L’audiovisuel et le dépôt légal. Épisode 1 : du dépôt légal du cinéma au dépôt légal des images animées

Pour une préhistoire du dépôt légal de l’audiovisuel en France (1895-1975)

Laurent Garreau

En France, l’intérêt du dépôt légal (DL) du cinéma, puis de la globalité du domaine audiovisuel/multimédia… aurait pu aller de soi. Tout naturellement, cette responsabilité d’une conservation du patrimoine pour les futures générations, imaginée par Bosleslas Matuszewski 1

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Boleslas MATUSZEWSKI, Une nouvelle source de l’histoire (création d’un dépôt de cinématographie historique), Paris, impr. de Noizette, 1898 ; Boleslas MATUSZEWSKI et Magdalena MAZARAKI (éd.), Une nouvelle source de l’histoire (suivi de) La photographie animée : création dun dépôt de cinématographie historique, préface de Roland Cosandey, études de Luce Lebart, Magdalena Mazaraki et Béatrice de Pastre, rééd., Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma ; la Cinémathèque française, 2006.

dès 1898, aurait pu être spontanément admise dans le pays de l’invention du cinématographe et des grandes reconnaissances du 7e art. Le pays des frères Lumière est aussi le pays d’un des premiers systèmes de DL du livre au monde. Pour autant, pour reconnaître au film le statut d’œuvre de l’esprit au même titre que le livre, il a fallu de petites prises de conscience et de lentes mutations afin d’adapter le DL de ces « spectacles de curiosité », de ces pellicules et de ces bobines qui avaient fait dire à René Clair lors de son intronisation à l’Académie française le 11 mai 1962 : « Ce n’est pas une personne que vous accueillez en ce moment, c’est un mode d’expression inconnu de vos prédécesseurs, guère plus âgé que notre siècle et auquel, lors de sa naissance, un destin bienveillant a prêté le beau nom de Lumière. » 2 La rencontre entre le cinéma et la Bibliothèque nationale (BN) n’a donc pas été si spontanée ni évidente. Présentée par Alain Resnais comme « Toute la mémoire du monde », la BN, en la personne de Julien Cain, son administrateur général d’alors, conçoit cette « commande » d’un film la mettant à l’honneur comme une entreprise de promotion et de valorisation d’une rationalité des processus industriels au cœur du fonctionnement de l’institution patrimoniale. Il incarne cette attention aux aspects organisationnels de cette gestion de collections à des fins de conservation et de diffusion. À l’inverse, la modernité que le réalisateur Alain Resnais, le scénariste Remo Forlani et le producteur Pierre Braunberger ont voulue est très différente. Dans le synopsis du court métrage, le passage sur la mission de DL rend compte de la volonté d’exhaustivité encyclopédique qui justifie le « toute » dans le titre : « Les hommes qui ont fait la Nationale sont arrivés à cette conclusion : dans l’impossibilité de définir ce qui est le bon grain et ce qui est l’ivraie, il leur fallait tout accumuler. » 3
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Cité par Alain CAROU, « Toute la mémoire du monde, entre la commande et l’utopie », 1895, 2007. En ligne : http://journals.openedition.org/1895/1062 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.1062.

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Figure 1. Photogramme du film Toute la mémoire du monde, Alain Resnais, 1956.

Ce principe d’exhaustivité ne cessera de s’adapter aux nouvelles formes et techniques de production. Dans une société de l’information dans laquelle l’écran devient roi, l’idéal d’exhaustivité fait débat. L’une des manières d’en définir le périmètre, de le décrire et d’en expliciter les enjeux procède d’abord d’un travail de définition et d’analyse conceptuelle pour mettre de l’ordre dans un continent d’innovations, d’expérimentations, d’ajustements technologiques permanents, d’obsolescences programmées, de marché industriel en constante évolution, de développement d’usages et de réception face auquel la BN, devenue Bibliothèque nationale de France (BnF) en 1994, a continuellement dû s’adapter.

Du cinéma à l’audiovisuel, il pourrait n’y avoir qu’une nuance d’élargissement. Il s’avère rétrospectivement que le glissement de l’un à l’autre n’est pas si anodin et que les professionnels du cinéma n’ont accepté qu’avec réserve et réticence d’être confondus avec les autres, ceux de la télévision, de la vidéo, de la radio, des médias, etc. Au royaume du livre qu’était alors la BN, les conservateurs en charge du DL des images animées ont instamment tenté de démêler les catégories de supports et de techniques pour créer les conditions d’une vraie politique de DL et de prospection globale et systématique. Le DL des images animées fut donc d’abord une affaire de classification en types de médias, de supports, de modèles de diffusion.

