit sur la pauvreté de la bibliothèque du sana où il est. »

C'est de cet échange de lettres que naquit « La Lecture au sanatorium » le 23 juin 1938, chez Georges Duhamel, rue de Liège.

Roger Martin du Gard n'avait pas accepté la présidence de la nouvelle association 1 sans résister au préalable à la demande pressante de Pierre Marois. Ne lui avait-il pas écrit : « quant à la question « présidence », je vous dis tout de suite que vous avez déchaîné mon hilarité... Je ne me vois pas du tout à cette place officielle, et qui exige, malgré tout, des dons et des compétences que je n'ai à aucun degré. Horreur de me mettre en avant, incapacité absolue à improviser trois mots en public... Les raisons ne me manquent pas!... J'aimerais tellement mieux rester dans la coulisse! Vous me connaissez mal. J'ai toujours eu une vie indépendante et solitaire qui ne m'a pas préparé aux rôles diplomatiques. »

Roger Martin du Gard demeura président de « La Lecture au sanatorium » jusqu'en 1953, date à laquelle il fut nommé président d'honneur.

S'il avait renoncé à la présidence, c'est parce qu'il ne s'estimait plus, depuis quelques années en mesure d'assumer ses fonctions, comme il l'aurait souhaité, à cause de son mauvais état de santé et de son fréquent éloignement de Paris.

C'est grâce au prestige que son nom (il avait reçu le Prix Nobel de littérature le 10 novembre 1937) et celui de quelques écrivains qu'il avait réunis autour de lui comme André Gide, Georges Duhamel, François Mauriac, Jean Rostand, assuraient à la « Lecture au sanatorium » que pût être obtenue en 1945 du Ministère de la santé publique et de la population l'inscription au budget d'un crédit annuel réservé à l'achat de livres et aux frais de reliure sur la base minimum de 0,50 % du prix de journée 2.

Roger Martin du Gard a écrit quelques pages sur la lecture dans les établissements de cure et sur les bibliothèques de sanatoriums. Nous avons pensé qu'en reproduire ici les passages essentiels serait le meilleur hommage que nous puissions lui rendre.

Ceux d'entre nous qui sortent de l'École des chartes n'oublieront pas aussi qu'il fut leur confrère. Il a rappelé le souvenir de ses années chartistes de 1903 à 1905 dans un de ses premiers écrits Devenir (1908). Il avait soutenu en 1906 sa thèse sur les ruines de l'abbaye de Jumièges (Seine-Maritime). Sa formation chartiste a laissé sa marque dans toute son œuvre.

« Je reçois, pour le moins, chaque année, une quinzaine de lettres, conçues à peu près en ces termes : « J'ai vingt ans. Je suis en traitement au sanatorium de X... La pauvreté de notre bibliothèque est inimaginable. Si vous pouviez nous faire parvenir vos livres, ils seraient les bienvenus. » Puis, généralement, quelques semaines après : « Encouragé par votre envoi, je me risque à vous adresser une requête personnelle. Je rêve d'utiliser le temps que je dois encore passer ici, à pousser plus avant mes études professionnelles... » ou : « à perfectionner mon anglais » ; ou « à travailler les mathématiques » ; ou : « à lire des ouvrages de philosophie ». « Si vous consentiez à me prêter les livres nécessaires, que mes ressources ne me permettent pas de me procurer, je vous promets que j'en prendrais le plus grand soin... »

Les sanatoriums sont peuplés d'êtres jeunes, que le mal est venu attaquer en plein essor, et qui sont condamnés à des mois, des années de cure c'est-à-dire d'exil et d'oisiveté. Quels que soient leur condition, leur degré de culture, ils sont pour la plupart, à l'âge de la ferveur et de la curiosité intellectuelles, et ce loisir forcé ne fait qu'accroître leurs dispositions réceptives. Beaucoup, parmi eux, n'ont fait que des études élémentaires, prématurément abandonnées, par nécessité d'apprendre un métier, et bien peu ont trouvé le temps de poursuivre leur instruction. Ils ne demanderaient qu'à se cultiver davantage. Ils ne demanderaient qu'à tirer parti de cette interruption de leur vie professionnelle, lire de bons auteurs, approfondir les questions qui les intéressent, acquérir de nouvelles connaissances, apprendre une langue étrangère, étudier, selon leur orientation, la physique ou la littérature, la mécanique ou la sociologie, la philosophie, l'histoire ou la religion.

Quelle pâture s'offre à leur appétit ? Rien d'autre que la bibliothèque de l'établissement, le plus souvent très restreinte, composée au hasard, sans budget suffisant pour s'approvisionner, et où abondent les romans populaires, les livres « à lire en chemin de fer », les revues dépareillées (sans compter, parfois, tout un fonds de volumes de rebut, dons de ces personnes charitables qui, encombrées de livre s renoncent généralement à vendre au chiffonnier les déchets de leur bibliothèque, pour les envoyer, en port dû, à quelque hospice ou à quelque sanatorium).

