Diversification des pratiques musicales

Regarder, écouter, voir, créer…

Joseph Ghosn

L’ère du numérique a contribué à diversifier de manière spectaculaire les pratiques liées à la musique : prolifération des documents consultables sur YouTube, multiplication exponentielle des fichiers MP3, dématérialisation, capacités de stockage quasi infinies… Les technologies actuelles contribuent à une véritable surabondance musicale qui finit par nuire à sa qualité et son originalité d’écoute, mais relançant aussi dans le même temps des formes inédites de redécouvertes du patrimoine musical et de l’expression critique des opinions.

The digital era has led to a spectacular diversification of music practices, with ever more recordings available on YouTube, an exponential increase in MP3 files, dematerialised formats, and almost limitless storage capacity. Modern technology has led to the ready availability of music to the point of threatening quality and the originality of the listening experience, but it has also made rare content available as never before and made it easier than ever to exchange critiques and opinions.

Dans les années 1980, plusieurs émissions de télévision provoquèrent une petite révolution auprès des adolescents en France : Les enfants du rock, Platine 45 ou encore Rock Report et Rapido avaient au cœur de leur programmation la diffusion de vidéo clips musicaux. Basés sur le modèle américain de la chaîne MTV, entièrement fondée sur le passage en boucle de ces mêmes vidéos alternées avec des émissions consacrées à la musique, ces programmes mettaient le doigt sur quelque chose de neuf dans la façon d’écouter la musique.

YouTube – écouter voir

La musique pouvait aussi désormais se regarder, avant même d’être achetée ou entendue sur une radio, une bande FM, comme il en avait alors émergé un certain nombre. La musique, donc, pouvait être vue, correspondait à des images, et en cela, les années 1980 représentaient une étape décisive dans cette façon de considérer la pop et la musique en général. Une façon qui, évidemment, remontait aux Scopitones et vidéos plus ou moins bricolées dès les années 1960, ainsi qu’aux grandes émissions de variété des années 1970. Musique et image, donc, entretiennent correspondances et échanges – et l’on a longtemps cru que la vidéo serait un moyen de promotion décisif pour la musique. Le clip Thriller de Michael Jackson, avec sa débauche d’effets spéciaux, était bien destiné à cela : faire parler d’un disque.

Trente ou quarante ans plus tard, le rapport entre musique et images a été entièrement bouleversé par le numérique, du fait notamment de l’apparition d’un site entièrement dévolu à la vidéo, un site de partage, dont la définition oscille entre la foire d’empoigne, la bibliothèque universelle et le réseau social.

Ce site, YouTube, est arrivé en février 2005, fondé par trois jeunes gens employés auparavant de PayPal, autre site connu pour être un moyen de paiement en ligne. Google l’a racheté en 2006. Le site est connu pour les vidéos qu’il héberge et qui sont postées par des anonymes ou des professionnels. Le champ qui leur est laissé est si vaste que l’on peut trouver sur le site à peu près tout et n’importe quoi : vidéos d’archives reprises à partir de vieilles VHS, clips récents et officiels, captations sauvages de concerts faites sur des téléphones… Mais aussi, sous couvert d’une vidéo faite à partir de quelques images à peine mouvantes, des albums mis là dans leur intégralité. De sorte que, via YouTube, le rapport à la consommation de musique a changé du tout au tout : le site, loin d’être le simple lieu d’hébergement de vidéos personnelles qu’il prétendait être, est devenu peu à peu une vaste alternative à ce qu’est un disquaire : les mélomanes peuvent y trouver, sous réserve qu’ils aient une tolérance envers les qualités de sons souvent médiocres, à peu près tout ce qu’il est possible de chercher. C’est ainsi que l’on peut y voir des documents sortis des archives de l’INA (on songe par exemple à l’émission des années 1960 et 1970, Pop 2, qui a filmé des groupes d’avant-garde en concert à Paris, comme Can, Soft Machine ou une éphémère mais légendaire reformation d’une partie du Velvet Underground au Bataclan parisien…).

On peut y regarder aussi des vidéos montées par des particuliers autour de leurs morceaux préférés. À moins que ce ne soit des vidéos officielles de morceaux sortis, par exemple, dans les années 1980 mais qui, une fois leur actualité de sortie passée, auraient été mis aux oubliettes de l’histoire – si YouTube n’avait pas été là pour les recueillir.