Le terme « audiovisuel » vient de la pédagogie américaine. À l’origine de celui-ci, les progrès de la reproduction sonore et de la radiodiffusion, puis l’apparition du cinéma parlant dans les années 1930 ont rendu possible de rendre « audio » un enseignement « visuel ». L’expression la plus exacte pour désigner l’ensemble de ces techniques devrait être « techniques auditives, visuelles et audiovisuelles ».

Le vocable d’origine nord-américaine fait une timide entrée en France dans les recommandations de la 10e Conférence internationale de l’Instruction publique du Bureau international de l’éducation en 1947, peu de temps avant la création du Centre audiovisuel de l’École normale supérieure de Saint-Cloud. Il figure de nouveau dans un texte officiel, une circulaire d’organisation du ministère de l’Éducation nationale, en 1952. Son sens est précisé puisqu’il « s’agit là du film (fixe ou animé). » Mais c’est une ordonnance du 6 janvier 1959 qui répandra l’expression « les formes audio-visuelles de l’enseignement » dans le milieu enseignant français. Le texte voit dans l’apparition de ces nouveaux moyens « le début d’un mouvement qu’il nous faudra complètement prendre en main ». À force de précisions et d’évolutions, la signification du terme français s’est bien éloignée de celle du terme anglo-saxon d’origine. Tout en restant extensible, l’usage a limité la portée du mot français alors que les pédagogues américains ont continué à regrouper sous le même terme générique de techniques audiovisuelles, à côté du film et du disque, de la radio et de la télévision, les manuels scolaires, les encyclopédies, les albums, les discussions de groupe, etc. Le sens de cette fluidité, qui peut paraître extrême, réside dans la modernisation « naturelle » des procédés de la pédagogie sensualiste et associationniste en vogue dans les pays anglo-saxons. En comparaison, la terminologie institutionnelle française considère la nouveauté et l’innovation technologique et technique du moyen d’enseignement comme une caractéristique de l’objet audiovisuel. À cet égard, Henri Dieuzeide, alors directeur de la radio-télévision scolaire, rectifie la définition de la notion de « document audiovisuel » 4

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Henri DIEUZEIDE, Les techniques audio-visuelles dans l’enseignement, Paris, Presses universitaires de France, 1965 (coll. Nouvelle encyclopédie pédagogique ; 41), p. 18.

en le considérant synonyme de message diffusé par une machine audiovisuelle. Elle permet de ranger le document sous une catégorie en se référant à son support ou à l’enregistrement de ce message (disque, film, bande). Les messages audio-visuels sont donc compris comme des messages différents dans leur nature ou leur origine des messages à base verbale, scripturaire ou expérimentale, en provenance du milieu scolaire ou familier dans lequel vit l’enfant 5
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Ibid., p. 6.

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Figure 2. Henri Dieuzeide a été l’un des grands promoteurs des nouvelles techniques audiovisuelles dans l’enseignement en France

Source : © Réseau Canopé

Ces développements soulignent combien l’usage de ce terme d’audiovisuel en a quelque peu dévoyé la signification. Dernière occurrence recensée dans un document officiel avant le décret de 1975 : il apparaît dans un document publié en 1971 par le service des études et de la recherche du Département des affaires culturelles et consacré à « l’équipement audiovisuel des ménages », désignant aussi bien les postes de radio à transistors, les électrophones et chaînes haute-fidélité ou les magnétophones, en somme des appareils d’enregistrement et de reproductions de sons uniquement, que des photographies ou des diapositives qui, elles, se situent exclusivement dans le secteur du message visuel.

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Figure 3. Reliure en veau brun à décor d’encadrements et fers aux armes de François Ier

Source : © BN de France

L’institution du DL remonte à François Ier qui, prétendument le premier au monde, eut l’idée de « faire retirer, mettre et assembler en notre librairie toutes les œuvres dignes d’être vues et qui ont été ou seront faites, compilées, amplifiées, corrigées et amendées de notre temps pour avoir recours aux dits livres si de fortune ils étoient cy après perdus de la mémoire des hommes ou aucunement immués ou variés de leur vraye et première publication » (Ordonnance de Moulins, 1537) 6

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Magali VÈNE, « L’Ordonnance de Montpellier : le début du dépôt légal » in Les Essentiels de la BnF. En ligne : https://essentiels.bnf.fr/fr/histoire/temps-modernes/ccf48dc0-ff3c-4432-9b57-7e838f7a6721-francois-ier-entre-pouvoir-et-image.

