Le livre-échange

Vies du livre & pratiques des lecteurs

par Emmanuel Brandl

Mariannig Le Béchec

Dominique Boullier

Maxime Crépel

C&F éditions, collection « Culture numérique », 2018, 286 p.
ISBN 978-2-915825-76-3 : 22 €

L’analyse déployée dans Le livre-échange. Vies du livre & pratiques des lecteurs porte sur la notion d’« objet-livre », ce qui renvoie à un parti pris théorique contribuant à saisir l’intérêt même de l’ouvrage. Ici, l’objet est entendu comme un médiateur chargé « de significations, de représentations, de mémoires, de souvenirs, de sentiments, d’affectivité 1 ». C’est pourquoi les fonctions sociales de l’objet ne s’épuisent pas dans celles qui sont définies a priori par les concepteurs. L’ouvrage va s’attacher à déconstruire et caractériser empiriquement les modalités des fonctions sociales de l’objet (livre) et de la lecture, car ce sont elles qui donnent vie au livre.

Le livre est organisé en quatre chapitres qui suivent les quatre vies du livre, chacune de ces vies étant définie par les pratiques de lecteurs qui lui sont liées.

Vie 1. Circulation de l’objet-livre

Aimer un livre porte inévitablement à le faire savoir, à le prescrire, à le recommander, à le donner à lire. C’est pourquoi la première caractéristique de l’objet « livre », c’est de circuler. Cette partie de l’ouvrage s’attache ainsi à décrire les modalités de circulation du livre, de la main à la main, de l’espace domestique aux « livres voyageurs » déployés par des blogueurs ou des plateformes comme bookcrossing.com, en passant par la librairie. Dans cette circulation, tous les intermédiaires remplissent une fonction qui ne se distribue pas au hasard : certains chercheront à « donner à lire » (prêter, conseiller…), d’autres à « focaliser l’attention » (sur le modèle du best-seller), ou encore à « orienter » (soulignant là le rôle des bibliothécaires 2, des libraires, ou des partenariats blogueurs – éditeurs). Les auteurs relèvent alors que la circulation du livre numérique sur des réseaux d’échange, de revente et de don est, certes, souhaitée par les lecteurs mais empêchée par les contraintes techniques et juridiques.

Vie 2. Le livre a une vie après sa lecture

Le livre étant un bien d’expérience, c’est après sa lecture qu’il gagne ou perd en valeur (économique, affective et sociale) auprès des lecteurs, et qu’il sera alors conservé ou non, selon son contenu et l’état de l’objet-livre : c’est la « chronodégradation » du livre, déterminante pour sa vie après lecture. S’il est conservé, la matérialité du livre occupera une fonction valorisante (mise en visibilité de son capital littéraire, logique de distinction, etc.) mais sera encombrante (d’où une circulation de l’objet dans les espaces domestiques en fonction des acquisitions). S’il n’est pas conservé, il rejoindra un marché du livre d’occasion, selon la fonction que le lecteur lui prête : fonction rémunératrice (il pourra être revendu) ou fonction dite « de loisir » (il fera l’objet d’un échange de type SEL – système d’échange local – ou d’un dépôt). Sur ce point, le livre numérique invente quelque chose de nouveau et d’inenvisageable avec le livre imprimé : il autorise la construction d’une autre forme de valeur, car il ne se donne pas et ne se revend pas. Sa valeur n’est donc plus dans l’appropriation d’un bien, mais dans son accès, lui-même évalué en temps de lecture.

On apprend en outre que le livre numérique annule certaines des propriétés sémiotiques du livre imprimé (sa matérialité et son pouvoir de circulation) qui participent à construire la valeur de l’expérience que l’on fait de la lecture d’un livre. On comprend alors mieux pourquoi le livre numérique ne rencontre pas tout le succès escompté : les plateformes n’ont pas pris en compte ces propriétés sémiotiques qui structurent l’expérience de la lecture.

Vie 3. Quand la parole du lecteur enrichit le livre

L’écrit est intrinsèquement associé à l’oralité : lire un livre, c’est en parler. D’ailleurs, c’est quand on entend parler d’un livre qu’on a envie de le lire. Les modalités sont plurielles et ne recouvrent pas toutes les mêmes significations ou légitimités : rencontre d’auteur, cercle de lecture, conversation familiale ou amicale… Les résultats de l’enquête pointent que ce ne sont plus forcément les professionnels du livre et de la lecture qui détiennent la plus forte légitimité. Les réseaux numériques amplifient d’ailleurs le phénomène, en intensifiant les échanges entre éditeurs, libraires, professionnels de la lecture, lecteurs et auteurs. Mais lire c’est aussi regarder (la couverture d’un livre), et c’est encore écouter : par la lecture parentale à voix haute faite aux enfants par exemple, par les amis (lecture à un malvoyant), les professionnels (multiplication des heures du conte en bibliothèque), ou les échanges qui s’organisent autour des adaptations cinématographiques.

