Une histoire de la modernité sonore

par Claude-Marin Herbert

Jonathan Sterne

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Maxime Boidy
La Rue Musicale / La Découverte, collection « Culture sonore », 2015, 505 p., ill.
ISBN 978-2-7071-8583-9 : 26,50 €

« Celui qui écoute le gramophone désire en fait s’entendre lui-même, et l’artiste lui offre un simple équivalent de l’image sonore de sa propre personne, qu’il voudrait protéger comme un bien dont il est propriétaire. C’est la seule raison pour laquelle il accorde de la valeur au disque, car c’est lui-même qui pourrait bénéficier d’une aussi bonne sauvegarde. Les disques sont le plus souvent des photographies virtuelles de ceux qui les possèdent, des photographies flatteuses : des idéologies. »

(T. W. Adorno, « Circonvolutions d’aiguille », dans Beaux passages : écouter la musique)

« Ces modes d’écoute en commun présupposent l’existence d’un espace acoustique “privatisé” susceptible d’être élargi. L’espace acoustique doit pouvoir être possédé avant que son contenu soit acheté ou vendu. » (Jonathan Sterne)

Suite au décès subit de Prince en avril 2016, certaines copies d’albums relativement méconnus de la star ont vu leurs prix flamber sur le réseau. Sans doute l’hostilité de Prince vis-à-vis de l’échange de fichiers musicaux via internet y a-t-elle contribué, en plus de l’habituel réflexe qui consiste à réévaluer collectivement la valeur d’une œuvre que les circonstances ont définitivement achevée. Mais dans un cas, celui du triple live One Nite Alone (2001), monétisé entre 500 et 1 000 €, peut-être est-ce autre chose qui se joue. Jamais plus l’expérience d’un concert de Prince ne nous sera donnée, nous cherchons donc un artefact de cette expérience et nous tournons naturellement vers celui qu’il a produit. En studio, bien entendu.

Car, ce n’est un secret pour personne (voir par exemple Greg Milner, Perfecting Sound Forever : une histoire de la musique enregistrée, Le Castor Astral, 2014), les enregistrements live sont parmi les plus artificiels qui soient, les matériaux dont ils procèdent étant sélectionnés, filtrés et remontés pour créer un simulacre qui a besoin du concours d’une communauté d’auditeurs pour être vraisemblable. Entre autres paradoxes apparents, dans Une histoire de la modernité sonore, le chapitre consacré par Jonathan Sterne aux « origines sociales de la fidélité sonore » étudie et surmonte l’opposition, factice (car entretenue par un régime qui est précisément celui de la reproductibilité), entre live et studio, original et copie. « L’original est lui-même un artefact du processus de reproduction, écrit-il (p. 317). Sans technologie de reproduction, l’original n’a pas plus d’existence que la copie. » Les artefacts phonographiques et les technologies qui les supportent, de part en part, sont objets de désirs, de croyances, de foi : celle que nous accordons, nous, auditeurs, à la « médiation évanescente » (selon l’expression popularisée par Slavoj Žižek) de la technologie pour rendre fidèlement la copie authentique d’une réalité sonore imaginaire.

La portée historiographique de l’ouvrage de Jonathan Sterne s’appuie en effet sur la déconstruction de l’idée que des sons existent dans le monde, tels une nature transhistorique, et y seraient arrachés en vue d’un dépôt ou d’une transmission, cet arrachement ayant pour conséquence une transformation irréversible des sensorialités humaines. Les technologies de reproduction sonore, si l’on suit ce récit, impliqueraient une nouvelle manière d’entendre. Or selon l’une des idées-forces d’Une histoire de la modernité sonore, c’est tout le contraire qui se passe : « La technique auditive est construite comme un ensemble de pratiques reliées entre elles ; en retour, elle se révèle décisive pour la construction de la reproduction sonore en tant que pratique » (p. 141) ; « L’abstraction de l’audition et du son, leur construction en tant qu’objet délimité et cohérent sont une condition préalable à la construction des technologies de reproduction sonore. Il ne s’agit pas d’un simple “effet” résultant de ces technologies » (p. 40). Le son lui-même, suivant les analyses de Friedrich Kittler (Grammophon, Film, Typewriter, 2004), est envisagé non pas comme une « source » mais comme un effet, un phénomène vibratoire parmi d’autres affectant certaines parties du corps : « Les fréquences sont les fréquences. » Ce qu’avaient parfaitement compris Edison et Bell pour élaborer des machines éloignées de l’imitation (en fait, des automates), pour se concentrer sur des machines « tympaniques » produisant du son par le biais de la perception. Contre la « litanie audiovisuelle » qui affecte aux sens des caractères transhistoriques tels que l’immédiateté et l’intériorité (pour l’audition), la distance et l’objectivité (pour la vue), situant l’histoire entre les sens et non, comme écrit Marx, comme travail de formation des sens, les « techniques d’écoute » (écoute dirigée, étendue, à l’aide de prothèses, etc.) d’auditeurs experts que décrit Jonathan Sterne, les conceptions du son comme effet et non cause, précèdent et non procèdent de l’élaboration de « machines capables d’entendre à leur place » comme le phonographe d’Edison et le téléphone de Bell.