Partant, le vaste succès de ce site a modifié les habitudes en ce sens qu’il est devenu un lieu de destination. Destination pour ceux qui, durant un concert, profitent de la caméra de leur téléphone portable pour filmer un extrait de musique, quasi immédiatement mis en ligne, sans aucune autre forme de sélection ou de montage. Destination aussi pour ceux qui cherchent à écouter un morceau qu’ils n’ont pas dans leur discothèque (réelle ou virtuelle). Destination, enfin, pour ceux qui n’ont pas d’autres lieux pour s’exprimer ; YouTube, en ce sens, est devenu une plateforme idéale pour poster sa propre musique, qui, accompagnée d’images, a autrement plus de résonance que lorsqu’elle est simplement instrumentale.

Pour certains, cela a été une aubaine : Lana Del Rey, chanteuse américaine pop, a connu le succès grâce à YouTube. Après des débuts plutôt désastreux dans l’industrie du disque, la chanteuse a créé ses propres clips à partir d’images trouvées sur le Net. L’un d’entre eux, Video Games, a eu tant de retentissement parmi les internautes de YouTube, qu’il a lancé la carrière de la chanteuse. Celle-ci avoue que ce morceau, bricolé dans sa chambre sur son ordinateur et les outils embarqués dans celui-ci, était le nième d’une série. Pourquoi celui-ci a-t-il pris plus que les autres ? Sans doute grâce à une combinaison efficace entre la musique et des images qui mêlent imaginaire rétro et imagerie people trash contemporaine (on y voit à la fois des archives des années 1960 et des images de personnalités suivies par les médias aux abords d’un des hôtels les plus prestigieux de Los Angeles, le Château Marmont). Même si, au fond, il y a quelque chose de l’ordre du cercle vicieux : puisant ses images sur internet, Lana Del Rey construit un clip qui plaît à ceux qui scrutent le Net. YouTube, c’est bien cela : une bibliothèque, une réserve de matières premières visuelles et un gigantesque laboratoire de création, aussi.

MP3 – le support sans la matière

Avant toute chose, il ne faut pas oublier une évidence : le MP3 est un format – presque comme un autre. Et dans la longue histoire de la musique enregistrée qui se déroule tout au long du XXe siècle, il n’est au fond que l’aboutissement d’une recherche constante, consistant à aller à la fois vers davantage d’espace de stockage et davantage, aussi, de fidélité au son. Ainsi, du cylindre au 78 tours, puis aux diverses versions du vinyle (45 tours, 33 tours), de la cassette, et ce, jusqu’au CD, tout peut être regardé et analysé comme une longue progression vers la numérisation.

L’aboutissement du CD était déjà, dans les années 1980 et 1990, une forme ultime de représentation et de consommation de la musique. Le CD provoquait des discours sur la qualité du son, sur le temps d’enregistrement disponible, supérieur à tout ce qui l’avait précédé (mis à part la cassette audio, qui pouvait s’étirer jusqu’à 90, voire 120 minutes, alors que le CD audio ne dépassait jamais les alentours de 70 à 80 minutes) et l’espace réduit qu’il impliquait. D’un coup, la musique devenait moins imposante : le format était une fraction de celui des 33 tours vinyles. Elle devenait aussi moins physique : le vinyle était gravé, on pouvait voir les sillons correspondant à la musique, à ses variations et tonalités (selon l’écart des sillons d’un vinyle, on peut « lire » les variations de notes graves d’un passage à l’autre), à sa progression temporelle – le vinyle correspondait en quelque sorte à un territoire, une carte quasi physique sur laquelle on pouvait regarder le bras de la platine se déplacer. Le CD, au contraire, ne donnait plus rien à voir. Surface argentée plane, formant un miroir là où le vinyle renvoyait une image plus accidentée, platine fermée, informations gravées mais invisibles – tout, déjà, y pointait vers quelque chose d’immatériel, donnant à la musique des airs un peu plus fantomatiques, un peu moins présents physiquement. Jusqu’à la pochette, réduite, encastrée dans un boîtier plastique réduisant à néant les efforts de design de certaines couvertures de vinyles, devenues, au fil du temps, des œuvres quasi à part entière (il existe des catalogues entiers consacrés aux disques faits par des figures de l’art moderne ou de l’art contemporain – presque tous mentionnent uniquement du vinyle…). Le CD, en quelque sorte, a ouvert la voie vers une musique moins ancrée dans le physique, tendant déjà vers l’immatériel.