. Contrairement à une idée assez répandue, le dépôt institué par François Ier ne visait pas l’exhaustivité (« dignes d’être vues »). Pour autant, dans son principe même, les motifs invoqués pour le justifier conduisent à tenter de l’étendre à toutes les œuvres susceptibles d’être oubliées de la mémoire des hommes. Dans cet esprit, l’édit royal du 7 septembre 1617 cherche à contraindre au dépôt toute personne voulant faire imprimer ou vendre un livre : « À l’avenir ne sera octroyé à quelque personne que ce soit aucun privilège pour faire imprimer ou exposer en vente aucun livre, sinon à la charge d’en mettre deux exemplaires en notre bibliothèque publique. »

L’explicitation du principe d’exhaustivité s’est faite dans un second temps – quand celui-ci n’a pas été à certains moments remis en cause et abandonnés – aussi bien du point de vue d’une diversification des catégories d’œuvres sujettes au dépôt obligatoire que du point de vue de la constitution de catalogues et de collections de ce qui se produit et se crée dans chacune de ces catégories. L’extension du DL aux autres productions de l’art ou de l’esprit allait tout de même progressivement s’imposer dès lors que le progrès des techniques rendait possible leur reproduction en nombre. La loi du 29 juillet 1881 allait entériner cet élargissement progressif du champ d’application du DL en englobant « tous les genres d’imprimés et de reproductions destinées à être publiés » et en mentionnant le cas des « reproductions autres que les imprimés » (article 4). À la naissance du cinéma, dans les dernières années du XIXe siècle, cette réglementation était en vigueur et ses dispositions étaient donc applicables, sans avoir besoin d’en ajouter, à ce nouveau genre de reproduction.

Mais dès cette époque, si l’esprit de l’institution paraissait commander le DL des films cinématographiques, des obstacles et des résistances ont contrarié sa mise en œuvre pratique. Sa réalisation était trop dépendante de l’implication du législateur, de l’administration missionnée et des milieux professionnels. Ces trois acteurs devaient faire preuve de bonne volonté pour respectivement accepter de prendre la décision de principe, la responsabilité de l’exécution de la réforme et pour consentir à se déposséder d’une copie. Le DL des films est tributaire de la réunion de ces trois conditions. Le manquement à l’une d’entre elles a longtemps empêché sa mise en place.

Des occasions ratées : 1895-1925

Le contexte juridique de la belle époque est favorable à l’instauration du DL des films cinématographiques. C’est donc l’article 4 de la loi du 29 juillet 1881 qui soumettait au DL toutes les « reproductions destinées à être publiées ». Cette formulation était prospective à telle enseigne qu’elle pouvait sans difficulté s’appliquer aux films. Étant obtenu par duplication à partir d’un négatif original, un film est bien une « reproduction ». Destiné à une projection publique, il est, à ce titre, « publié ». Le décret qui sera pris pour appliquer la loi de 1881 aux films cinématographiques interviendra seulement le 20 février 1924. Il assujettit au DL les producteurs « d’œuvres cinématographiques ou phonographiques ».

En outre, les milieux professionnels semblaient bien dans d’excellentes dispositions à cet égard. Si le législateur avait profité de cette conjoncture propice avant 1924, la France aurait été précurseur et aurait rempli une mission d’intérêt mondial. Elle aurait contribué à la transmission du patrimoine du cinéma muet, aujourd’hui largement disparu voire oublié. Sans attendre le décret, d’importantes sociétés de production ont choisi de faire don de films, scenarii, photographies,… à la BN. Elles attendaient de tels dépôts les garanties que le DL assurait à d’autres types de documents ou d’œuvres dans le cadre de la défense des droits d’auteur. Cette protection remontait aux décrets-lois des 19 au 24 juillet 1793 qui subordonnaient la possibilité de poursuivre d’éventuels contrefacteurs au respect de la procédure du DL 7

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Maurice GUÉGAN et Émile MAUGRAS, Le cinématographe devant le droit, Paris, V. Giard et E. Brière, 1908.

. Le dépôt d’un film à la prestigieuse institution s’assimilait également à un acte symbolique de valorisation en se réclamant indirectement du statut « d’œuvres de l’esprit » astreintes à l’obligation formelle du DL.

Alors que la législation le préconisait et que les professionnels y trouvaient un intérêt, comment expliquer que ce projet n’ait pu aboutir avant ?

