Focus

Un entretien avec les Presses de l’Enssib

Catherine Muller

BBF : Les Presses de l’Enssib viennent de publier simultanément deux ouvrages sur le thème de l’EMI et le rôle des bibliothèques pour accompagner leurs publics dans l’évaluation de l’information. De nombreuses journées d’études et initiatives professionnelles ont également eu lieu récemment autour de ces problématiques, et pas seulement dans les milieux bibliothécaires. L’éducation aux médias et à l’information et la maîtrise des compétences informationnelles constituent aujourd’hui un fort enjeu politique, accru par le contexte numérique. Comment se positionnent ces deux ouvrages dans cette actualité ?

Catherine Muller : En effet, l’évaluation de l’information et sa fiabilité sont un enjeu majeur des sociétés de l’information en général et l’objet de recherche des SIC en particulier. Cette problématique a toujours été au cœur des missions de la bibliothèque, mais elle a été foncièrement réactualisée et bouleversée par la transition numérique qui a entraîné, en plus d’une guerre de l’attention informationnelle, une remise en cause profonde du concept d’« auctorialité » éditoriale.

Chacun de ces deux ouvrages s’en fait l’écho avec une approche qui lui est propre : dans l’ouvrage collectif dirigé par Salomé Kintz, Décoder les fausses nouvelles et construire son information avec la bibliothèque 1

, paru dans la collection bien nommée « La Boîte à outils », l’enjeu est de doter les professionnels des bibliothèques et leurs publics – universitaires comme de lecture publique – d’une solide trousse d’urgence pour désamorcer la propagation de la désinformation. Y sont ainsi proposées aussi bien des méthodes pour identifier les symptômes que des initiatives de terrain – « Chasseur de fake », Ateliers infox, Fabrique de l’info – pour permettre aux internautes du 21e siècle d’acquérir de nouvelles compétences, de comprendre et déconstruire les mécanismes de l’infox, en les invitant à distinguer science et croyance.

L’ouvrage dirigé par Sophie Jehel et Alexandra Saemmer, paru dans la collection « Papiers », interroge et replace pour sa part le phénomène des « fake news » dans le contexte sociologique des jeunes générations hyperconnectées, qualifiées de digital natives, en proposant une réelle Éducation critique aux médias et à l’information en contexte numérique 2

à l’intention des enseignants et des acteurs de la médiation pédagogique. L’analyse des usages et des pratiques numériques des adolescents révèle un paradoxe à intégrer dans les pédagogies de décryptage de la désinformation. Entre une aisance relative avec les outils numériques et une méconnaissance des logiques informationnelles algorithmiques construites sur des ressorts affectifs, c’est toute une culture de l’information fondée par un regard critique sur l’analyse des contenus qui est à (re)construire. Comment apprendre quand l’information submerge l’apprenant ?

BBF : Ces deux publications accordent une attention particulière au public adolescent. La maîtrise de l’information et le décryptage du paysage médiatique semblent aujourd’hui un enjeu central dans la formation des individus. La place de ces publics vous semble-t-elle bien identifiée dans la réflexion des professionnels ?

Catherine Muller : La question des publics adolescents est, vous avez raison de le souligner, centrale et prioritaire dans cette crise de l’information, entre autres parce qu’elle est à mettre en relation avec celles de l’auctorialité et de la traditionnelle caution de l’information qui ont marqué les générations précédentes, dont étaient autrefois garantes les institutions. Cette génération hyperconnectée fait l’objet de nombreux travaux de recherche et de publications parmi les professionnels de l’information et de l’éducation, le réseau Canopée et des CDI, ainsi qu’en témoignent par exemple l’ouvrage d’Anne Cordier, Grandir connectés : les adolescents et la recherche d’information 3

, paru en 2015, les publications de Sophie Jehel 4 ou encore les travaux d’Elie Allouche sur les humanités numériques et l’éducation 5 pour l’enseignement supérieur. Il est d’ailleurs étonnant de mettre en perspective ces travaux. Si l’ouvrage des Presses met en lumière la défiance des digital natives devant les sources institutionnelles, l’enquête menée par Barbara Sémel dans le premier numéro de la revue Balisages, « Le rapport des étudiant.es aux sources documentaires nativement numériques » 6, montre à l’inverse que les étudiants censurent la citation de sources non institutionnelles de qualité au nom de la même partition informationnelle. L'acculturation à l'information a encore de beaux jours devant elle !

Illustration
Illustration