Bibliothèques universitaires : les défis de l’acculturation numérique

Marc Martinez

Le BBF s’entretient avec Marc Martinez, président de l’ADBU (Association des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation) et directeur des bibliothèques universitaires de l’université Jean-Moulin Lyon-3.

BBF : La notion de « fracture numérique » recouvre des formes de fractures sociales, technologiques, informationnelles. Comment identifiez-vous ces préoccupations sociétales dans le contexte de l’enseignement supérieur ?

Marc Martinez : La notion de fracture numérique est en effet polymorphe et les facettes sous lesquelles elle se révèle dans les établissements d’enseignement supérieur sont, sinon inattendues, du moins propres à ce milieu. La question du taux d’équipement des publics étudiants, longtemps centrale dans les problématiques d’acculturation au numérique en bibliothèque universitaire (BU), demeure en dépit des progrès enregistrés ces dix dernières années. La crise du confinement lié à la pandémie de Covid-19 l’a crûment révélée lorsque des actions de prêts massifs de clefs 4G ou d’ordinateurs portables ont dû être mises en place pour permettre l’accès aux ressources numériques, indispensables en période de fermeture des sites universitaires, aux étudiantes et étudiants mal ou non équipés et connectés. Cette forme de précarité numérique s’est additionnée en 2020 aux fractures déjà bien documentées des publics étudiants sur la question des usages numériques proprement dite. On constate, pour des populations jeunes qu’on croirait à tort averties de tout ce qui a trait au numérique, une forme réelle d’illectronisme. Les séances de formation organisées en bibliothèque universitaire dès le cycle de licence révèlent non seulement une méconnaissance des ressources documentaires numériques proposées par les BU ainsi que de leurs modes d’interrogation, mais aussi, et plus gravement, une confusion persistante entre les différents aspects et acteurs de leur environnement numérique : web identifié à l’interface d’un ou plusieurs réseaux sociaux, types et protocoles de messagerie confondus, méconnaissance des usages et de l’étiquette de communication hors du réseau des pairs, etc.

BBF : Une récente table ronde de la mission d’information du Sénat consacrée à la fracture numérique dans les universités titrait « L’inclusion numérique doit viser l’autonomie numérique » 1

. Quels sont les atouts des bibliothèques pour contribuer à relever ce défi collectif ?

Marc Martinez : La bibliothèque universitaire, au sein de l’université, a toujours été un lieu privilégié de formation de l’esprit critique du jeune citoyen ; le lieu aussi d’une appropriation des codes, méthodes et outils propres à la recherche scientifique et critique, en lien étroit avec les enseignements dispensés. Il en va de même pour l’acculturation « au numérique » : les bibliothèques sont des équipements au cœur des parcours des étudiants qu’elles forment en masse non seulement aux ressources particulières qu’elles proposent, mais aussi, et plus largement, en formant à la maîtrise de l’information, de ses codes, de sa validité : en un mot, en créant les conditions d’une autonomie et d’un recul les plus larges possibles sur leur environnement numérique.

Les actions de médiation (on pense au dispositif Pix 2

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Service public en ligne d’évaluation et de certification des compétences numériques  : https://pix.fr/

par exemple) ainsi que la proximité immédiate avec les enseignants et chercheurs font partie de l’apprentissage du « métier d’étudiant(e) », dans le cœur physique et symbolique des campus universitaires. Il en va pour les BU de leur contribution à la réussite des étudiantes et étudiants (entendue au sens de leur succès académique) comme de leur apport à la fabrique du « citoyen numérique » en les dotant de capacités d’analyse et de critique autonomes.

Ces missions gagneraient sans doute à être plus clairement identifiées au sein des bibliothèques, rendues plus visibles, partant légitimes vis-à-vis des tutelles comme des publics – c’est un chantier essentiel pour la place et le rôle des bibliothèques dans leurs établissements.

BBF : La BU est en général bien identifiée comme point d’accès aux services numériques. Quelles sont les collaborations avec d’autres acteurs universitaires autour de ces enjeux ?

Marc Martinez : Les premiers partenaires auxquels on pense sont bien évidemment les directions des systèmes d’information (DSI) ou du numérique. Historiquement, les bibliothèques universitaires ont été (et demeurent) pionnières dans l’introduction et l’acclimatation des ressources et surtout les usages numériques dans les établissements d’enseignement supérieur, ce qui les a naturellement portées au contact des DSI, traditionnellement plus centrées sur les infrastructures et les outils nécessaires au déploiement des services numériques par les BU. Cela dit, les points de collaboration dans l’université ne sont pas seulement techniques : les projets communs avec les services de pédagogie numérique (ou innovante) sont de plus en plus fréquents, qui associent bibliothécaires et ingénieurs pédagogiques au service d’actions de formations/médiations numériques qui répondent tant au besoin d’acculturation au numérique que de formation (et autoformation) de masse, à destination d’effectifs étudiants toujours croissants.