La première raison est d’ordre matériel. Les professionnels utilisaient communément des films 35 millimètres en nitrate de cellulose, une pellicule hautement combustible, présentant des risques d’auto-inflammation. Le DL posait donc un problème de stockage de ce matériel dans les enceintes de la BN, à proximité de fonds d’imprimés couvrant cinq siècles de littérature. Pour surmonter cette difficulté, des éléments filmiques tirés sur papier furent déposés. La construction d’infrastructures spécifiques en dehors du périmètre de la BN fut certes envisagée mais le projet resta longtemps lettre morte.

La deuxième raison est d’ordre politique. Si les professionnels étaient désireux de déposer leurs films pour leur conférer le statut d’œuvres de l’esprit, c’était à cause d’une relative indifférence ou condescendance des dirigeants et de la population instruite à l’égard de ce spectacle de curiosités qu’ils ne considéraient pas avec tant de sollicitude. Le projet de création d’une cinémathèque nationale nécessitait le vote de crédits et donc une réelle volonté politique qui faisait défaut dans la classe dirigeante de l’époque. Bien qu’ancienne, cette idée était le fait d’originaux et de marginaux comme le photographe polonais Boleslaw Matuszewski qui formule le premier la nécessité de créer un « dépôt de cinématographie historique ». Mais comme dans l’Ordonnance de Montpellier, dans l’esprit de ce précurseur, il n’était d’ailleurs pas question de tout déposer. Le photographe était trop intéressé par la valeur historique et quasi journalistique d’actualité du document pour cela. Il fait quelques émules. Raymond Borde évoque la proposition d’un conseiller municipal de la Ville de Paris, Henri Turot, en 1906 de « créer des archives cinématographiques permettant de conserver le souvenir de toutes les fêtes, cérémonies et grands événements » concernant la capitale 8

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Raymond BORDE, Les cinémathèques, Paris, Ramsay, 1983, p. 35.

. En 1909, Edmond Benoît-Lévy se lamente en constatant que les milliers de films réalisés depuis les années 1890 sont « dispersés, perdus, détruits pour la plupart » et réclame une cinématographothèque chaque jour plus urgente 9
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Phono-Ciné-Gazette n° 50, 15 avril 1907 ; cité par Laurent MANNONI, Histoire de la Cinémathèque française, Paris, Gallimard, 2006, p. 14-15.

. La réponse faite par un employé de la BN à Guillaume Apollinaire en 1910 a un caractère prémonitoire que nous aborderons pour expliquer le retard entre la loi de 1943 et le décret d’application de celle-ci relative aux supports photochimiques : « [Nous ne sommes] pas là pour enrouler ce que vous avez déroulé. […] On ne communiquera les films que lorsqu’on aura découvert la façon de les communiquer. » 10
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L’Intransigeant du 1er mars 1910 ; cité par Laurent MANNONI, Histoire de la Cinémathèque française, ibid., p. 15.

La proposition d’Henri Turot en 1906 est reprise par Léon Riotor, un autre conseiller municipal de la capitale avec plus de succès presque vingt ans plus tard en 1925. Une cinémathèque de la ville de Paris est créée le 14 décembre 1925.

Une législation sans moyens d’application : 1925-1941

Le 19 mai 1925, le législateur veut renforcer la loi de 1881 qui n’a donné lieu qu’à une application insatisfaisante et limitée des obligations de DL de la part des professionnels. Entre 1895 et 1925, le cinéma est devenu une industrie importante dont les productions ne peuvent être délaissées ou négligées. Eugène Morel, responsable du service du DL à la BN, est l’initiateur de la loi. Il s’est rendu compte de l’importance des dépôts de documents relatifs à l’activité cinématographique et a donc été sensibilisé à la collecte des films qui permettrait de compléter les collections de la BN dans un sens cohérent et conforme aux évolutions logiques et naturelles de l’institution du DL. Cette nouvelle considération pour les œuvres cinématographiques est le symbole d’un recul du mépris que les dirigeants et l’intelligentsia leur vouaient durant la période précédente. S’il a permis de surmonter l’obstacle politique qui avait entravé l’instauration du DL des films avant 1925, Eugène Morel n’a hélas pas pu mettre en œuvre la politique de collecte des films eux-mêmes. Faute de moyens, son administration n’ayant pas entrepris la construction de locaux adaptés, il n’a pu collecter que les documents sur papier. La raison invoquée est d’abord globalisante : « les épreuves sur papier seront reçues en lieu et place des épreuves sur matière périssable (verre, cellulose, etc.) » et plus spécifiquement sur les films cinématographiques, le dépôt d’« une épreuve sur trente images environ » est considéré suffisant. En ce qui concerne les films cinématographiques, les effets de la loi ne sont donc que modérément satisfaisants. Le législateur emboîte le pas à une administration dans l’incapacité matérielle de recevoir le dépôt de films et, ce, pour une durée qui n’est pas précisée. Une volonté politique se fait jour. Paradoxalement, l’absence de toute mention à la défense de la propriété littéraire et artistique à l’origine de dépôts de la part de producteurs a fait perdre à la nouvelle loi beaucoup de la force que le DL « historique » avait jusque-là. Les milieux professionnels y verront donc une charge supplémentaire et inutile et refuseront de s’y soumettre spontanément.