Dans cette histoire des techniques d’écoute, l’auscultation médiate que cristallise la conception du stéthoscope par Laennec, tient évidemment une place de choix, tant elle entre « en résonnance » avec nos pratiques audiophiles actuelles. Ainsi l’histoire du casque audio, symbole par excellence de la construction d’un espace acoustique privé, de l’abstraction sonore et de l’extension de nos capacités auditives, est-elle replacée non pas du côté du broadcasting culturel, mais dans la continuité d’une recherche initiée par la science médicale du début du dix-neuvième siècle, et qui consiste à tendre l’oreille (comme l’écrit Peter Szendy, auteur de Sur écoute et d’Une histoire de nos oreilles, curieusement ignorée par Jonathan Sterne, qui se réfère pourtant régulièrement à la déconstruction derridienne) vers le corps du patient (plutôt qu’à l’ouvrir), et à mettre en place un instrument qui le permette de manière plus précise lorsque cela ne suffit pas. Selon Jonathan Sterne, le développement du casque audio procède moins de celui de la radio et des autres formes d’enregistrement sonore que de « l’extension, d’une modification et d’un affinage » de l’importance accordée aux techniques d’écoute un siècle durant. « L’expérience privée de l’écoute radiophonique diffère sans aucun doute de l’expérience privée de l’écoute médicale du corps du patient, ajoute-t-il ; il n’en reste pas moins que les deux pratiques ont en commun une similarité morphologique frappante » (p. 253).

L’histoire du son est donc une histoire faite de corps, de transduction et de médiation. Voire de transsubstantiation, à en croire la prédication de certains promoteurs de la reproduction sonore, et nos propres émotions à l’écoute de la chose enregistrée. Lorsque Jonathan Sterne cite Stanley Joel Reiser (Medicine and the Reign of Technology) affirmant que le médecin peut « autopsier le patient lorsqu’il est encore en vie », « le corps du patient : tout un réseau de repérages anatomo-pathologiques » sur lequel « dessiner en pointillé l’autopsie future », le lecteur mélomane est fondé à faire l’analogie avec la gravure d’un disque – One Nite Alone du défunt Prince, cité plus haut, par exemple. Le texte littéralement fantastique de Rilke, « Bruit premier », qui relate la découverte faite par le poète du phonographe chez Rodin et évoque la possibilité de faire sonner sous l’aiguille les sutures du crâne présent dans le salon du sculpteur, aurait pu être convoqué dans ces pages saisissantes qui éclairent l’histoire sonore sur fond de culture fascinée par la mort et la conservation. Ainsi du célèbre chien écoutant « La voix de son maître » qui, d’après Kittler et de nombreux commentateurs, est la voix d’un défunt : celui qui repose dans le cercueil sur lequel se trouve assis le fameux canidé. Ainsi des ultimes recherches d’Edison en matière de communication avec les morts. Ainsi de l’interprète face au micro : « Alors qu’ils sont bien vivants, leurs voix doivent devenir (potentiellement) accessibles aux hommes à naître. Tel est peut-être l’aspect terrifiant du processus. Les interprètes se sentent obligés de contempler leur propre mort à travers l’enregistrement. […] Le studio est un principe organisateur de la reproduction sonore. De bien des façons, l’embaumement est analogue à ce processus » (p. 425).

Bien entendu, l’emphase prédicatrice autour des techniques d’enregistrement s’est évaporée, de même que la croyance en l’immortalité des sons gravés (que ce soit sur de la cire, du vinyle ou sous forme de bits informatiques). Il ne s’agissait pas d’une possibilité technique, mais d’un programme. « Essentiellement une hyperbole, un fantasme victorien […] La permanence relève d’un programme pour le son enregistré » (p. 476).

De fait, nos « bibliothèques » multimédias, qu’elles soient personnelles ou publiques, numériques ou « physiques », sur supports informatiques ou analogiques, sont pour une part très importante (sans doute majoritaire) des bibliothèques audio, des banques de sons. Dans l’ultime chapitre de son essai, à l’intitulé mallarméen (« Une tombe résonnante »), Jonathan Sterne montre la convergence entre ethos de conservation, mondialisation et modernisation technico-culturelle. L’enregistrement sonore participe de l’expansionnisme d’une culture, le puritanisme victorien, dont les origines sont peut-être aussi exotiques aux Européens d’aujourd’hui qu’à tout autre peuple au monde. Parallèlement, la diversité des cultures du monde entier, et de toutes les strates des sociétés vivantes, n’est susceptible de résister à l’uniformisation qu’en s’enregistrant, et en articulant ces enregistrements à une histoire, des histoires. Se référant à l’ethnomusicologue (né la même année que le phonographe, en 1877) Erich von Hornbostel, Jonathan Sterne décrit la triple temporalité de l’enregistrement : « Il faut conserver les voix des cultures à l’agonie (temps linéaire-historique) ; préserver les enregistrements eux-mêmes de manière à les sauvegarder (temps géologique) ; pour pouvoir ensuite les décomposer et les étudier à notre guise (temps fragmenté). »

S’appuyant sur les avancées de la New Musicology (héritière entre autres des perspectives ouvertes par von Hornbostel), l’essai de Jonathan Sterne élargit considérablement le spectre et fait figure aujourd’hui de référence pour le domaine émergent des Sound Studies, impactant aussi bien les recherches dans les domaines de la communication et des médias qu’en esthétique ou en anthropologie. Il n’est pas exagéré de penser que, pour qui s’intéresse à la chose sonore dans le monde des bibliothèques, cette « histoire de la modernité par le son » fait pendant, tant du point de vue du soin accordé à mille détails factuels, à leur interprétation, qu’à la largeur de vue et à l’honnêteté d’un propos qui ne cache aucun de ses postulats, à l’Histoire de la lecture de Roger Chartier.