Au-delà, le développement de formes numériques de pédagogie ouvre des champs de collaboration extrêmement intéressants avec les enseignants-chercheurs. Les encouragements et incitations à refondre les dispositifs pédagogiques pour les adapter au médium numérique ont pris un caractère d’urgente nécessité avec les conditions particulières créées par les confinements successifs. Repenser da capo le cours magistral, les travaux dirigés ou pratiques au-delà d’une simple captation audionumérique permet d’exploiter pleinement les possibilités offertes par le format numérique : lien et intégration des ressources documentaires, interactivité adaptée, possibilité de déployer des formes de pédagogie inversée : tous domaines où la collaboration entre enseignants et bibliothécaires rompus à la médiation numérique permettra le plein rendement des dispositifs pédagogiques dématérialisés.

BBF : L’acculturation numérique est aujourd’hui un enjeu incontournable des métiers des bibliothèques, qui impacte à la fois les pratiques documentaires, la maîtrise des environnements informationnels et la médiation auprès des publics. Comment accompagner cette montée en compétences numérique des professionnels ?

Marc Martinez : La réalité des champs d’action professionnels dans le numérique est de plus en plus prise en compte par les acteurs de formation initiale ou continue de la filière (Enssib, CRFCB, Urfist…). Au sein des équipes et des organisations, il paraît important de ne pas créer de querelles entre anciens et modernes ou d’introduire une cassure dans le continuum de nos missions de bibliothécaire. Le numérique irrigue depuis longtemps à présent nos pratiques professionnelles, nos modes de management, les services que nous rendons à nos publics : il s’agit de prendre acte du fait qu’il constitue de plus en plus souvent l’environnement naturel du bibliothécaire, sans se substituer pour autant aux espaces et aux interactions physiques avec le public ou les collègues. Comme pour maint autre domaine d’activité, c’est un médium additionnel auquel le bibliothécaire doit s’adapter de manière continue. Plutôt qu’une sorte de brevet du numérique décerné à intervalles de loin en loin au fil d’une carrière, c’est une manière d’adaptabilité numérique, au sens d’une capacité à anticiper et accompagner les évolutions technologiques mais surtout d’usages, que j’appelle de mes vœux pour l’ensemble de la filière et des professionnels travaillant en bibliothèque.

Des modalités nouvelles sont sans doute à explorer, en complément d’une offre de formation initiale et tout au long de la vie à maintenir et développer : formations internes, ateliers, actions de formation croisées avec d’autres filières et métiers, etc. La reconnaissance accrue de profils spécialisés (en ingénierie pédagogique, dans le domaine des réseaux sociaux par exemple) contribuera également à une acculturation plus complète des métiers.

BBF : Comment projetez-vous le rôle et les défis des bibliothèques universitaires à l’horizon 2030 ?

Marc Martinez : Vaste et périlleuse question, tant cette dernière année a bousculé l’art fragile de la prospective ! Les bibliothèques, universitaires en particulier, sont au cœur d’évolutions et d’enjeux qui demeureront essentiels dans la décennie qui s’ouvre car relevant du temps long. Je pense à la transition bibliographique, chantier insuffisamment visible mais capital au moment où la donnée de masse apparaît de plus en plus nettement comme l’or noir de notre siècle. C’est également la science ouverte et plus largement citoyenne, pour laquelle les bibliothèques sont non seulement pionnières mais assument un rôle d’acteur pivot : appui aux équipes de recherche, actions de formation et sensibilisation des chercheurs, rôle accru dans la publication scientifique ouverte, contribution essentielle des bibliothécaires aux infrastructures et plateformes de la science ouverte, entre autres.

La pandémie de Covid-19 qui a vidé durant de longs mois campus et bibliothèques interroge également la relation au lieu « bibliothèque » et la manière dont ceux-ci sont programmés, planifiés, construits et investis par les publics comme par les équipes. Sans préjuger d’un retour pandémique dans la décennie à venir, on peut tabler sur la recherche de la meilleure combinaison et proportion entre ressources et services sur site et à distance pour servir des publics dont on sait que les effectifs continueront de croître, dans un périmètre de moyens au mieux contraint.

Gageons que les bibliothécaires garderont le nez au vent et qu’en 2030 les bibliothèques auront su faire leur place aux technologies et outils en voie de maturation aujourd’hui. L’intelligence artificielle, partiellement autonomisée, trouvera sans doute sa place dans les algorithmes de recherche, dans les services d’orientation et d’information, dans la fouille de corpus de données pour la recherche, etc. Une chose paraît certaine : les bibliothèques garderont, du fait de leur place centrale et transversale dans les politiques universitaires et les logiques de campus matériels et numériques, un rôle pilote et d’expérimentation pour la mise en œuvre de nouvelles formes de servir leurs communautés d’enseignement et de recherche.