Renforcer le rôle des bibliothèques dans la lutte contre la fracture numérique

Thierry Claerr

Alors que 13 millions de Français se disent en difficulté avec le numérique et que l’objectif d’ici à 2022 est de dématérialiser l’ensemble des démarches administratives des services publics 1

X

Voir le rapport d’information du Sénat, L’illectronisme ne disparaîtra pas d’un coup de tablette magique !, 17 septembre 2020 : http://www.senat.fr/notice-rapport/2019/r19-711-notice.html

, les bibliothèques sont de plus en plus confrontées aux réalités de la fracture numérique et aux exigences de l’inclusion numérique, sans y être véritablement préparées.

Contexte et enjeux de l’inclusion numérique pour les bibliothèques

Définie par l’association Emmaüs Connect comme « un processus qui vise à rendre le numérique accessible à chaque individu et à leur transmettre les compétences numériques qui leur permettront de faire de ces outils un levier de leur insertion sociale et économique », l’inclusion numérique répond à des enjeux technologiques, sociaux et culturels forts.

Au-delà de l’accès aux démarches administratives, le numérique concerne tous les champs de la vie quotidienne : santé, mobilité, finances, consommation, insertion, emploi, éducation, loisirs, culture… Les situations d’exclusion numérique sont de fait complexes et variées. La question de l’accès et de l’équipement rencontre bien souvent celle des usages et des compétences et, pour certains usagers, les facteurs d’exclusion numérique peuvent se multiplier : empêchement, précarité, illettrisme…

L’accélération de la dématérialisation des services publics, engagée depuis 2016-2017 et figurant parmi les objectifs du plan Action publique 2022, a renforcé les inégalités d’accès aux droits et les risques d’exclusion d’un certain nombre d’usagers, comme l’explique le Défenseur des droits dans son rapport Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics (janvier 2019) 2

.

En parallèle, la disparition progressive des services publics de proximité contribue au transfert de la prise en charge des publics en situation d’exclusion numérique aux secteurs de la médiation sociale et des bibliothèques. Au contact des publics en difficulté avec le numérique, on trouve, aux côtés des bibliothèques, une diversité d’acteurs, associations de solidarité et de cohésion sociale, services publics de proximité comme les missions locales, les centres sociaux ou les mairies. Tous sont impactés par des enjeux d’inclusion numérique, tentent de répondre aux demandes alors même qu’il ne s’agit pas de leur mission principale, et ont besoin de formations et d’outils adéquats pour accompagner au mieux des publics en difficulté, nombreux à pousser la porte de leurs structures.

Tant par la densité de leur réseau que par les équipements et services numériques de proximité qu’elles proposent, les bibliothèques sont de plus en plus identifiées comme des lieux référents pour la médiation numérique et, à cet égard, ont un rôle à jouer dans l’inclusion numérique. Parce qu’il est primordial d’accompagner l’ensemble de la population dans cette transition qui ne doit pas être réservée qu’à ceux qui maîtrisent l’environnement informatique, la transformation numérique de notre société constitue pour les bibliothèques un défi aussi bien technologique que culturel, social et éducatif.

Les bibliothèques engagées dans l’inclusion numérique

Le lieu bibliothèque, gratuit, ouvert à tous, intergénérationnel, s’est transformé depuis une quinzaine d’années, avec une diversification progressive de ses services. La modernisation des bibliothèques et leur développement numérique ont fait évoluer le rôle traditionnel des bibliothécaires dont le profil s’oriente de plus en plus vers celui du médiateur, culturel comme numérique. Par leur mission de donner à tous accès à la culture et à l’information, elles sont amenées à jouer un rôle dans la lutte contre les inégalités territoriales et la fracture numérique.

L’équipement numérique de la lecture publique a progressé ces dernières années : 40 % des bibliothèques municipales proposent du wifi dans leurs murs avec des disparités selon la taille des collectivités desservies – 30 % pour les communes de moins de 2 000 habitants et 90 % pour les communes de plus de 50 000 habitants. On peut mentionner ici l’offre d’ateliers créatifs autour du Fablab du réseau des médiathèques de Plaine Commune qui participent à l’essor d’une culture numérique commune mais aussi, en présentant les clés du numérique aux usagers, leur donnent confiance et retissent ainsi du lien social.

Dans un contexte où l’administration dématérialise largement ses services, les bibliothèques ont développé des activités d’accompagnement, individuel ou collectif, pour l’apprentissage des outils et des usages numériques et participent à l’inclusion numérique, comme l’ont montré en 2019 à Bordeaux les Journées nationales 3

des Bibliothèques numériques de référence (BNR) 4
X

Le programme BNR, initié par le ministère de la Culture en 2010, vise à accompagner des collectivités dans le développement de bibliothèques numériques de haut niveau, proposant une offre de collections et de services numériques de premier plan. Ce réseau a vocation à se renforcer pour structurer sur le territoire les initiatives et les expertises en matière de numérique en bibliothèque.

