Qu’est-ce qu’une archive de chercheur ?

par Benjamin Caraco

Jean-François Bert

Jean-François Bert
OpenEdition Press, coll. « encyclopédie numérique », 2014
ISBN 9782821834620
En ligne : http://books.openedition.org/oep/438

Avec Qu’est-ce qu’une archive de chercheur ? de Jean-François Bert, OpenEdition Press enrichit d’un nouveau titre sa collection « Encyclopédie numérique ». Ce court livre électronique (84 pages en version imprimée) se préoccupe de thématiques très voisines de celles de Christian Jacob, directeur de la collection, qui vient de publier au sein de cette dernière Qu’est-ce qu’un lieu de savoir ?. Jean-François Bert est sociologue et historien des sciences sociales. Il a écrit plusieurs livres et articles sur Marcel Mauss et Michel Foucault, ce qui l’a amené à fréquenter leurs archives personnelles.

Tout comme l’on découvre rituellement, notamment avant Noël, un enregistrement inédit d’Elvis ou de tout autre chanteur mort dans la fleur de l’âge, les mondes universitaires et éditoriaux sont friands de manuscrits inédits de chercheurs disparus. Cette focalisation sur ce type de documents, ou dans une moindre mesure sur les correspondances, conduit à négliger les archives de chercheur composées de documents considérés comme mineurs : brouillons, versions successives d’une monographie, notes de cours ou fiches de lectures… Ces traces s’avèrent pourtant très utiles pour comprendre la science en train de se faire : elles nous ouvrent les portes de l’atelier du chercheur (ici, en sciences sociales) et nous dévoilent les sinuosités d’une recherche bien souvent différente du produit fini (publié). Elles posent néanmoins un grand nombre de questions à celui qui souhaite les étudier : comment organiser leur conservation, leur traitement (notamment numérique) et leur classification ?

Jean-François Bert propose la définition suivante d’une archive savante (ou de chercheur) :

« Celle-ci peut prendre la forme d’un texte publié, d’un manuscrit, de carnets de notes, d’agendas, mais aussi d’un croquis, ou d’un instrument (appareils d’enregistrement, appareils photographiques ou cinématographiques…), d’une collection d’objet (herbier, diapositives, mots…), de documents de travail qui vont de la simple coupure de presse d’un journal régional à la photocopie annotée d’un article tiré d’une revue spécialisée… tout ce qui finalement peut documenter de manière plus ou moins évidente l’ensemble des pratiques effectives, des objets et des discours qui entourent et accompagnent la venue au jour des idées et des concepts scientifiques » (Introduction).

Des documents longtemps négligés

La création du Mundaneum, des juristes belges Paul Otlet et Henri La Fontaine, et la fondation du Palais de la découverte en 1937 constituent deux moments fondateurs de la réflexion sur les archives savantes. Le premier propose une entreprise encyclopédique et totalisante des savoirs mis en fiches bibliographiques à l’aide de la classification décimale universelle – inventée pour l’occasion – alors que le second montre au contraire la science en train de se faire. En 1949, la sous-série AB XIX, qui désigne les « papiers d’érudits et documents isolés », voit le jour aux Archives de France. Elle distingue trois types de documents en fonction de leur caractère (biographique, scientifique et administratif/institutionnel). Le flou juridique qui entoure ces documents, à cause de la distinction non résolue entre leur caractère public ou privé, explique – entre autres – le retard français dans le traitement des archives savantes. Il faudra attendre les années 1980 pour qu’un début de prise de conscience ait lieu à l’occasion de la commémoration de grands organismes de recherche (Institut Pasteur, CNAM et CNRS). C’est le début d’une collaboration entre chercheurs et professionnels des archives autour de cette question. Si l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine) joue un rôle fondamental dans ce domaine à partir de 1988 puisqu’il permet de juxtaposer divers fonds de chercheurs et d’établir des liens entre eux, le mouvement s’accélère depuis une quinzaine d’années avec l’essor du numérique et la mise en ligne d’archives de chercheurs (Nietzsche, Foucault ou Pirenne pour n’en citer que quelques-uns). Certains établissements de recherche prennent à bras-le-corps la question et mettent en place des politiques de patrimonialisation bien définies (l’Institut Pasteur est souvent montré en exemple à ce titre).

