Qu’est-ce que l’Internet ?

par Éric Guichard

Paul Mathias

Paris, Vrin, 2009, 128 p.
Coll. Chemins philosophiques
ISBN 978-2-7116-2236-8 : 7,50 €

L’ouvrage, concis, se divise en deux parties. La première synthétise les recherches de l’auteur  1 – entamées il y a plus de quinze ans ; dans la seconde, il présente et commente deux textes (de Vannevar Bush et Jonathan Swift).

D’emblée, Paul Mathias rappelle les trois dimensions de l’internet : industrielle, informatique (protocoles, logiciels, etc.) et cognitive. On pressent que le tressage de ces caractéristiques – publiques et propriétaires, économiques et intellectuelles, inutiles et profitables, etc. – va induire des configurations rendant difficile une simple objectivation du sujet.

L’auteur commence par remarquer que la complexité des usages s’oppose à l’univocité des protocoles qui les permettent : la transparence historique de l’internet est désormais contredite par le goulot obligé du navigateur, qui réduit la puissance de nos intentions à la trivialité de quelques clics de souris. Disponibles et transparents, l’internet, ses standards et ses usages, paraissent dès lors insensibles autant qu’impensables. Pour dissiper ce voile, on choisit souvent de concevoir l’internet comme un instrument ou un service, car il est plus aisé d’expliquer ce que fait le réseau que ce qu’il est. Mais cette perspective perpétue alors une vision techniciste sans la questionner. Par ailleurs, l’évidence d’un internet outil, disponible, nous renvoie à des produits culturels triviaux, des automatismes, des fichages, etc. Or, notre pensée ne sait pas plus expliquer ces conséquences qu’elle ne sait se comprendre au sein de telles contraintes. Le techniciste fait aussi l’erreur d’opposer le réel au virtuel quand, avec l’internet, les deux s’entrelacent : « L’information est le réel et non pas dans le réel ou devant le réel. » Elle fait partie de nous comme nous d’elle. Ainsi, le réseau n’est plus un monde instrumentalisé, mais un « instrument fait monde ».

Étrangement, cet instrument-monde est déterminé par ses dysfonctionnements. En termes d’usage d’abord : nos propos en ligne, qui souvent se veulent proches de l’échange oral, sont déformés par l’écriture (smileys, SMS, etc.) et s’inscrivent dans une mémoire longue qui s’oppose à la volatilité supposée de nos échanges (cf. leurs traces, si aisément repérables). C’est le réseau, et non plus nous, qui est l’opérateur final de nos discours.

Cela est vrai aussi en termes documentaires : nos recherches s’adaptent à la calculabilité intrinsèque aux machines. Notre désir de construire du sens devient donc secondaire par rapport à la matérialité de l’information. Ce qui nous amène à d’étranges projections : lors de requêtes, nous imaginons le réseau comme un univers sémantique, sans avoir conscience de la succession des opérations écrites déclenchées dans toute une série de serveurs et de routeurs. Notre intelligence doit donc s’accorder avec l’incompréhensible inintelligence des machines.

Or, les savoirs sont réorganisés par le hasard des résultats qu’offrent ces calculs, ainsi que par la façon dont nos tentatives sémantiques influent sur eux. Quand, par exemple, nous affinons les balises d’une page web, ou bien quand nous modifions inconsciemment la topologie des bases de données du réseau via nos requêtes. Ainsi, les « objets de sens » que nous espérons trouver sur l’internet sont instables, et forment une rencontre éphémère entre une intention humaine et de multiples calculs qui se font écho dans le cyber-espace.

Quels sont les effets de ces multiples opérations de traduction et de déplacement ?

  • Nous ne pouvons plus revendiquer l’autonomie de nos pensées.
  • Quantité et syntaxe fabriquent non seulement du sens mais aussi des itinéraires et des clameurs qui déplacent continûment la pensée et donc l’éthique.
  • Tout l’internet, en tant que monde de significations, de catégories d’« objets de sens », s’avère ainsi instable. Circulation et temporalité sont plus pertinentes que la logique, la sémantique ou la géographie. Nos savoirs ne sont plus les fruits d’opérations objectives, mais le résultat ambigu de nos pratiques et des flux que nous suscitons.

Ce texte nous apparaît à la fois clair et novateur : l’auteur nous explique sur quoi l’internet repose, quelles définitions de la pensée et de ses instruments il réinterroge, comment les machines peuvent ou pourraient nous faire penser le monde. Et si l’édition et le commentaire du Memex 2 étaient attendus, l’extrait des Voyages de Gulliver nous surprend et nous invite à reconsidérer à l’aune de la réflexivité technique certaines intuitions futuristes de la littérature classique.

Paul Mathias nous rappelle en somme que la réalité n’est pas un objet métaphysique qui s’appréhende hors de toute temporalité, hors de la technique. En nous démontrant que l’internet et la réalité sont hybrides et solidaires, son livre est aussi un guide pratique pour agir sur nous-mêmes.

  1. (retour)↑   Paul Mathias est directeur de programme au Collège international de philosophie (CIPh), inspecteur général de l’Éducation nationale, et par ailleurs membre de l’équipe Réseaux, Savoirs & Territoires de l’ENS (École normale supérieure).
  2. (retour)↑   Voir l’article original de Vannevar Bush : « As we may think » (juillet 1945). Disponible sur :