The Public Library

A photographic essay

par Reine Bürki

Robert Dawson

Robert Dawson
Princeton Architectural Press (New York), 2014, 192 p., ill.
ISBN 978-1-61689-217-3 : 35 $ US

A Library Road Trip

Ce livre réunit des photos prises sur une période de dix-huit ans, dont l’ensemble compose un panorama des bibliothèques publiques américaines  1. Selon son auteur, le photographe Robert Dawson, il y a environ 17 000 public libraries aux États Unis, et ce livre en envisage la plus grande variété possible :énormes, minuscules, riches, pauvres, vieilles, récentes, hyper-connectées, isolées, ou même – parfois – abandonnées. Pourtant Robert Dawson a choisi de les considérer comme un tout en organisant son ouvrage non pas selon un découpage géographique, chronologique ou par typologie d’établissements, mais en les abordant plutôt comme une composante de la société américaine :« Libraries are local, but I chose to view this system as a whole. » Le titre de l’ouvrage formulé au singulier, The Public Library, traduit ce souci de la bibliothèque publique conçue tout d’abord en tant que telle, comme une institution, avant d’être déclinée dans la diversité et la multitude des équipements mis au service de cette idée. Au fil des pages, on découvre ainsi une pluralité de structures possibles, de combinaisons de fonctions et de services, d’aménagements et d’équipements à des degrés divers d’investissement humain, matériel, et financier… mais avec toujours une constante :la physicalité d’un lieu partagé qui garantit un accès gratuit des citoyens américains à l’information et qui défend l’importance de l’éducation.

La collecte photographique de Robert Dawson a commencé en 1994, tout d’abord sans idée précise, engrangeant ainsi au fil du chemin les clichés de plusieurs centaines de bibliothèques dans 47 États, que ce soit à l’occasion de déplacements personnels à travers le pays ou de reportages menés sur d’autres sujets. Le projet d’une démarche à l’échelle nationale prend véritablement corps en 2000, formalisé par un reportage photos à travers les États-Unis, avec en parallèle de cette aventure la constitution d’un carnet de bord illustré au jour le jour par des photos et des vidéos :le blog Library Road Trip 2.

Dans une interview accordée à la NPR Books 3, Robert Dawson souligne qu’il n’a jamais eu le sentiment de photographier une « espèce en voie de disparition ». Sa démarche n’est à aucun moment passéiste, et comme le souligne l’ALA (American Library Association), les bibliothèques sont plus utiles que jamais. Elles sont une des rares institutions qui ne soit ni commerciale, ni religieuse, et dont les gens peuvent profiter gracieusement, évoluant avec son temps, se focalisant moins sur les livres et se tournant plus vers le public. Bien souvent, les bibliothèques publiques américaines témoignent également de ce qu’il y a de propre à un territoire, une sorte de lieu partagé de la mémoire locale.

Outlines and contents

Organisés en sept chapitres accompagnés de textes, et précédés pour chacun d’entre eux d’une introduction de Robert Dawson, ces topiques (économie, mémoire citoyenne et identité, architecture, villes et monde rural…) dessinent le maillage culturel et social dans lequel s’insèrent les bibliothèques, soulignant leur rôle dans la société américaine.

Ce livre offre un tour d’horizon des bibliothèques à l’échelle du pays, en insistant notamment sur leur fonction émancipatrice :« What would we become as a nation without them ? » Robert Dawson revient sur l’origine du principe de la public library financée par la levée d’impôts, depuis celle de Peterborough (1833), et rappelle également le rôle important de mécènes comme Andrew Carnegie dans l’essor des bibliothèques publiques américaines au début du XXe siècle. Les légendes qui contextualisent les prises de vue – rapportant parfois une anecdote sur l’établissement, son histoire, son quotidien – donnent un sentiment de proximité au lecteur, invité à voir plus qu’un simple cliché photographique.

De chapitre en chapitre, on découvre ainsi un aperçu de la diversité matérielle et architecturale de ces établissements, et des réalités sociales, économiques et historiques dans lesquelles ils s’inscrivent :ainsi « la plus petite bibliothèque publique », construite en 1944 et aujourd’hui fermée, avec sa touchante façade en bois lambrissé assortie d’une petite pancarte « Public library » (Hartland Four Corners, Vermont), en regard de la monumentale construction de verre de la Seattle Central Library conçue par Rem Koolhaas en 2004, ou de la magnifique bibliothèque de Salt Lake City, Utah, érigée au pied des Wasatch Mountains. Citons également la bibliothèque érigée par des ex-esclaves à Allensworth dans le comté de Tulare (California), ou bien encore celle installée dans une zone commerciale – la Mockingbird Branch Library à Abilene (Texas) – qui partage son parking avec les enseignes Super Bingo et Family Dollar. Sans oublier la bibliothèque – désertée et abandonnée sous un soleil de plomb – de la petite ville minière de Jeffrey City dans le Wyoming, qui a perdu 95 pour cent de ses habitants lors des fermetures d’exploitations de minerai dans les années 1980…

