L’histoire est une littérature contemporaine

Manifeste pour les sciences sociales

par Thierry Ermakoff

Ivan Jablonka

Ivan Jablonka
Éditions du Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2014, 339 p.
ISBN 978-2-02-113719-4 : 21,50 €

Le titre de cet ouvrage sonne un peu comme un oxymore ; pour tenter d’y voir un peu plus clair, nous sommes allés convoquer quelques avis inoxydables : Bertrand Leclair, Pascale Casanova et surtout Thierry Guichard, sémillant directeur du Matricule des anges.

En janvier 2014, avant de nous présenter ses vœux, il écrit : « À quoi bon publier encore ? À quoi bon ici même tenter de rendre compte de ce cœur battant de la littérature qui s’écrit dans le même temps que nous la lisons ? Qu’y a-t-il dans la contemporanéité de la littérature qui nous la rend nécessaire ? On pourrait avancer que la littérature, depuis qu’elle existe, ne cesse de progresser, faisant sienne autant les inventions scientifiques que les chimères les plus folles ; elle progresse dans la nuit profonde de l’indicible, comme en quête de ce qui fait la condition humaine. »

Ce beau compliment, adressé à la littérature contemporaine qui nous fait progresser dans la nuit profonde de l’indicible, pourrait s’appliquer aux sciences humaines et sociales : pensons simplement à l’abécédaire que Christian Jacob a réalisé, entre sciences et littérature  1. Poser cette hypothèse a priori étrange : « l’histoire est une littérature contemporaine » mérite bien qu’on s’y arrête.

Ivan Jablonka, auteur (par ailleurs, et entre autres) de l’émouvant récit Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (Seuil, 2012), nous offre ici un ouvrage érudit, accueilli dans une fort belle collection : « La librairie du XXIe siècle », dirigée par Maurice Olender, qui abrite aussi Antoine Compagnon, Milad Doueihi, Arlette Farge, Georges Perec, Olivier Rolin, et tant d’autres. Nous sommes entre amis. Nous nous y enfonçons dans le bois touffu de l’histoire qui, pour ce qui est des Lettres, commence fort loin, à Hérodote, qui est sans doute le Jean Rolin des temps modernes : nous n’affirmons pas cela par coquetterie, mais parce que, dans l’un et l’autre cas, la littérature n’est pas réductible au roman. L’histoire et les lettres, jusqu’au XVIIe siècle, sont des disciplines communes. Nous replongeons dans les temps sans doute heureux, où les humanistes plaçaient l’astronomie (qui pouvait se confondre avec l’astrologie, l’étude des astres), les mathématiques et la poésie dans les lettres. On voit bien combien la création des académies des sciences et celle des inscriptions et belles-lettres inaugurent une série de divorces dont ni la science, ni les sciences humaines et sociales, ni la littérature ne sortiront indemnes : « Dans la guerre des sciences et des lettres, les sciences de l’homme sont laminées. »

Et pourtant, ajoute Ivan Jablonka, « l’adieu à la littérature a permis à l’histoire de conquérir son autonomie intellectuelle et institutionnelle. Et l’historien abandonne aux lettres tout ce dont il rougit désormais : l’engagement du moi, les défis de l’enquête, les incertitudes du savoir, les potentialités de la forme, l’émotion ».

Le XIXe siècle sera celui qui tentera des passerelles entre histoire, science, littérature. Qu’on pense à Walter Scott, Victor Hugo, Honoré de Balzac, aux tentatives (souvent théâtrales) de vulgarisation scientifique. L’ouvrage est prolixe sur les exemples, les réflexions, les œuvres posées comme des jalons.

Après un détour historique bien salutaire (la grande séparation de l’histoire et des lettres), Ivan Jablonka interroge successivement l’histoire, ses théories, ses méthodes (le raisonnement historique), le lien entre littérature et sciences sociales : c’est sans doute le point le plus intéressant de l’ouvrage, ou, pour être plus précis, celui qui semble le mieux répondre à la question posée par le titre. Que ce soit avec Céline, Kafka, Kurosawa, Philippe Artières, ou Leroi-Gourhan, Levi-Strauss pour les plus jeunes, les articulations, hypothèses, contre-hypothèses sont assez justement vues. Il manquerait peut-être, mais nul n’est parfait, et sûrement pas en sciences humaines et sociales, Patrick Deville, cet écrivain voyageur, qui est un vrai écrivain, et un vrai voyageur, et qui, pour reprendre le cas de son (avant) dernier ouvrage, Kampuchéa (Seuil, 2011), a fait le pari de partir du 45e parallèle, à une date précise. En quoi est-il exemplaire ? Il a travaillé de longs mois sur les archives des docteurs Roux, Calmette et Yersin, pour ne s’intéresser qu’au périple d’Alexandre Yersin, dans ce qui fut pour nos grands-parents la Cochinchine. Tirant prétexte de ses recherches, il nous retrace une histoire politique, géographique, sociale, scientifique. Comme il le dit lui-même à ses détracteurs : « mais, c’est Mon Yersin ». C’est son style, et ce sont ses hypothèses. L’Histoire est bien ici une littérature contemporaine.

Cet ouvrage a l’immense mérite de ne pas nous rendre coupable d’aimer la littérature, et de prendre goût aux sciences sociales ; c’est à soi seul une bibliothèque, de Thucydide à Kapuscinski. C’est aussi un plaidoyer pour l’université. Néanmoins, il aurait mérité une forme moins académique, plus alerte, qui nous entraîne davantage vers les émotions de la littérature avec les réflexions de l’historien.