La diffusion numérique des données en SHS

Guide des bonnes pratiques éthiques et juridiques

par Noémie Musnik
Sous la direction de Véronique Ginouvès et Isabelle Gras
Presses universitaires de Provence, collection « Digitales », 2018, 340 p.
ISBN 979-10-320-0179-0 : 20 €

C’est un lieu commun que d’introduire le compte rendu d’un ouvrage portant sur la diffusion numérique des données de la recherche par le constat de la transformation induite par le numérique et le web dans les pratiques de recherche depuis une trentaine d’années. Et pourtant, on ne peut s’empêcher de s’étonner de la rapidité de cette transformation, qui semble se poursuivre et s’accélérer. La façon de construire le savoir a radicalement changé avec l’évolution des dispositifs de collecte, de traitement, de conservation, de publication, de partage et d’accès aux données de la recherche.

La question de la diffusion des données de la recherche pose au préalable celle de leur traitement, de leur documentarisation, de leurs conditions de conservation sur le long terme. Les chercheurs y sont aujourd’hui confrontés au quotidien, beaucoup plus qu’il y a une vingtaine d’années. Constituer, analyser, réinterroger des corpus de données (corpus aujourd’hui plus accessibles et surtout plus volumineux, plus étendus et possiblement mieux structurés) introduit de nouveaux enjeux dans la pratique du chercheur.

Que doit faire et que peut faire le chercheur quand il collecte, produit, utilise des données ? Quels sont les cadres juridiques ? Ces questions se déclinent au sujet de la diffusion des données de la recherche, mobilisant plusieurs acteurs, au-delà du seul chercheur. La diversité des acteurs impliqués sur ces sujets se retrouve dans la diversité des parcours des 35 auteurs ayant contribué à cet ouvrage collectif, dont on apprécie la présentation biographique (10 pages).

Réunissant 21 contributions, encadrées par une préface et une postface, un avant-propos et un éditorial, cet ouvrage collectif s’inscrit dans la continuité des réflexions menées par différents acteurs de la recherche dans le cadre d’un groupe de travail créé en 2011 : « Questions d’éthique et de droit pour la diffusion des données en SHS ». Animé par Véronique Ginouvès, directrice de la phonothèque de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, et Isabelle Gras (depuis 2015), conservatrice des bibliothèques au Service commun de la documentation d’Aix-Marseille Université et chargée de mission Open Access, ce groupe de travail rassemble des professionnels de l’information scientifique et des chercheurs du Réseau national des Maisons des Sciences de l’Homme (RnMSH) ainsi que des juristes. Il a donné lieu à plusieurs journées d’études et se structure autour d’une liste de diffusion et d’un carnet de recherche publié sur la plateforme Hypothèses 1 (on invite les lecteurs curieux à prolonger leur lecture en explorant les ressources et les analyses très riches publiées sur ce blog). Véronique Ginouvès et Isabelle Gras reviennent dans la postface sur l’histoire de cette somme collective et nous racontent le processus de fabrication de l’ouvrage, dont la dimension collective est sans cesse mise en avant.

« Répondre aux questions juridiques et éthiques posées par la diffusion numérique des données en sciences humaines et sociales », telle est l’ambition annoncée de cet ouvrage, qui se présente comme un guide de bonnes pratiques éthiques et juridiques. Il illustre les questions de la diffusion et de la réutilisation des données collectées, produites et traitées dans le cadre de projets de recherche en SHS, grâce à des retours d’expérience concrets. L’horizon : essayer de « trouver un cadre juridique et éthique garantissant les impératifs de protection indispensables à la recherche, tout en favorisant le mouvement de science ouverte » (p. 301). Les contributions réunies dans cet ouvrage, ancrées dans la pratique, sont très éclairantes, même si les réponses sont encore partielles, les cadres juridiques différents et parfois multiples selon la qualification des données, les contextes de leur collecte et de leur réutilisation.

L’ouvrage est organisé en deux parties. La première partie présente un état des lieux des bonnes pratiques éthiques et juridiques en matière de diffusion des données en SHS. Les règles susceptibles d’être appliquées à la diffusion des données de la recherche sont diverses : droit d’auteur, droit à l’image, droit à la protection des données personnelles, droit au respect de la vie privée, droit des archives, droit de réutilisation des données publiques. C’est là la principale difficulté : comment articuler ces différents cadres juridiques ? Le terme « données », qui recouvre des réalités très différentes selon les champs disciplinaires, ne relève d’ailleurs d’aucun régime juridique, précise la juriste Anne-Laure Stérin dans sa contribution. Les règles relatives à la production des données de recherche, à leur utilisation, à leur transmission et à leur conservation sont aujourd’hui en train de se définir. Ces dernières se précisent en fonction de la nature des données, du contexte de leur collecte, de leur production, de leur utilisation, mais aussi des acteurs et des institutions impliqués ainsi que des sources de financement du projet. Le droit comporte des zones de silence, et c’est là que l’éthique et la déontologie interviennent.