Lire n’est donc pas un acte unique, isolé et réduit au déchiffrement de « caractères imprimés » : la lecture est liée à toute « substance auditive et visuelle du livre », d’ailleurs redécouverte avec le numérique, qui malgré cela, et même en envisageant des genres « multimédias », reste une « une pâle copie du papier » (p. 180).

Vie 4. Lire, une expérience intime à partager

Lire est donc une expérience, une expérience intime. Comment s’en saisir ? À travers « le plaisir d’écrire sur sa lecture » (p. 215) car il traduit la « manière d’être propre à chaque lecteur » (p. 221). Deux grandes catégories d’écriture sont identifiées : l’écriture dans le livre et l’écriture autour du livre.

En termes d’écriture dans le livre, sont analysées les différentes formes de l’« annotation » comme les représentations sociales associées à celle-ci : si un rapport sacré au livre peut interdire l’annotation, d’autres lecteurs vont au contraire « aimer les livres d’occasion précisément pour cette vie du livre, son histoire, ce petit bout de vie des anciens lecteurs qu’il transporte » (p. 218). L’annotation fait entrer dans l’intimité de celui qui l’a rédigée : on y lit le rapport de l’autre à sa lecture, au texte, à l’auteur, ainsi que ses intérêts et réflexions.

En termes d’écriture autour du livre, sont listées et analysées les différentes formes d’écriture selon leurs « degrés d’élaboration » (p. 236) : de l’avis spontané, aux fiches de lectures didactiques 3 en passant par le commentaire, le résumé, la critique littéraire, ou encore la note de lecture.

L’analyse des blogs et autres commentaires amène à constater une forme d’éclectisme littéraire à l’œuvre chez les lecteurs 4. Ce qui porte les auteurs à proposer une analyse alternative à la théorie bourdieusienne de la détermination des goûts 5, car le goût pour une littérature donnée semble varier selon les moments de la vie : pour les auteurs, les lecteurs participent de plusieurs « mondes sociaux d’attachement » (p. 257) dont l’analyse cartographique permet d’étudier les goûts littéraires « en train de se faire ».

Conclusion

Ce livre vise donc à décrire précisément les activités qui participent de « l’écologie du livre-échange » imprimé (p. 275) tout en mettant en contrepoint la situation du livre numérique. Pour les auteurs, cette analyse écologique doit permettre de sortir de l’ignorance des pratiques périphériques et permettre de trouver d’autres formes de recommandations que celles générées par les mass media, comme d’autres formes de prescriptions calquées sur le modèle du best-seller, cela afin de « remettre en synergie les vies du livre avec toutes les médiations professionnelles et les lecteurs eux-mêmes » (p. 274). L’idée serait de s’inspirer de cette écologie pour « inventer les nouveaux modèles d’affaires appuyés sur le numérique » (p. 273) tout en sortant le livre numérique de « l’effet diligence  » qu’il connaît vis-à-vis du livre imprimé. Pour cela, il faudrait un support « réellement multimédia, rich media ou transmédia » (p. 274) qui permette de sortir de l’ère du « livre proto-numérique » (p. 273) ; « l’innovation ne consiste surtout pas à dupliquer ce que les plateformes savent très bien faire, mais à s’inspirer de ces pratiques collectives pour équiper numériquement des modèles vraiment différents » (p. 275). Ainsi, l’ouvrage ouvre et complexifie notre perception habituelle de la lecture et permet de mieux comprendre les différences constatées entre livres imprimés et numériques.

On indiquera simplement une petite frustration : les paragraphes sont nombreux dans ce livre, et de facto parfois trop courts. On aurait préféré peut-être moins de thématiques abordées mais que l’analyse de chacune d’elles soit plus approfondie.

  1. (retour)↑  Isabelle Garabuau-Moussaoui et Dominique Desjeux, Objet banal, objet social. Les objets quotidiens comme révélateurs des relations sociales, L’Harmattan, 1999, p. 10.
  2. (retour)↑  Voir, à ce titre, l’excellent ouvrage de C. Rabot, La construction de la visibilité littéraire en bibliothèque, Presses de l’Enssib, 2015.
  3. (retour)↑  Ndlr : voir l’ouvrage de Jean-François Bert, Une histoire de la fiche érudite, Presses de l’Enssib, 2017, collection Papiers.
  4. (retour)↑  Déjà identifié dans Olivier Donnat, Les Français face à la culture : de l’exclusion à l’éclectisme, La Découverte, 2013.
  5. (retour)↑  L’éclectisme culturel est cependant aujourd’hui rediscuté, notamment par Philippe Coulangeon, comme une forme contemporaine de distinction sociale (Ph. Coulangeon, Les métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Grasset, coll. « Mondes vécus », 2011).