Ces traces n’en sont pas pour autant des archives comme les autres et doivent bénéficier d’un traitement archivistique particulier. Certains chercheurs en ethnologie peuvent être amenés à revisiter un terrain à partir des notes d’un illustre prédécesseur. Il est alors nécessaire de s’interroger sur les activités de recherche en fonction des disciplines. Que garder de la science en train de se faire ? La notoriété doit-elle être le seul guide dans les choix de conservation ? Comment organiser les documents conservés : chronologiquement, en fonction de l’ordre intellectuel établi à l’origine par leur propriétaire/créateur ? Pour Jean-François Bert, trois objectifs dominent aujourd’hui l’agenda des archives savantes : numériser, pérenniser et mettre en ligne. Ces impératifs n’épuisent pas d’autres questionnements en lien avec les nouvelles pratiques de la recherche qui découlent du numérique : comment garder la trace de la correspondance électronique des chercheurs, très difficile à archiver à l’heure actuelle ? Faut-il tout numériser ou agir avec parcimonie ? Dans ce genre d’opérations, c’est d’abord la description des documents, les métadonnées, qui représente le premier poste budgétaire.

Un territoire en pleine expansion

Les réponses à ces questions ont d’autant plus d’importance que le périmètre des archives savantes s’élargit au fur et à mesure de la prise de conscience de leur importance et de leur contribution à l’histoire des sciences sociales. Les brouillons ne sont plus les seules traces dignes d’intérêt. Fiches, fichiers, dossiers et agendas ont rejoint la liste des documents considérés comme dignes d’analyse. Les activités de classement et d’archivage par le savant sont désormais appréhendées comme des rouages essentiels dans la construction du savoir : elles permettent de passer du fragmentaire à l’œuvre scientifique. Zotero n’a pas fondamentalement révolutionné les pratiques de recherche : « L’informatisation n’invente rien, elle n’a fait que faciliter ce penchant des chercheurs pour les rangements successifs ; elle les multiplie et les complexifie » (« Des papiers ordinaires de savant », § 4). Ces documents nous révèlent une organisation qui est tout sauf anecdotique puisque le triomphe de la liste et de la fiche au XIXe siècle a vraisemblablement entraîné une forme de construction du savoir particulière, en l’occurrence énumérative. Dans le même ordre d’idées, les agendas nous informent sur la vie professionnelle et personnelle du chercheur : quand et comment travaille-t-il ? avec qui ?

Ces documents nous renseignent ainsi sur les pratiques de la recherche, en premier lieu l’activité d’écriture. L’écrit scientifique constitue une forme paradoxale de texte : celui d’un support de connaissances voué à l’obsolescence et à la réfutation. Il peut alors être intéressant de se pencher sur son évolution au fil des reformulations, des ratures et des ajouts. En quoi la bibliothèque personnelle du chercheur concourt-elle à la naissance d’une pensée originale ? Quelles sont les stratégies auctoriales des chercheurs ? Comment citent-ils, choisissent-ils tel lieu de publication ou tel format (note de lecture, article ou monographie) ? Comment l’avènement de la photocopieuse puis de l’ordinateur a-t-il modifié l’activité de copie des sources ou les collaborations entre chercheurs ?

Pour Jean-François Bert, l’attention portée aux archives savantes devrait permettre de dépasser des approches en histoire des sciences soit trop « internalistes » – c’est-à-dire focalisées sur les œuvres et le dialogue qu’elles établissent entre elles – soit trop « externalistes » – c’est-à-dire soucieuses du contexte et de son influence sur une pensée. En guise de conclusion, il prodigue dix bonnes pratiques pour l’étude des archives savantes.

Dans son essai, Jean-François Bert pose un grand nombre de questions qui nous permettent de mieux saisir les contours des archives savantes. Cette problématisation poussée de l’objet a parfois pour effet de dérouter le lecteur qui s’efforce de suivre l’auteur, qui saute d’une interrogation à une autre, de la présentation de nouvelles traces susceptibles d’être exploitées à de nouvelles pistes. L’ampleur des possibilités apparaît fascinante mais la taille limitée de l’ouvrage donne plus d’une fois l’impression au lecteur de rester sur sa faim. Plusieurs exemples auraient mérité d’être développés plus longuement. Dans une logique qui rappelle celle du Pierre Bourdieu auteur de (l’inédit de son vivant) Manet. Une révolution symbolique (Seuil/coll. « Raisons d’agir », 2013), Jean-François Bert a toutefois le grand mérite de nous amener à envisager l’activité scientifique en train de se faire (modus operandi) et non comme un savoir figé (opus operatum). À l’heure des données de la recherche, Jean-François Bert nous offre des éléments de réflexion pour prendre un peu de recul sur les pratiques de recherche et sur les traces qu’elles laissent.