La main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur, XVI-XVIIIe siècle

par Martine Poulain

Roger Chartier

Roger Chartier
Gallimard, collection « Folio Histoire » n° 243, 2015, 406 p.
ISBN 978-2-07-046282-7 : 7,50 €

Roger Chartier rassemble ici plusieurs essais consacrés à son thème de prédilection : la « variabilité » du sens des textes selon leur matérialité, leur mise en forme éditoriale, leur présentation, écrite (les « mises en imprimé » variables au cours des siècles ou à une même époque, accompagnées de « péritextes » divers, cherchant, eux aussi, à accompagner la compréhension des lecteurs) ou orale (la forme théâtrale par exemple).

Des matérialités diverses

« La relation aux morts qui habitent le passé peut-elle se réduire à la lecture des écrits qu’ils ont composés ou qui parlent d’eux-mêmes sans le vouloir ? Évidemment pas », prévient l’historien. Car les textes et leurs (re)présentations ont une histoire, qui n’est pas sans lien avec l’époque à laquelle on les (ré)édite, ou on les (re)joue, ou avec les motivations, conscientes ou non, des acteurs de ces translations. La puissance de la fiction (et de ses auteurs) est sans doute dans cette aptitude à être saisie de manière toujours différente par ceux qui s’en emparent, et la rendent toujours nouvelle par la force de leur interprétation.

Roger Chartier rappelle d’abord que le livre imprimé a longtemps cohabité avec le manuscrit, ce dernier restant durablement dans les esprits seul garant de la qualité des écrits et de leurs auteurs. Il reviendra alors aux faiseurs d’imprimés de construire peu à peu leur propre logique d’excellence et de reconnaissance, dont les réglementations qui encadrent leur exercice sont des signes. Ainsi voit-on des copistes professionnels (de manuscrits) corriger les premières éditions imprimées fautives et préparer une nouvelle édition. La pratique savante liée à la fabrication du manuscrit se déplace ainsi peu à peu vers celle de l’imprimé, disqualifiant au passage la conservation d’un original de la main de l’auteur, avant que la fétichisation de cet unica ne redevienne, à la mi-XVIIIe siècle, nécessaire à l’authentification du texte.

Les vies multiples des textes

S’intéressant aux multiples traductions du Quichotte au début du XVIIe siècle (pas moins de onze éditions entre 1605 et 1615, dans six pays différents, donnant accès à au moins 12 000 exemplaires), Roger Chartier indique que si la traduction était alors un exercice déprécié, les traducteurs, à la différence de l’auteur, étaient, eux, rémunérés. Le succès de Cervantes est aussi celui des romans de chevalerie, souvent d’origine espagnole, dont un libraire parisien des années 1560 possédait par exemple 40 000 volumes. Et ces traductions constituent autant de variantes par rapport au texte initial, adaptées souvent aux goûts supposés du public local.

Pour illustrer cette porosité des textes, aptes à inclure des « sous-textes », Chartier prend l’exemple des très nombreuses traductions de la fameuse Brevissima relation de la destruycion de las Indias de Bartolome de Las Casas, publié en 1552, texte « essentiel dans la construction de “la légende noire” anti-espagnole », dénonçant les meurtres de 15 millions d’Indiens. Chartier relate l’histoire de cette publication en Espagne, ensuite traduite dans toute l’Europe, dans des contextes politiques, religieux et sociaux différents : préfaces et autres préliminaires, ajouts d’autres textes, illustrations, traductions parfois volontairement infidèles cherchent à instrumentaliser le texte à d’autres fins que celles voulues par l’auteur, mais plus sensibles, espèrent les imprimeurs, à un lectorat local.

Du livre à la scène

Autre variation : celle qui conduit les textes vers leur adaptation à la scène, fréquente entre XVIe et XVIIIe siècle. Au pays de l’Inquisition, l’adaptation à la scène peut être l’occasion d’un discours masqué, comme le montre l’exemple des adaptations du Quichotte pour marionnettes par Antonio José da Silva, juif marrane plusieurs fois poursuivu, et torturé, par les inquisiteurs. De même, les exemplaires d’Hamlet annotés par les comédiens ou metteurs en scène constituent autant de témoignages d’interprétations diverses du texte. La ponctuation, les modalités de l’oralisation deviennent alors instruments de construction de sens éminemment variables. On comprend ainsi la réticence d’un Molière a l’impression de ses textes, qu’elle risquait d’entraver. Qui peut alors prétendre être fidèle à l’intention d’un auteur ? D’où une définition de l’édition qui la légitime en même temps qu’elle l’historicise : « Éditer une œuvre n’est donc pas retrouver un texte idéal, mais expliciter la préférence donnée à l’un ou l’autre de ses états » (p. 265). Nul ne peut prétendre être « plus Cervantes que Cervantes, plus Shakespearien que Shakespeare »

Et Roger Chartier de clore son livre par un hommage à Paul Ricœur, dont l’un des nombreux livres, La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000), a, après Temps et récit (1982-1985), cherché à analyser comment tant la fiction que les mémoires individuelles jouent un rôle dans la fabrication de la mémoire collective et la construction de l’histoire (qui passent par l’oral et par l’écrit). Une mémoire qui, pour se constituer en pensée, doit aussi passer par l’oubli.