La collection, miroir de l’âme

Le point de vue d’un éditeur

Alban Cerisier

Quels rôles jouent aujourd’hui les collections éditoriales ? Quelle est leur place dans un contexte de surproduction éditoriale, caractérisé lui-même par l’inflation du nombre de collections et, simultanément, par leur relatif effacement ? Nées avec la figure moderne de l’éditeur, en quoi demeureraient-elles aujourd’hui le plus fidèle miroir de son âme ?

What is the role of publishing series today? How do they fit into a publishing world characterised by overproduction, where series are being launched in ever greater numbers, swamping the market and making individual series struggle for visibility? Publishing series arose in parallel with the modern role of the editor. Are they still a faithful reflection of the publisher’s soul?

Welche Rolle spielen die Verlagsreihen heutzutage? Welchen Platz nehmen sie im Kontext der Überproduktion der Verlage, der selbst von der Inflation der Anzahl der Reihen und gleichzeitig von ihrer bedingten Auflösung bestimmt ist, ein? Entstanden aus der modernen Verlegerfigur – warum werden sie heute als treuester Spiegel seiner Seele weiter bestehen?

¿Qué papeles juegan hoy en día las colecciones editoriales? ¿Cuál es su lugar en un contexto de superproducción editorial, caracterizado él mismo por la inflación del número de colecciones y, simultáneamente, por su relativo eclipsamiento? Nacidas con la figura moderna del editor,¿en qué cosa siguen siendo hoy en día el más fiel espejo de su alma?

A-t-on jamais autant ressenti le besoin de parler des collections éditoriales ? Faut-il y voir le présage d’une proche disparition ? Mais qui trouverait intérêt à leur effacement ? Et à quel autel les voudrait-on sacrifier ?

Sentant le vent tourner, comprenant du moins qu’il se jouait peut-être là aussi quelque chose de l’avenir de l’édition, les historiens ont, à point nommé, démontré que l’apparition de la figure moderne de l’éditeur avait partie liée avec l’émergence de grandes collections populaires de livres brochés. La couverture jaune serin imaginée en 1838 par Gervais Charpentier pour sa « Bibliothèque » à trois francs cinquante avait des allures de faire-part et avait pour cadettes les séries colorées de la « Bibliothèque des chemins de fer » de Louis Hachette. Avec d’autres, elles ont porté durant de nombreuses décennies l’amplification de l’accès à la lecture. Elles ont été le visage de sa démocratisation, les premiers éléments d’une structuration efficace, sérielle mais infiniment inventive, de l’offre et de la demande de lecture (aux côtés des grandes revues et journaux), dans une économie de marché plus favorable à la circulation des biens culturels. Quand les livres seraient les atomes de l’édition moderne, les collections en seraient les macromolécules actives, sorte de protéines assurant, au miroir de l’ordre du vivant, de multiples fonctions organiques : de relais, de structure, de régulation, de signalisation, de motricité ; avec, de l’une à l’autre, des combinaisons et manifestations multiples, exprimant toutes quelque chose du tempérament de leur éditeur d’origine, de son « code génétique », si l’on s’autorise à filer cette périlleuse métaphore biologique.

Le prestige du catalogue

Une remarque : la thèse d’Isabelle Olivero sur la « Bibliothèque Charpentier  1» est publiée la même année (1999) que L’Édition sans éditeur d’André Schiffrin  2 – dont on n’a pas besoin de rappeler, pour ce dernier, qu’il est le fils du créateur de la « Bibliothèque de la Pléiade », l’une des collections qui, avec le « Livre de poche », aura probablement le plus marqué le vingtième siècle. Ce bref essai autobiographique a fait mouche, même si la portée universelle de son diagnostic fut contestée par certains ; de fait, l’éditeur new-yorkais y dressait le portrait d’un secteur éditorial aux figures absentes. Il parlait en connaissance de cause : il avait été l’acteur et l’observateur « privilégié » des grands mouvements de concentration qu’il y analysait. Dans le fin descriptif des enchaînements rendant exsangue une profession en la pliant aux impératifs de sa financiarisation, Schiffrin évoquait la phase où, d’une logique de constitution de catalogue, les équipes dirigeantes passaient au calcul de la performance et au reporting titre à titre. Pourquoi avoir publié ces livres à 1 500 exemplaires quand on aurait pu se contenter de titres à fort potentiel ? Que signifie cette juxtaposition au plan comptable ?