D’une période propice à son établissement mais à l’origine duquel il manquait surtout une volonté politique à une meilleure prise en considération de l’importance du cinéma pour enrichir les collections nationales, le DL des films a traversé des époques contrastées, toutes caractérisées par une criante absence de moyens à lui être spécifiquement dévolus. Entre 1925 et 1941, le législateur, pour avoir été maladroit dans l’omission d’intérêts professionnels en faveur du dépôt, a davantage compromis que favoriser l’application de la réforme. Pendant longtemps, les milieux professionnels ne verront dans le DL qu’une espèce d’impôts en nature.

C’est dans ce contexte de l’entre-deux-guerres que l’avènement du cinéma parlant et les risques que celui-ci fait peser sur le patrimoine muet sensibilisent à l’importance de se doter de cinémathèques nationales dans de nombreux pays. Dans le monde, les cinémathèques deviennent des institutions chargées de collecter et de conserver tout l’univers du cinéma. Elles apparaissent au début des années 1930. Un des projets de cinémathèque précédant la création de la Cinémathèque française (CF) n’avait pas visé un tel objectif. Ce refus de la sélection par Henri Langlois était conforme au régime classique du DL des œuvres, quelles que soient leurs formes. Le DL des imprimés assuré par la BN est un modèle de référence. Cette parenté entre le DL des imprimés et la vocation de la CF des débuts va plus loin : de même que la BN a son enfer, Henri Langlois a incité les auteurs de films au dépôt des négatifs et des copies de travail pour permettre « en cas de censure ou de disparition d’un négatif la reconstitution de l’œuvre originale » 11

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Cinémonde no 425, 10 décembre 1936 ; cité par Laurent MANNONI, op. cit., p. 40.

. En outre, la conservation des films est sur le champ mise au service de la diffusion : « Une cinémathèque ne doit pas être un cimetière » déclare Henri Langlois dès 1936 12
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La cinématographie française no 921 du 27 juin 1936, p. 53 ; cité par Laurent MANNONI, op. cit., p. 52.

. À bien des égards, la CF préfigure ce que sera le DL des œuvres cinématographiques 13
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Voir également sur le sauvetage des films par Henri Langlois : Léon MATHOT, La CF, France-Ciné Production, juillet 1957.

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Des batailles institutionnelles à la formation d’un consensus : 1941-1975

En comparaison avec une initiative publique tâtonnante, la CF a entrepris une collecte à grande échelle à partir de 1936. C’est grâce à elle que de nombreux films ont pu être rassemblés, conservés, en somme sauvés. Le dépôt que l’on y faisait était d’ordre volontaire et non pas légal. Il fallait l’énergie déployée par une personnalité comme celle d’Henri Langlois pour susciter les dépôts. Sans Langlois, sans doute la CF aurait-elle eu à traverser les mêmes déserts que la cinémathèque nationale de 1933. Si elle non plus pourtant ne bénéficiait des locaux et des équipements nécessaires à la bonne conservation des films dont elle était dépositaire, elle visait néanmoins à tout collecter.

Le 17 septembre 1941, une réforme du DL étend celui-ci aux affiches. La loi de 1925 continuait de s’appliquer dans les mêmes termes pour les œuvres phonographiques et cinématographiques et, ce, « jusqu’à publication d’un texte spécial ». Le législateur de 1943 cherchera à y mettre bon ordre en unifiant les différents régimes de DL des imprimés et des œuvres musicales, photographiques, cinématographiques, phonographiques, etc. Sur la constitution d’un patrimoine cinématographique national, il ne pouvait pas ignorer la prise de conscience à l’origine de la loi de 1925 et ne pouvait pas laisser les propriétaires de stocks de films muets les vendre au prix de matières premières pour la fabrication de peignes, brosses à dents et autres objets en plastique. Il n’eut qu’à prendre modèle sur les autorités allemandes d’occupation qui avaient institué en France un DL des films français au bénéfice de la Reichsfilmarchiv. En échange de son visa, la censure allemande gardait la copie du film qu’elle avait examiné.