De fait, l’invention du MP3, débutée par des recherches dès les années 1980 et officialisée dans les années 1990, a donné lieu à l’arrivée d’un format différent – un format sans support physique. Le MP3 est en effet un standard de compression des données, qui les rend suffisamment légères pour être stockées, en quantité, dans le disque dur d’un ordinateur : en résumé, le MP3 est un fichier (comme l’est un document de traitement de texte Word, par exemple) que l’on peut stocker et utiliser depuis un ordinateur. Et à partir du moment où les ordinateurs ont été connectés entre eux, il est devenu aisé d’imaginer que la musique numérisée pouvait être facilement échangée, sans autre forme de procès ou de questionnement. Un fichier, après tout, a bien moins de valeur qu’un objet imprimé, édité ou assemblé officiellement.

De sorte que le MP3 a permis la mise en place de systèmes d’échange entre utilisateurs mélomanes (les peer-to-peer qui défrayèrent la chronique au début des années 2000 avec notamment des sites ou programmes informatiques permettant la mise en liaison d’ordinateurs distants comme Napster, inauguré en 1999). Ils ont aussi permis la mise en place de l’idée que la possession de musique pouvait passer par la gratuité : cette idée était présente entre cercles d’intimes s’échangeant des cassettes enregistrées par l’un pour l’autre, mais elle est devenue quasi globale avec le MP3 et la naissance de la pratique du téléchargement. Télécharger, en quelque sorte, est devenu si facile et si simple qu’il n’y avait plus de raison de devoir acheter un disque. Question d’éducation ? Sans doute, mais aussi question de vitesse : le MP3 et son usage ainsi décrit, comme facilitateur d’échanges, se sont installés si vite qu’il était impossible de les arrêter. Et encore moins de stopper la philosophie les portant.

Cloud – la musique sur un nuage

Avec le MP3, l’idée de stocker la musique dans le disque dur d’un ordinateur s’est imposée très vite. Comme si l’on dématérialisait toute une collection de disques – CD ou vinyles – pour en faire des données informatiques à disposition d’un clic de souris. Partant de cela, il est devenu aisé de stocker de la musique. Pour autant, l’immatérialité associée au MP3 a aussi donné naissance à l’idée que la musique n’a pas besoin d’être stockée chez soi. Comme si, d’un coup, l’idée d’une bibliothèque que l’on construit dans son intérieur n’avait plus lieu d’être. Le nuage, le « cloud », qu’est-ce que c’est ? Une façon de stocker de la musique ailleurs, dans un endroit tiers, qui est accessible via plusieurs outils (ordinateur, téléphone, tablette) et qui est aussi un endroit auquel d’autres ont accès. En cela, un site comme Bandcamp est un exemple frappant : il est utilisé par des groupes et musiciens pour mettre en vente leurs productions. Celles-ci peuvent y être vendues sous toutes les formes possibles : vinyles, CD ou MP3. Mais, quel que soit le support choisi, une application dérivée du site, disponible pour les téléphones et tablettes, permet d’avoir accès (tant que votre téléphone est connecté à internet) aux musiques achetées. Plus besoin de stocker quoi que ce soit : la musique existe ailleurs, mais on y a accès parce qu’on l’a achetée. Le site et son application proposent par ailleurs des suggestions pour trouver des musiques qui correspondent aux goûts de ses utilisateurs. Ces suggestions sont basées sur ce qui a été acheté et écouté, mais aussi sur la possibilité de suivre d’autres utilisateurs du site, d’être au courant de leurs achats et de se retrouver ainsi au cœur d’une communauté d’influences.