La bibliothèque est souvent perçue comme un lieu de construction de l’histoire locale, assumant un rôle de conservation de la mémoire collective. On peut y trouver des archives, des objets (les trophées d’une équipe sportive comme à la Burchard Library, Nebraska), des photographies de personnages importants pour la communauté (notables locaux, écrivains), un mémorial de la guerre du Vietnam (comme à la Chelsea Public Library, Vermont), des documents sur l’histoire économique de la région (les mineurs d’Ouest Virginie à la Williamson Public Library), mais aussi des souvenirs de personnalités qui font la fierté de la ville, comme les portraits des Miss Cass Lake à la bibliothèque de Cass Lake dans le Minnesota.

Urbaines ou rurales, les bibliothèques assurent un rôle documentaire mais également social dans leur environnement. Certaines bibliothèques accueillent des centres de recherche prestigieux et sont fréquentées par un public venu de loin. D’autres, notamment dans les petites villes, sont bien souvent le seul lieu neutre et gratuit dans lequel les gens peuvent se rencontrer et tisser des liens. Parfois simples blocs de la taille d’un garage, d’un mobile home ou d’un container de marchandises (comme le bâtiment isolé dans le désert de la Death Valley National Park, en Californie, seule bibliothèque à des centaines de kilomètres à la ronde, dans un des endroits les plus chauds de la planète), la bibliothèque s’efforce d’assurer son rôle d’institution démocratique et de mettre à la disposition de ses usagers un ordinateur, une connexion internet, un scanner, des journaux… Dans certains endroits, elle est même le dernier équipement public qui perdure, comme c’est le cas pour la Library / Post Office de Scott Bar (Californie) qui doit le maintien de son ouverture – menacée pour raisons budgétaires – à la mobilisation de ses usagers.

An American Commons

Si la fonction mémorielle de la bibliothèque l’ancre comme un lieu pivot pour sa population à l’échelle locale, on notera également la récurrence du mot « nation » dans plusieurs des textes introduisant les chapitres :une connexion forte établie entre le lieu bibliothèque – souvent considéré dans sa singularité de terrain et saisi comme tel par l’œil du photographe – et le concept englobant de nation :une unité fédératrice de toutes les communautés et diversités dont témoignent les bibliothèques sur leur territoire. Unité dans la pluralité ? Peut-être la bibliothèque est-elle à percevoir comme un relais local au sein duquel persistent/s’élaborent des valeurs communes comme le droit à l’information et à l’éducation, quels que soient la richesse, le degré d’instruction, l’appartenance communautaire de ses usagers. Chaque bibliothèque serait-elle en soi un seuil de la nation, l’expression singulière d’un bien commun américain ? À moins qu’elle n’incarne dans sa forme même – son accessibilité et sa neutralité – un idéal partagé :« When a library is open, no matter its size or shape, democracy is open, too » (préface de Bill Moyers, p. 7).

Le livre The Public Library est très justement sous-titré « a photographic essay ». Car il s’agit bien, au-delà d’un très bel ouvrage illustré, d’une réflexion offerte au lecteur sur l’existence – la persistance – des bibliothèques publiques américaines. Agrémenté de textes qui forment un écho à son organisation thématique, ce livre constitue bien plus qu’un voyage biblio-touristique à travers les États-Unis, il est aussi un manifeste pour les bibliothèques, et à travers elles, une prise de position pour défendre l’accès libre et gratuit au savoir, mais aussi à l’éducation. La parole des auteurs des différents textes (essais, témoignages, poèmes) qui ponctuent l’ouvrage (Isaac Asimov, Barbara Kingslover, Philip Levine, Charles Simic…) convergent pour témoigner du rôle émancipateur de la bibliothèque et de l’essence de son fondement démocratique :échappatoire d’une réalité parfois difficile, accès au savoir et aux livres, seuil vers l’imaginaire et les rêves, lieu protégé et stimulant, et parfois même, ultime refuge et dernier rempart devant l’adversité ou la discrimination… Ce que l’auteur a capté dans son objectif dépasse ainsi l’inventaire photographique, c’est également une facette qui raconte la société américaine contemporaine, avec en filigrane une conviction, celle de l’utilité de ces équipements, souvent les derniers espaces gratuits dans des contextes socio-économiques parfois très fragiles et des situations de crise dont on observe un impact direct sur la hausse de leur fréquentation (crise de 2008, sinistres naturels comme les grandes vagues de froid ou le typhon Katrina…).

Robert Dawson est un homme soucieux des biens communs. De même qu’il s’était engagé il y a quelques années dans un reportage sur l’eau comme ressource partagée, il aborde les bibliothèques avec cette même conviction d’une ressource précieuse pour tous, dont il faut défendre l’utilité et même tout simplement l’existence :« This book is my way of fighting. »