Selon la loi du 21 juin 1943, le dépôt de copie papier de quelques scènes ne peut plus être assimilé au DL d’un film. Par rapport à la loi de 1881, le caractère préalable du dépôt instauré par la loi de 1943 trahit la fonction de contrôle assigné à l’institution du DL durant l’Ancien Régime. Le contexte se prêtait à l’apparition de telles préoccupations de contrôle. Ainsi, « les films cinématographiques [déposés] doivent être conformes à ceux destinés à la projection » (article 4). Il est plus surprenant de constater que l’article 7 de l’ordonnance du 9 août 1944 portant rétablissement de la légalité républicaine confirme cette législation et perpétue donc l’esprit de la réforme. Le Gouvernement de Vichy avait renvoyé la mise en œuvre pratique de la loi à un décret d’application que la Ve République finira par promulguer en 1975, suivi de celui qui est plus spécifique aux vidéogrammes sur supports photochimiques de 1977.

La réglementation de 1943 (loi no 341 et décret no 1720) créé la régie du DL qui est une structure interministérielle : Intérieur – BN. Pour les imprimés, elle confirme l’obligation du double dépôt déjà présente dans la loi de 1925, l’un effectué par l’éditeur (4 exemplaires à la BN, 1 au ministère de l’Intérieur), l’autre par l’imprimeur (2 exemplaires dans l’une des 19 bibliothèques attributaires du DL en région ou à la BN pour les imprimeurs en Île-de-France). Le dispositif permet de resserrer le contrôle croisé et affirme l’exhaustivité de son domaine, n’admettant comme exception que les « bilboquets » au sens balzacien du terme.

Pour pallier un manque de moyens et en attendant les décrets d’application de la loi de 1943, l’État a accompli tant bien que mal son devoir en subventionnant la CF entre la Libération et 1968. De 1945 à 1959, la CF aurait reçu 340 millions d’anciens francs selon une note du ministère des Affaires culturelles de février 1968. En 1949, l’État a mis à disposition un fort à Bois d’Arcy à la CF. La mise en conformité des locaux et des magasins de Bois d’Arcy aurait exigé des millions que l’État n’a jamais accepté de verser jusqu’en 1967. En conclusion du rapport de l’inspecteur des finances M. Heilbronner sur la situation de la CF en 1965, la nationalisation de l’institution est présentée comme une autre condition indispensable pour lui confier le dépôt légal des films.

L’affaire Langlois débute le 9 février 1968 quand le nouveau conseil, présidé par Pierre Moinot, décide de renverser Henri Langlois, fondateur et directeur de l’institution depuis 32 ans. Dès lors, Langlois devient le symbole d’une révolte contre l’État gaulliste aux yeux des intellectuels et des étudiants. En pleine tourmente, le directeur du Centre national de la cinématographie (CNC) propose la création de deux structures complémentaires : une cinémathèque nationale qui serait rattachée à la direction des Archives nationales malgré son manque d’expérience en matière de films et pour laquelle Jean Grundler préconise la construction de nouveaux magasins à Bois d’Arcy aurait des missions de conservation tandis qu’un centre d’études et de recherches serait destiné à occuper la place libérée par la CF et dans lequel Henri Langlois remplirait des fonctions de directeur artistique. L’application de la loi du dépôt légal des images animées est au cœur de la réforme.

Réalisant la prémonition d’Henri Langlois : « il se peut qu’un jour on ne comprenne plus notre action, et qu’il y ait deux cinémathèques en France. » 14

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Congrès de la FIAF, séance du 23 novembre 1949 ; cité par Laurent MANNONI, op. cit., p. 401.

, le Service des archives du film (SAF) est issu d’un divorce entre l’État et l’association en 1968. Il est inauguré le 29 octobre 1968, date d’achèvement des premiers locaux aux normes recommandées par la Fédération internationale des archives du film (FIAF). Le CNC est ainsi chargé d’assurer la conservation des films cinématographiques qui lui sont confiés en dépôt ou dont il acquiert la propriété. Il se voit doté d’installations très modernes et à la pointe des technologies de conservation de films photochimiques. Peu de temps avant le décret qui institue le SAF, le comité directeur de la FIAF a pu prendre connaissance du programme de réalisation et de construction des bâtiments 15
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Bulletin d’information du CNC, n° 116, avril 1969, p. 78.