Un autre site, SoundCloud, permet, lui, de mettre en ligne des morceaux immédiatement disponibles à l’écoute. Pensé comme un réseau social musical à l’usage principal des musiciens, il permet de se créer un profil, suivre des artistes, créer des listes d’écoute, pointer les morceaux favoris, etc. En somme, il permet de se constituer en ligne une forme de discothèque personnelle, modulable à loisir et elle aussi disponible à l’écoute dès lors que l’on a un appareil connecté à internet. En quelque sorte, le cloud et ses sites dérivés permettent de penser la musique différemment : sur SoundCloud, elle est gratuite d’office, et la pratique du site fait songer à la visite d’un magasin de disques à distance. Sur Bandcamp, la musique est payante, mais néanmoins très souvent écoutable avant l’achat. Là encore, l’impression est forte d’être chez un disquaire à distance, mais qui permet tout de même d’emporter des artefacts musicaux avec soi. Plus besoin, au fond, de télécharger : la musique, sur un nuage, est toujours accessible. Et il y en a plus que de raison.

Surabondance – un trop-plein de musique ?

D’un strict point de vue d’écoute musicale, les dix ou quinze dernières années ont été marquées par une surabondance de disques produits. D’abord grâce au développement de l’informatique musicale, qui a permis de mettre à disposition des amateurs de tout niveau des outils d’une grande performance (par exemple les logiciels comme Ableton Live ou Logic Audio). Ceux-ci permettent, sur un ordinateur lambda, de maîtriser toute la chaîne de production d’un morceau : prise de son, production sonore, mixage, mastering, remixes… Là où il était nécessaire de disposer de studios professionnels imposants, l’essor de la musique sur ordinateur a permis de passer à un mode de production plus intime. L’arrivée des sites de mise en ligne de morceaux, des réseaux sociaux dédiés à la musique (comme MySpace) a été l’occasion d’ajouter un nouveau maillon à la chaîne musicale : celle de l’édition en ligne. Au lieu de graver un vinyle ou un CD, il est devenu plus simple et immédiat de mettre en ligne les morceaux dès lors qu’on les considère prêts à être écoutés. Certaines applications sont même directement liées à des sites : sur iPad, l’application iMS20, qui reproduit un synthétiseur mythique des années 1970, donne la possibilité de mettre en ligne tout ce qui a été conçu dans l’appli sur SoundCloud, qui devient pour le coup le récipiendaire de toutes sortes de créations musicales, à divers degrés d’aboutissement.

Cette mise à disposition des outils et l’ouverture des possibles ont fait que les morceaux disponibles sont de plus en plus nombreux, qu’il est aisé d’écouter de la musique gratuitement à tout moment, en choisissant ce que l’on souhaite entendre (contrairement à la radio traditionnelle qui, gratuite à l’écoute, impose son propre rythme et sa programmation). Partant de cela, il devient notoire que la musique est de plus en plus omniprésente, à chaque instant et notamment sur tous les écrans (plutôt que sur les chaînes hi-fi ou baladeurs personnels) : là où il était difficile d’avoir accès à de la musique, au bureau par exemple, il devient fort aisé désormais d’en écouter, du fait que le même outil, l’ordinateur, sert aussi bien à travailler qu’à chercher et écouter de la musique. Celle-ci est ainsi devenue une bande-son permanente. Un bruit de fond ? À force de la voir surabondante, il est tentant d’appliquer à la musique la loi de la courbe de Laffer, cet économiste qui avait théorisé que « trop d’impôt tue l’impôt » : ce trop de musique ne tuerait-il pas la musique ? Ou plus exactement, la musique n’a-t-elle pas perdu, à force d’être partout et hyper-disponible, son pouvoir de distinction, sa capacité d’identification et ses aspects politiques qui en étaient des éléments majeurs, notamment pour les divers mouvements de jeunesse qui ont adopté des genres musicaux comme emblème (le rock dans les années 1950 et 1960, la techno dans les années 1990, etc.) ? À cette question, le journaliste et critique musical Didier Lestrade, ancien chroniqueur pour le quotidien Libération, semblait répondre par l’affirmative à l’occasion d’une interview donnée au magazine Usbek & Rica, en mai 2014 : « Avant, la musique était foncièrement politique. Elle était l’outlet définitif de la contestation sociale parce qu’elle a toujours eu un pouvoir d’identification beaucoup plus important que d’autres arts comme le cinéma ou la littérature. D’ailleurs, dans les années 1980, les gays n’avaient pas bien mesuré à quel point la dance music était la musique de la communauté. C’est elle qui permettait de se rencontrer, de créer une identité forte. Mais les échecs politiques successifs du rock, du punk, du reggae et de la house, des mouvements qui étaient tous porteurs, à leur manière, d’une forme de rêve et d’utopie, ont détruit cette dimension contestataire de la musique. Voilà, c’est fini quoi ! La musique ne sera plus jamais le vecteur du changement social. Je pensais vraiment qu’avec la crise de 2008 allait émerger une musique de protestation. Mais rien de tout ça n’est apparu : il n’y a eu aucun leader, aucun discours marquant, le mouvement Occupy et celui des Indignés n’ont pas eu de traduction musicale. Et ça, c’est une première dans l’histoire de la musique… »