Quel cadre législatif convoquer quand on traite de données d’observation de terrain comportant des croquis dessinés par d’autres chercheurs ou quand on utilise des archives d’ethno­logues ? Comment qualifier les témoignages oraux enregistrés d’individus décédés ? Comment qualifier les données ? Marie-Dominique Mouton nous relate ainsi une expérience de valorisation (par une publication en ligne) d’archives d’ethnologues, et aborde les questions méthodologiques et éthiques posées par l’exploitation et la réutilisation des matériaux de terrain.

Ces différents questionnements se retrouvent dans la plupart des contributions de l’ouvrage, ce qui en fait la richesse et le principal intérêt. Trois exemples encore : la contribution de Lionel Maurel selon lequel le concept de science ouverte implique un changement de paradigme pour l’activité scientifique, avec l’ouverture des publications issues du processus de recherche et celle, par défaut, des données. Signalons également le texte de Jean-François Bert, « Pratiques d’archives », qui explore et interroge cette notion d’archives de la recherche de façon très stimulante, ou encore celui d’Émilie Debaets, qui creuse la contradiction entre protection des données personnelles et liberté de la recherche, dans un domaine qui tend à se développer : l’exploitation des traces numériques en sciences sociales.

La deuxième partie, intitulée « Comment diffuser les données en SHS ? », est composée de trois chapitres, rassemblant chacun plusieurs contributions. Le premier porte sur les archives orales, les témoignages, les entretiens, les archives sonores. Le deuxième aborde sous différents angles la question des données dites « sensibles » : comment traiter les problématiques d’anonymat et de confidentialité des jeux de données d’enquêtes qualitatives (projet beQuali) ? Philippe Mouron met en évidence les contradictions existant entre la liberté de la recherche et des chercheurs et le respect du droit d’auteur, en cherchant des solutions dans le cadre juridique nouveau posé par la loi pour une République numérique. Enfin, le troisième chapitre explore et interroge l’évolution du droit en matière de numérique et invite à adopter une posture critique vis-à-vis des textes juridiques, quand ils entrent en contradiction avec l’éthique du chercheur.

On voit, parmi ces exemples, que le discernement, le jugement et la liberté des différents intervenants (celui qui conduit l’entretien ou construit le contexte de la collecte des données, celui qui est interviewé ou la personne dont on collecte des données, les utilisateurs secondaires) sont tout à la fois convoqués dans la production mais aussi dans la diffusion des données et dans leur exploitation. Que peut-on faire ? Que doit-on ou qu’a-t-on le droit de faire ? Comment le faire ? Quels sont les objectifs de la démarche a priori ? Quels critères retenir ? La bonne solution mobilise ainsi tout à la fois l’expérience des chercheurs et des acteurs de la recherche plus largement, leur savoir-faire, les règles de droit, leur déontologie, les normes sociales en cours, leur tempérament (prudence ou goût du risque).

Les contributions réunies dans cet ouvrage peuvent se lire de façon indépendante les unes des autres. Ce livre est peut-être moins un guide de bonnes pratiques (il serait prématuré de dresser un glossaire, des schémas directeurs, une méthodologie, sur ces nouveaux chantiers qui posent encore de nombreuses questions) qu’un ouvrage collectif rassemblant des réflexions ancrées dans la pratique de la part de celles et ceux qui sont ou ont récemment été confrontés à ces questions et impliqués dans un projet concret de diffusion de données de recherche en SHS.

Enfin, quelques remarques sur la forme : on peut regretter la table des matières un peu confuse, avec un découpage en parties et chapitres qui n’est pas très clair à la première lecture ; la bibliographie 2  (importante, 22 pages), dont une présentation par contribution aurait été plus facile à prendre en main pour le lecteur et qui n’est pas accessible dans la version en ligne – ce qui n’enlève rien à l’utilité ni à la nécessité de cette publication. Incontournable pour tous ceux qui envisagent de se lancer ou qui sont impliqués dans un projet de diffusion des données, elle vient nourrir les réflexions et présente des expériences concrètes, qui éclaireront leur démarche en SHS.

Signalé dans les ressources du site Ouvrir la science 3, l’ouvrage a été publié en octobre 2018 aux Presses universitaires de Provence et l’ensemble des contributions est en accès ouvert. Recensées sur l’archive ouverte d’Aix-Marseille Université , les auteurs ont été autorisés à diffuser immédiatement la version éditeur de leur texte sous licence CC-BY. L’ouvrage complet sera par ailleurs prochainement accessible sur OpenEdition Books, une politique intéressante des Presses universitaires de Provence en matière de diffusion en accès ouvert, de surcroît cohérente avec le propos de l’ouvrage, qui méritait d’être soulignée.