. En décembre 1971, les capacités d’accueil du SAF avaient déjà considérablement augmenté : « À cette époque [décembre 1970], les travaux d’édification d’une première série de blockhaus pour films nitrate d’une part, et la première tranche du bâtiment central d’autre part, étaient encore en cours : les photographies publiées avaient d’ailleurs permis de se rendre compte de l’ampleur des travaux entrepris. Depuis lors, les locaux ont été terminés et aménagés : les blockhaus, rendus fonctionnels par la mise en route de leur centrale de conditionnement d’air, reçoivent actuellement les films qui avaient été stockés dans des dépôts provisoires après inventaire et vérification. […] C’est dire l’intérêt qui s’attache – en vue du stockage des films qui arrivent régulièrement au centre – à la mise en route d’un nouveau chantier dans le fossé ouest, dont l’ouverture est prévue début 1972. […] Cette organisation rationnelle permet de répondre rapidement aux demandes de renseignements qui se font chaque jour plus nombreuses. Elle sera en outre des plus utiles lorsque débuteront les travaux de catalogage général des films, prévus pour être entrepris dans le cadre de l’animation du futur Centre Culturel du plateau Beaubourg. » 16
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Bulletin d’information du CNC, no 131-132, octobre-décembre 1971, p. 180.

À l’époque de l’article, Jean Vivié en est le directeur. Franz Schmidt lui succède en 1972.

En février 1973, André Astoux, directeur général du CNC, signe un nouveau règlement d’exploitation du SAF. Les modifications apportées par rapport à celui qui était en vigueur depuis octobre 1968 sont destinées à donner toutes garanties aux déposants. Il faut se rappeler que le SAF avait à prouver sa légitimité face à la CF. Ainsi, par l’allègement du tarif 17

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Les frais de vérification qui étaient perçus lors des mouvements de films sont alors supprimés. Seuls subsistaient les frais fixes de secrétariat, de transport et le coût des travaux demandés par les déposants. Le stockage reste gratuit, quelle qu’en soit la durée. (Bulletin d’information du CNC no 140, avril-juin 1973, p. 86).

, par la simplification des formalités des dépôts et d’enregistrement des documents et par la réduction de 1 an à 1 mois de la durée minimale du dépôt avant un éventuel retrait, le SAF espère enrichir de nouveaux titres les quelque 13 000 déjà dans les collections. Quelques mois plus tard, une nouvelle tranche de 28 cellules pour la conservation des films « nitrate » est construite. Elle permettrait d’accueillir quelque 38 000 bobines supplémentaires aux 135 000 déjà déposés. Une politique d’acquisition se met en place.

Conclusion : vers un éclatement institutionnel du DL audiovisuel

Si trente-quatre ans furent nécessaires à la promulgation d’un décret instaurant le DL des films, les raisons de ce retard sont à chercher du côté des pouvoirs publics qui n’étaient pas prêts à débloquer des moyens trop importants pour constituer les infrastructures d’accueil des films et du côté des producteurs généralement réticents à déposer la copie d’un film sans contrepartie. C’est dans la qualité de la relation entre les pouvoirs publics et les professionnels que devait se situer le compromis du décret du 23 mai 1977. Forte d’une obligation légale de le prendre en charge, la BN a très tôt pris la mesure du problème. Elle a parfois sollicité l’appui des services du ministère de l’Intérieur qui lui aussi pensait pouvoir tirer profit du DL des films pour les questions de contrôle cinématographique.