Rééditions – la redécouverte du monde

Quand tout est disponible en quelques clics, quand vous pouvez télécharger en quelques minutes l’intégrale de Led Zeppelin ou David Bowie, que reste-t-il vraiment à écouter ou découvrir ? C’est sans doute grâce à cette forme de vide que d’autres musiques ont surgi via l’essor d’internet et du tout numérique. Des musiques insoupçonnées qui se sont retrouvées au même plan que d’autres, bien plus connues : des musiques permettant de repenser la chronologie de l’histoire de la pop ou encore de refaire la géographie de la musique. Ainsi, dans les genres les plus pointus, des blogs ont permis d’écouter, en mettant en ligne de manière systématique, quoique pirate, des albums tout à fait méconnus d’artistes qui l’étaient tout autant. Ainsi, Mutant Sounds a longtemps été un lieu de rendez-vous pour les accros aux musiques expérimentales qui y ont découvert plusieurs raretés. De même, Analog Africa a été un blog (depuis, c’est devenu aussi une maison de disques) qui a permis de faire écouter des musiques faites en Afrique à diverses époques et jusque-là totalement ignorées des publics et critiques occidentaux. L’internet, et la facilité qu’il donne à transmettre et partager immédiatement, ont fait que ces musiques, longtemps quasi clandestines, se sont retrouvées à la lumière du jour, commentées sur des blogs, montrées sur Facebook, etc. De sorte qu’un vaste programme de rééditions a vu le jour comme en réaction aux blogs : en 2014, le nombre de nouveaux disques qui sont, en fait, des ressorties de raretés des années 60, 70, 80 ou même 90, est impressionnant et fait figure de segment très dynamique d’un marché que l’on dit en crise. Surtout, ces rééditions permettent de réévaluer l’histoire musicale, notamment celle de la pop et de découvrir des traditions musicales ignorées, de dresser des correspondances entre les genres, les moments et les pays : ce qui donne l’occasion de redécouvrir le monde, d’en dessiner autrement les contours musicaux, de dresser une cartographie mentale de la musique tout à fait inédite.

Anachronismes – la musique n’a plus de sens

Découvrir la musique s’apparentait à un jeu de piste : entendre un artiste que l’on trouvait attractif entraînait souvent une multiplicité de démarches poussant vers la découverte de l’histoire, du parcours, de la discographie et de la chronologie. Partant, des ramifications se laissaient apercevoir et d’autres histoires venaient s’inscrire parallèlement à d’autres, des liaisons se faisaient et une histoire s’écrivait, menant, par exemple, du rock psychédélique américain des années 1960 à la new wave anglaise des années 1980 en passant par le krautrock des années 1970 ou le punk paneuropéen de la même période. Désormais, la découverte se fait différemment : il suffit d’un nom d’artiste pour chercher sur Google ou sur des moteurs de recherche plus pointus encore, la façon la plus simple de télécharger l’ensemble de son œuvre et de la stocker en attendant de pouvoir trouver le temps de l’écouter en entier. Ainsi, en peu de temps, il est devenu possible de télécharger des pans entiers de l’histoire de la musique. De la même façon, regarder une vidéo sur YouTube entraîne, via les liens proposés par le site, à écouter et regarder d’autres vidéos : on zappe ainsi d’une histoire à l’autre, sans se soucier au fond de connaître les dates, ni de savoir replacer les choses dans le temps, c’est-à-dire dans une perspective chronologique. Ce qui occasionne une perte des repères et une forme d’anachronisme puisque tout se mélange et que, au bout d’un certain nombre de morceaux écoutés en passant rapidement de l’un à l’autre, il devient difficile de se repérer dans le temps, de savoir dater les sons. Au bout du compte, cela provoque sans doute aussi une diachronie, voire une uchronie, comme dans les romans de Philip K. Dick, c’est-à-dire une vision de l’histoire entièrement modifiée, remodelée où tout se confond, et cela parce que les éléments du passé sont perçus différemment. Découvrir la musique en 2014, c’est avoir la certitude de pouvoir tout écouter sans restriction. C’est aussi être soumis à la possibilité de s’y perdre entièrement, de toutes les façons possibles.

