Femmes, pouvoir et bibliothèques

Laurence Rey

Le cycle de conférences professionnelles organisées à la bibliothèque Buffon de la Ville de Paris par le Centre de documentation sur les métiers du livre, en partenariat avec l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, est l’occasion de faire connaître les mémoires d’élèves conservateurs les plus stimulants.

Une table ronde intitulée « Femmes, pouvoir et bibliothèques » a ainsi permis de confronter le 14 octobre dernier l’analyse de Séverine Forlani, ancienne élève conservateur désormais en poste à la Bibliothèque nationale de France, à l’expérience professionnelle de Catherine Aurérin, responsable du service des littératures étrangères du même établissement, et membre de l’Institut Émilie du Châtelet  1

Une histoire des femmes en bibliothèque

Le mémoire soutenu par Séverine Forlani en janvier 2010 en vue de l’obtention du diplôme de conservateur de bibliothèque portait sur l’accession des femmes aux hautes fonctions dans les bibliothèques françaises  2. Depuis quand les femmes sont-elles présentes en bibliothèque et dans quelles proportions ? Comment vivent-elles leur place en bibliothèque ? Le sujet de la présence et du poids des femmes dans les bibliothèques françaises a suscité peu d’intérêt depuis une trentaine d’années.

Jusqu’au XIXe siècle, les bibliothèques ont été majoritairement tenues par des hommes. Avec l’ère industrielle, le développement des emplois de service et l’élévation du niveau d’instruction des femmes ont rendu socialement acceptable le travail féminin dans des domaines dans lesquels pouvait s’exercer leur « maternité symbolique  3 », comme l’enseignement ou l’assistance aux autres. Alors que le métier s’ouvrait aux femmes, à l’instar de l’École des Chartes, il perdait de son lustre, le bibliothécaire n’étant plus l’érudit d’autrefois. Si ce mouvement s’est accéléré pendant la période de l’entre-deux-guerres, le nombre de femmes employées dans les bibliothèques a varié en fonction du type d’établissement. En effet, on comptait un nombre de femmes relativement important en lecture publique, alors qu’elles n’accédèrent aux bibliothèques universitaires puis, en dernier lieu, à la Bibliothèque nationale, que de manière plus tardive.

Les inégalités salariales entre hommes et femmes bibliothécaires ont été relevées aux États-Unis dès le XIXe siècle. Une étude de l’Ifla, portant sur la fin des années 1990, a fait un constat identique. Certes, en France, le statut de la fonction publique a protégé les femmes de discriminations trop criantes, mais les professions féminisées sont généralement perçues comme étant dévalorisées. C’est justement cette dévalorisation de la profession, qui n’est pas en rapport avec le niveau de compétence des femmes, qui a permis l’accès massif de ces dernières aux fonctions de la bibliothèque.

Catherine Aurérin a insisté sur l’intérêt pour la profession de cette étude statistique sur l’entrée des femmes en bibliothèque, question laissée en sommeil depuis l’article de Geneviève Boisard  4.

Le corps des conservateurs et l’inégalité des sexes

L’absence de données chiffrées sur les inégalités entre hommes et femmes dans les professions des bibliothèques depuis 1975  5 a été soulignée. En 2008, les femmes constituaient 68 % des agents de l’État de la filière des bibliothèques, mais ce chiffre mérite analyse. À l’aide de statistiques établies par ses soins à partir de listes nominatives, Séverine Forlani a pu montrer que le corps des conservateurs portait la marque de l’inégalité entre sexes. Tandis qu’en 2008 les femmes constituaient 70 % du corps, elles accédaient proportionnellement moins souvent au corps des conservateurs généraux, qui comptait 40 % d’hommes. Elles étaient aussi beaucoup moins nombreuses dans les bibliothèques municipales classées ou dans les administrations centrales. Elles occupaient moins souvent les fonctions de directeur de SCD de catégorie 1 – établissements les plus prestigieux ou les plus importants – assurées par 52 % de femmes, contre 48 % d’hommes.

Les discriminations naîtraient en amont du recrutement puisque, alors que les femmes représentaient en moyenne 70 % des admissibles au concours externe entre 1995 et 2007, elles ne formaient plus que 55 % des admis. Les femmes avaient donc moins de chances que les hommes de réussir le concours de conservateur.

L’étude de Séverine Forlani s’est également nourrie d’entretiens avec des professionnelles occupant une position hiérarchique élevée. Ces dernières auraient tendance à nier l’existence d’un plafond de verre, tout en regrettant la trop grande féminisation de la profession. La plupart des personnes interrogées n’étaient pas favorables à la féminisation du titre : le terme de conservateur leur apparaissait comme un neutre, préférable à conservatrice. Faut-il y voir un symbole d’une représentation malgré tout masculine de la profession ? •