En mars 1975, Les Cahiers du cinéma, Cinéma 75, Écran 75, Positif, la Revue du cinéma : image et son, Téléciné lancent un appel commun en faveur de la création d’une cinémathèque nationale à laquelle reviendrait la responsabilité du DL des films. La presse cinématographique la réclame en mettant en cause l’aptitude des organismes existants (CF, Cinémathèque de Toulouse, Cinémathèque universitaire de Paris 1, Musée du cinéma de Lyon, Bibliothèque de l’Institut des hautes études cinématographiques, IDHEC, le SAF) à le prendre en charge. Le texte de l’appel est ainsi rédigé : « Constatant actuellement en France l’absence d’une cinémathèque nationale qui assure la quadruple fonction assignée à ce type d’établissement, à savoir : conservation, projection, recherche et documentation, nous lançons un appel pour la création d’un tel organisme ». Cette cinémathèque nationale, qui pourrait regrouper divers organismes existants (SAF de Bois d’Arcy, CF, Cinémathèque de Toulouse, Cinémathèque universitaire, Musée du cinéma de Lyon, Bibliothèque de l’IDHEC, fonds spéciaux des grandes bibliothèques publiques, etc.) pourrait, de par son importance et son organisation, se situer au niveau des grandes cinémathèques du monde (National Film Archive et British Film Institute ou Cinémathèque royale de Belgique, pour ne citer que ces exemples) et pratiquer, grâce à son insertion dans la FIAF, un système d’échanges entre les collections. Déjà la sécurité présentée par le SAF de Bois d’Arcy incite les collectionneurs et les sociétés de production à y déposer leurs collections, dont certaines sont considérables. Profitant d’autres moyens que les organismes cités ci-dessus, la recherche d’éléments pourrait être systématisée et rendue cohérente. L’aménagement d’un DL des films (le dépôt, par exemple par le producteur, d’une copie à la fin de la première exclusivité) permettrait la constitution progressive d’un ensemble exhaustif du cinéma national. Si elle développait les moyens existants et les actions entreprises au SAF et si elle faisait profiter la totalité des collections, cette Cinémathèque nationale pourrait faire de la conservation des films une activité non plus tantôt fragmentaire, tantôt artisanale, mais systématique et scientifique, telle que la pratiquent déjà dans le monde d’autres cinémathèques. En 1975, Michel Guy est le secrétaire d’État aux affaires culturelles. Face à cet engouement en faveur du DL des films, il place nombre de ses réformes relatives au cinéma sous le signe d’une plus grande affirmation de la vocation culturelle du septième art. Il voudra organiser une plus grande intervention de l’État dans la production cinématographique : avances financières aux films ambitieux, aide à la distribution des films difficiles, commande d’État à des cinéastes prestigieux, etc.

En 1975, entre le prestige associé au 7e art et les usages « dépréciés » des consommateurs de vidéo et de télévision, l’histoire du DL des images animées se poursuit non sans complication institutionnelle. Daniel Ellezam, en charge de la prospection du DL des vidéogrammes à la BnF de 1992 à 2021, a l’habitude de citer François Truffaut qui donnera ses lettres de noblesse à la vidéo et, ce, au nom du cinéma : « Je n’aimerais pas voir un film pour la première fois en vidéo ou à la télévision, on voit d’abord un film en salle. Cinéma et vidéo c’est effectivement la différence entre un livre qu’on lit et un livre qu’on consulte. Pour moi, comme cinéphile, la vidéo bouleverse ma vie. Prenez Sérénade à trois de Lubitsch, par exemple : avant, s’il passait quelque part j’y allais sachant que je devrais attendre peut-être deux ans avant de pouvoir le revoir, depuis il m’arrive de le visionner trois fois dans la même semaine. Avoir un film en vidéo m’en donne une connaissance beaucoup plus intime. En tant que cinéphile, je suis un fanatique de la vidéo. »

Cette histoire globale du DL audiovisuel finira par être portée et partagée entre plusieurs institutions ayant vocation à délimiter leur périmètre d’actions et de responsabilité les unes par rapport aux autres. C’est l’épisode 2 de cette histoire du DL audiovisuel en acte, une histoire dont on fêtera l’année prochaine à la fois le 100anniversaire de la loi et 50e anniversaire du décret.

Bibliographie

  • BORDE Raymond, Les cinémathèques, Paris, Ramsay, 1983.
  • CAROU Alain, « Toute la mémoire du monde, entre la commande et l’utopie », 1895, 2007, n° 52. En ligne : http://journals.openedition.org/1895/1062.
  • DIEUZEIDE Henri, Les techniques audio-visuelles dans l’enseignement, Paris, Presses universitaires de France, 1965 (coll. Nouvelle encyclopédie pédagogique ; 41).
  • GUÉGAN Maurice et Émile MAUGRAS, Le cinématographe devant le droit, Paris, V. Giard et E. Brière, 1908.
  • MATUSZEWSKI Boleslas, Une nouvelle source de l’histoire (création d’un dépôt de cinématographie historique), Paris, impr. de Noizette, 1898.
  • MATUSZEWSKI Boleslas et Magdalena MAZARAKI (éd.), Une nouvelle source de l’histoire (suivi de) La photographie animée : création d’un dépôt de cinématographie historique ; préface de Roland Cosandey ; études de Luce Lebart, Magdalena Mazaraki et Béatrice de Pastre, rééd., Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma ; la Cinémathèque française, 2006.
  • MANNONI Laurent : Histoire de la Cinémathèque française, Paris, Gallimard, 2006.
  • VÈNE Magali : « L’Ordonnance de Montpellier : le début du dépôt légal », Les Essentiels de la BNF. En ligne : https://essentiels.bnf.fr/fr/histoire/temps-modernes/ccf48dc0-ff3c-4432-9b57-7e838f7a6721-francois-ier-entre-pouvoir-et-image.