Le culte de l’objet – Vinyles ou cassettes

Dématérialisation ? La vérité n’est pas pleinement contenue dans ce mot. Comme par un magique retour de balancier, la dématérialisation a pris la place des CD mais n’a pas entamé l’aura du format précédent, le vinyle. Au contraire : depuis quelques années, les 33 tours (et les 45 tours aussi) reviennent en force, font partie des objets musicaux les plus consommés. Et il s’agit bien là de consommation. On dit que près d’un quart des acheteurs actuels de vinyles n’auraient même pas de platine chez eux pour les écouter. Il y a bien, sur une grande partie des vinyles, un lien fourni lors de l’achat permettant de télécharger les morceaux et de les avoir ainsi en MP3. Mais ce n’est pas ce qui explique entièrement l’amour jamais démenti pour le vinyle qui charrie en lui quelque chose de plus profondément artistique et humain que le CD. La grandeur de sa pochette lui confère les atours d’un petit canevas de 30 cm sur 30, et tout au long de son histoire plusieurs designers ou artistes en ont fait usage pour créer des formes singulières : on pense à la fois aux pochettes du label de jazz Blue Note et à celles créées par Andy Warhol… Le vinyle, donc, n’en finit pas de revenir et, avec lui, des fantasmes audiophiles apparaissent nettement : on redécouvre les platines vinyles (des sites spécialisés publient régulièrement des comparatifs entre les marques et modèles), on loue les amplis à lampe au son plus chaleureux, etc. Et, de façon concomitante, la cassette audio a aussi fait sa réapparition. De nombreux labels proposent des albums inédits de nouveaux artistes uniquement dans ce format-là, le plus souvent édités à peu d’exemplaires, et très vite épuisés. Ce qui séduit dans cet objet pourtant aux antipodes du MP3, c’est sans doute l’écoute qu’il propose : une fois la cassette mise dans le lecteur, il est difficile de zapper, de passer automatiquement au morceau suivant. L’écoute est en quelque sorte forcée, on est obligé de se poser le temps du défilement de la bande. Ce qui séduit aussi, c’est sans doute la grande facilité à produire les cassettes : coûts peu élevés, possibilité de faire presser autant (c’est-à-dire, le plus souvent, aussi peu) d’exemplaires que souhaités, prix de vente très bas (en comparaison aux vinyles, dont les prix explosent)…

Et puis, évidemment, vinyles et cassettes permettent à leurs possesseurs d’affirmer un certain snobisme inhérent à la musique. Là où, par le passé, on se distinguait par les groupes que l’on connaissait et qu’on avait eu la chance d’écouter, la distinction se fait désormais par la possession d’objets musicaux aux tirages limités, qui définissent par rapport à l’extérieur votre personnalité musicale bien mieux qu’une bibliothèque de MP3, par nature disparate, volatile, socialement invisible.