. Au travers de leur offre d’équipements, de services et de médiation quelquefois hérités des Espaces culture multimédia (ECM) 5
X

Voir l’article de Jean-Christophe Théobalt, « Les espaces culture multimédia », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2002, n° 1, p. 74-76. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2002-01-0074-008

et des Espaces Cyber-base, les bibliothèques développent les usages et les compétences numériques et proposent des leviers d’insertion sociale et économique. L’accompagnement au numérique, le développement de pratiques collaboratives, l’accessibilité des personnes éloignées de la lecture et du numérique sont des dimensions de plus en plus investies par les bibliothèques. Elles deviennent de plus en plus des lieux de la médiation numérique et beaucoup se rapprochent du réseau des espaces publics numériques (EPN) qui parfois intègrent l’équipement de lecture publique.

Au sein de cette évolution, il faut noter le rôle joué par les bibliothèques départementales qui permet d’innerver tout le territoire, en offrant des infrastructures et des services numériques à des bibliothèques de petites communes rurales qui n’auraient pu y avoir accès seules. Sur le plan des collections, cela se traduit par une augmentation du nombre de bibliothèques départementales proposant des collections numériques : 82 % des bibliothèques départementales proposent des ressources numériques, contre 76 % en 2015 et 54 % en 2013. L’action des bibliothèques départementales porte aussi sur la formation des professionnels et des bénévoles de leur réseau au numérique et comprend une forte dimension de médiation envers les publics qui peut parfois prendre la forme d’un accompagnement direct au numérique via des bibliobus transformés en « médiabus », comme dans la Loire et dans la Meuse 6

, permettant de desservir tout le territoire et de toucher des populations isolées dans des zones enclavées.

Même si elles offrent des équipements informatiques, un accès internet, des formations au numérique ou un accompagnement individuel et se retrouvent de fait en première ligne pour faire face à une situation de plus en plus critique, elles ne sont cependant pas toujours préparées à y répondre et ont besoin d’une offre de formation de leurs personnels et d’outils adaptés, comme l’a rappelé la journée d’étude « Inclusion numérique, jusqu’où aller ? » organisée par l’ADBGV à Grenoble en octobre 2018 7

.

Un groupe de travail interministériel sur l’inclusion numérique (2019)

Conscients de ces enjeux mais aussi des atouts dont disposent les bibliothèques pour contribuer à la lutte contre l’illectronisme et à l’inclusion numérique des populations et des territoires, le ministère de la Culture et l’Agence du numérique ont constitué en 2019 un groupe de travail sur l’inclusion numérique en bibliothèque, chargé de réfléchir à un projet de feuille de route interministérielle pour que les bibliothèques puissent progressivement contribuer significativement à l’inclusion numérique.

Rassemblant des représentants du ministère de la Culture, de l’Agence du numérique, du Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET, devenu en 2020 l’Agence nationale de cohésion des territoires – ANCT), des associations de professionnels des bibliothèques, de la médiation numérique, des fédérations d’élus et du Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT), le groupe de travail s’est réuni trois fois entre mai et septembre 2019. En parallèle, un forum en ligne a été mis en place pour permettre des contributions extérieures.

L’objectif était de faire émerger des propositions pour accompagner les bibliothèques dans leur mission d’inclusion numérique, à la croisée du plan Bibliothèques et de la Stratégie nationale pour un numérique inclusif, établie en 2018 par la mission Société numérique (Sonum) 8

.

Se basant sur les recommandations du groupe de travail, un projet de feuille de route interministérielle (2020-2022) a pu être structurée autour de cinq objectifs prioritaires 9

X

Présentation par Laurine Arnould lors de la réunion du 24 janvier 2020 du Conseil de coopération de la Bpi : https://pro.bpi.fr/compte-rendu-de-la-reunion-du-conseil-de-cooperation-du-24-janvier-202/

 :

  1. Développer les outils de l’inclusion numérique : élaboration d’une charte de l’inclusion numérique en bibliothèque, de modèles de conventions de partenariat, d’une fiche pratique sur l’inclusion numérique et d’un dossier numérique partagé.
  2. Renforcer la formation initiale et continue des agents des bibliothèques en matière d’inclusion numérique, développer des outils mutualisés entre les différents acteurs de l’inclusion.
  3. Soutenir financièrement les projets d’inclusion numérique en bibliothèque : par les contrats territoire-lecture et les contrats départementaux lecture, par le concours particulier de la dotation générale de décentralisation (DGD), par les Fabriques numériques de territoire.
  4. Communiquer sur le rôle des bibliothèques dans l’inclusion numérique : sensibilisation des élus, communication ministérielle ; focus sur le rôle des bibliothèques départementales.
  5. Cartographier les acteurs de l’inclusion numérique : cartographie par l’Agence du numérique, lien avec l’Observatoire de la lecture publique.