Je crois qu'il est urgent de parer à cette pénurie, à cette détresse. Je crois que si ces infortunés jeunes gens pouvaient penser que ce temps de vacance obligatoire ne sera pas totalement perdu pour l'enrichissement de leur intelligence et qu'il dépend d'eux de mettre ce temps à profit pour accroître leur bagage intellectuel, ce serait une considérable atténuation à la cruauté de leur épreuve. »

(Extrait d'une notice sur La Lecture au sanatorium, 1938.)

La grande misère des bibliothèques des sanatoriums.

« L'Association de « La Lecture au sanatorium », que nous avons, quelques amis et moi, fondée à la veille de la guerre pour remédier à l'incroyable pénurie de livres dont souffrent les malades dans les établissements de cure français, a repris depuis quelques mois une activité que les événements avaient trop longtemps paralysée.

Il me paraît urgent d'attirer l'attention sur les buts et sur l'utilité de cette œuvre, qui s'avère plus que jamais nécessaire. Par suite de la sous-alimentation et plus encore depuis le retour de nos prisonniers et de nos déportés, les sanatoriums sont aujourd'hui surpeuplés d'êtres jeunes, que la maladie est venue attaquer au seuil de leur vie d'hommes, et qui sont condamnés pour des mois, souvent des années, à l'isolement et à l'exil. Contre l'oisiveté pernicieuse de cette réclusion, ils n'ont guère qu'un recours : la lecture et l'étude. Ce serait déjà précieux pour leur santé morale si l'on pouvait leur procurer en grand nombre des œuvres de qualité, qui les distraient et les intéressent. Mais notre ambition est plus haute. Nous voulons faire mieux que de les distraire. Nous voulons leur permettre de travailler et leur donner envie de le faire. Nous voulons qu'ils aient la consolation de pouvoir mettre à profit ce temps de loisir et de méditation forcés pour combler les lacunes de leur instruction, pousser plus avant leur culture, approfondir les questions qui les sollicitent, acquérir des connaissances nouvelles.

Il ne s'agit pas non plus pour nous d'être seulement des pourvoyeurs de livres, mais d'encourager et d'aider matériellement les sanatoriums à composer leurs bibliothèques avec discernement, à les organiser, à les entretenir, et à les rendre assez encyclopédiques pour satisfaire les aspirations les plus variées de leurs pensionnaires.

Tâche complexe, pour laquelle nous avons déjà obtenu des appuis et des subventions officielles, mais que nous ne pouvons mener à bien sans le concours de la générosité publique.

Il faut qu'on nous connaisse et qu'on nous aide.

Nous lançons donc un appel pressant aux amis des bibliothèques et des malades. Qu'ils adhèrent à notre œuvre par des cotisations régulières ! Qu'ils nous envoient des livres! (Pas des ouvrages médiocres ou vieillis, mais des œuvres de qualité celles que les malades demandent et méritent)... »

(Extrait d'une chronique du Figaro, 29 mai 1946.)

« Être en sana, c'est d'abord être mis, pour un long temps, à l'écart, hors du monde. Exclus et reclus. Je songe à ce que Charles Morgan dit de la condition des prisonniers de guerre : « Cela ferme des portes; mais il se peut aussi que cela ouvre des fenêtres. »

Cette coupure brutale, cet entr'acte forcé loin de l'univers où s'agitent les vivants, ces loisirs inaccoutumés, ces heures de solitude, de concentration, de silence, cette régularité et cette « clôture » quasi-monastiques, engendrent chez le tuberculeux un état particulier, dont l'analyse n'est plus à faire, et dont je ne retiendrai qu'un des aspects; la disponibilité. Dégagé des contingences, isolé avec son inquiétude, le malade se replie fatalement sur son propre fond. La sorte d'existence qui lui est imposée le dispose merveilleusement à la méditation : de lui-même, tout naturellement, et si dispersée qu'ait été sa vie, il « fait retraite ». Refuge et évasion. Cette liberté qui lui a été brusquement ravie, il la transpose et la recrée dans le recueillement. Très vite, il en éprouve les bienfaits : sa vie intérieure se développe, ses facultés d'attention, son activité intellectuelle s'intensifient. Dans l'exercice gratuit de la pensée, il trouve d'abord une distraction à ses soucis, une compensation à son désœuvrement; puis un plaisir. Il sent qu'il s'enrichit, il se résigne à la monotonie des heures, il reprend goût à être. Penser lui devient un besoin. De nouvelles curiosités s'éveillent; des problèmes se posent auxquels il n'avait eu ni le temps, ni l'occasion de réfléchir. Il découvre les champs illimités de l'introspection et de la connaissance, l'exaltation tonique de l'étude. Dans cet état de quête et de réceptivité, il se cherche des guides, des appuis. Où les trouverait-il sinon dans les livres ? Et, de jour en jour, son appétit de lecture se fait plus impérieux, plus exigeant aussi... »

(Extrait de La Lecture au sanatorium, avril 1948.)

  1. (retour)↑  Reconnue d'utilité publique en 1947, a son siège 16, rue de l'Abbé de l'Épée, Paris (5e).
  2. (retour)↑  Circulaire du 5 septembre 1945 modifiée le 14 février 1952 par une circulaire fixant le minimum à 0,25 %; 0,50 % étant le maximum.