La critique ou l’opinion – tout le monde
a quelque chose à dire

L’apparition des premiers blogs musicaux a été l’opportunité de découvertes dans plusieurs genres. L’apparition ensuite, au début des années 2000, de sites comme l’Américain Pitchfork a été l’occasion de faire lire des voix différentes sur la musique, qui n’avaient pas pour elles le support du magazine imprimé mais toute la latitude d’un écran – avec, souvent, le ton d’un fanzine amateur. En 2014, les sites spécialisés se sont professionnalisés, ont trouvé un ton adéquat et des armes critiques bien à eux (il suffit de lire Pitchfork pour comprendre que le site défend une ligne) tandis que les blogs ont conservé une écriture plus infantile, de fans plus ou moins enflammés. Entre eux, le fait est que la parole s’est libérée, que l’écriture sur la musique s’est déliée. Sans trouver pour autant des « auteurs » comme il a pu y en avoir dans les magazines rock des années 1970 (Rolling Stone aux États-Unis, Rock & Folk en France, NME ou Melody Maker au Royaume-Uni), la critique musicale s’est affirmée à la fois plus érudite (pour correspondre aussi à l’époque et au déferlement des disques), plus rapide (il faut parfois savoir écrire plus vite que son ombre à propos de disques qui sortent sans être annoncés), plus éclectique dans son écoute (l’époque, encore, veut que l’on écoute de tout et non plus une ou deux catégories déterminées). Et puis, entre la critique et les blogs, s’est développée, à travers les réseaux sociaux et les commentaires ouverts sur certains sites, une voix nouvelle, celle de l’opinion. Chacun peut exprimer son avis, dire ce qu’il pense de tel ou tel disque. Et le faire en peu de signes (Facebook et Twitter privilégient cela) pour frapper le plus fort.

De sorte que désormais, l’opinion qui circule sur Facebook ou ailleurs est partie intégrante de l’avis exprimé sur un disque, au même niveau que celle du travail d’un critique. Parce que le lecteur internaute reçoit les deux en même temps, sur son écran. Comment faire la distinction lorsque l’on est pressé, sollicité par divers autres sites, autres écrans ? Difficile pour la critique de se trouver une place comme celle qu’elle avait. Du coup, elle devient aussi un outil de sélection, de curation : grâce à sa ligne éditoriale, le site Pitchfork est devenu l’organisateur d’un festival de renom (américain et français) en adéquation avec la musique qu’il défend. On y entend les groupes à propos desquels on peut lire de longs textes sur le site. Un modèle qu’avait trouvé en France le magazine Les Inrockuptibles, qui avait, dès ses débuts, organisé un festival pour se faire connaître. Pitchfork a adopté le même principe, non pas tant pour se faire connaître, mais pour faire en sorte que sa voix se distingue au sein des océans numériques de prises de paroles à propos de la musique.

Les marques en musique – faire œuvre de diversification

Depuis l’apogée du numérique, plusieurs verrous ont sauté. Notamment ceux liés à la façon de gagner de l’argent en étant musicien. Désormais, le concert est privilégié : les cachets y sont plus élevés, et les groupes peuvent y vendre leur merchandising (tee-shirts, disques, etc.). L’association avec des marques, longtemps honnie, est désormais de mise. Parce que certaines marques (dans l’industrie, les services, les télécoms, le luxe) voient encore dans la musique une occasion de toucher un public jeune, prescripteur, etc. Et, comme la musique a aussi beaucoup été vidée de son sens politique, elle n’a plus en elle les traits de la subversion – elle est désormais plutôt politiquement correcte : qui se battrait encore lors d’un concert comme à l’époque du punk ? Dans le genre, la marque de boissons énergisantes Red Bull a conçu la Red Bull Music Academy, événement annuel réunissant des élèves musiciens triés sur le volet, qui sont formés par des professionnels, ont accès à des studios spécialement montés pour eux, avec du matériel haut de gamme ou vintage et rare. En même temps, la marque organise des concerts dans tous les genres durant tout un mois. Les éditions 2013 et 2014 ont eu lieu à New York. À Paris, la marque a construit un studio dans ses locaux : équipé en instruments et machines pointues (la table de mixage est l’une de celles ayant servi au mixage de l’album Nevermind de Nirvana…), il est accessible sur invitation de la part de son curateur. Les musiciens invités y passent du temps gratuitement, en échange de quelques photos ou vidéos postées sur les réseaux sociaux – et sans réelle mise en avant de la marque. Cela a donné naissance à des disques – soit via l’utilisation d’enregistrements faits dans ce lieu pour des disques prévus par ailleurs (l’album de Joakim Tropics of Love a été fait là en partie), soit pour des créations ad hoc (l’album Yesterday, Today, Tomorrow, Forever de l’Anglais Trevor Jackson a été fait sur place et vendu lors d’une exposition tenue dans la galerie de Red Bull, à une porte du studio…). Tout cela donne lieu à la création de musiques ou de documents sur la musique singuliers, ne serait-ce que par le fait qu’ils n’auraient pu exister autrement. Ni à une autre époque. L’avenir de la musique n’est pas en train de se dessiner, il est déjà là.