À la même période, dans la mise en œuvre locale de sa Stratégie nationale pour un numérique inclusif, le Secrétariat d’État au numérique a incité les collectivités territoriales à :

  • faire participer les bibliothèques aux instances de gouvernance de la stratégie numérique au niveau régional et local ;
  • veiller à ce que les bibliothèques figurent sur la cartographie des acteurs de la médiation numérique sur le territoire ;
  • développer les synergies entre les différents acteurs de l’inclusion numérique, tout en veillant à ce que la mise en œuvre des partenariats respecte les domaines de compétences des différents acteurs et offre aux usagers et aux tutelles une gamme de services lisible.

En appui, l’État a mis à disposition des collectivités territoriales des leviers financiers pour accompagner la modernisation et la capacité d’action des bibliothèques territoriales en matière d’inclusion numérique et a prévu de :

  • renforcer l’accompagnement des collectivités par le concours particulier « Bibliothèques » de la dotation générale de décentralisation (DGD) sur les opérations numériques et informatiques, afin d’équiper les réseaux de lecture publique pour qu’ils deviennent des points d’accès et de formation au numérique. Dans ce cadre, l’État a affirmé la possibilité d’accompagner les dépenses liées à l’implantation de maisons de services au public (MSAP), devenues maisons France Service, ou à l’intégration d’espaces publics numériques (EPN) en bibliothèques ;
  • favoriser l’équipement des petites bibliothèques en milieu rural, avec l’appui des bibliothèques départementales, notamment dans le cadre des Bibliothèques numériques de référence.

D’autres moyens ont également été mis en avant pour soutenir l’action des bibliothèques en matière d’inclusion numérique :

  • renforcer l’accompagnement des DRAC en faveur de la formation des professionnels des bibliothèques au numérique ;
  • soutenir les efforts de mutualisation de la formation entre différents services, sur le modèle des formations proposées pour les MSAP/maisons France Service.

Les bibliothèques identifiées par l’ANCT pour son programme « inclusion numérique » du plan France Relance

À la suite de la concertation interministérielle menée en 2019 sur l’inclusion numérique en bibliothèque, l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) a qualifié de « lieux favorisant la montée en compétences numériques » les bibliothèques des collectivités territoriales et les a rendues pleinement éligibles au programme « inclusion numérique » du plan de relance.

Alors que les espaces de médiation numérique cherchent aujourd’hui un second souffle et que les élus sont en demande de propositions, l’ANCT a vu dans les bibliothèques l’un des réseaux structurés permettant de mettre concrètement en œuvre l’inclusion numérique, et a souhaité renforcer le rôle des bibliothèques dans la politique nationale d’inclusion numérique.

Le 17 novembre 2020, le secrétaire d’État au numérique, Cédric O, aux côtés de la ministre de la Cohésion des territoires, Jacqueline Gourault, a annoncé le financement de 4 000 postes de conseillers numériques qui travailleront pour le compte des collectivités territoriales et des structures locales privées à l’accompagnement des publics rencontrant des difficultés dans l’usage du numérique. L’État prendra en charge 100 % de leur salaire sur deux ans ou 70 % sur trois ans.

Dans le même temps, l’ANCT a mis en ligne la plateforme conseiller-numerique 10

pour mettre en contact les collectivités territoriales et les candidats aux postes de conseillers numériques. Elle entend également mettre à disposition des « kits d’inclusion numérique » et généraliser le service Aidants Connect 11, outil simple et sécurisé pour permettre aux aidants (travailleurs sociaux, agents de collectivité territoriale, etc.) de mieux accompagner les concitoyens.

Comme les bibliothèques et médiathèques sont des structures éligibles au déploiement de ce programme « inclusion numérique », le plan de relance donne ainsi l’occasion et les moyens de renforcer le rôle des bibliothèques dans la lutte contre la fracture numérique.

À l’heure où l’inclusion numérique ne recouvre pas simplement des enjeux d’accès aux droits mais aussi d’accès à la culture et à des modes nouveaux de sociabilité, les bibliothèques sont en première ligne pour répondre à ces défis, au même titre et en complémentarité avec d’autres acteurs de la médiation numérique, par la diversification de leurs missions mise en œuvre par le plan Bibliothèques.