André Schiffrin sait et nous dit qu’il s’agit là d’un point de rupture ; ce qui peut paraître comme une imbécile réunion aux yeux de certains est la condition même de l’émergence d’œuvres de qualité et des classiques prescrits de demain. C’est l’une des clés du lourd trousseau de la diversité éditoriale, son passe-partout. Et c’est aussi à ce point précis qu’intervient la notion de collection qui, d’une économie de prototypes, fait un ensemble cohérent, « lisible », homogène dans le respect des singularités. Je veux dire : sans le réceptacle que constitua, par exemple, la collection « Le Chemin » de Georges Lambrichs (Gallimard, 1959), on peut imaginer que le cheminement de l’œuvre du futur prix Nobel de littérature français, JMG Le Clézio, n’aurait pas été exactement le même. Et pourtant, à combien d’exemplaires tirait-on en moyenne les premiers titres du « Chemin » ? Et combien étaient-ils à les lire, à se sentir requis par leur publication ? C’est pourtant là, en 1962, que naquit (aux yeux de tous, s’entend) et fut reconnu l’auteur du Procès-verbal – dont on exposait il y a peu des piles d’ouvrages dans les hypermarchés de province... Qui l’aurait cru ? C’est le privilège des fous.

On dira que, plus que de la collection, c’est le prestige du catalogue dans son ensemble qui fit qu’au-delà de ses qualités mêmes, on porta un intérêt particulier à cette œuvre et à son auteur. Mais le catalogue, en ce sens, n’est autre qu’une collection de collections (c’est le : « Tu seras une collection » des Illusions perdues de Balzac). De sorte que la manière dont, de l’intérieur, on en fait l’expérience, on l’instrumente, est précisément définie par cette distribution des rôles d’une collection à l’autre qui, au bout du compte, compose la collection des collections, à savoir le « fonds ».

Les collections structurent l’activité éditoriale

André Schiffrin a mis le doigt sur la blessure avant que le siècle ne s’efface. La souffrance est d’autant plus vive que les historiens, sans différé, nous ont appris que c’est le cœur de la cible vivante que l’archer visait. Car les collections ont été et sont encore souvent les points de fixation, les polarités de l’activité éditoriale. Elles la structurent en profondeur, au-delà même de ces deux fonctions historiques qu’elles assument en aval à l’égard du marché (composition et identification d’une offre éditoriale étendue, conquête et fidélisation du lectorat). Elles sont, pour une certaine conception de la pratique éditoriale, ce que l’on pourrait appeler une catégorie de pensée et d’existence, sans aller trop loin dans la conceptualisation : c’est par elles, au travers d’elles, que l’on conçoit ses manières d’être et d’agir, que l’on se manifeste à sa vocation.

Première question du chef de fabrication lorsqu’il reçoit le projet d’un nouveau titre de la part d’un responsable éditorial maison : « Quelle collection ? » Ce qui signifie, certes : quelle couverture, quel gabarit, quel papier… ? Mais ce qui dit tout autant : quelle imputation de son prix de revient, de ses pertes ou de ses recettes, quelle consolidation comptable… ? C’est, du moins, l’expérience qui est encore la mienne dans une maison d’édition comme Gallimard.

On peut, certes, imaginer un système où la notion de collection est en retrait ou inopérante. Je me souviens d’une discussion avec le président du syndicat des éditeurs brésiliens en visite à Paris qui m’expliquait que cet élément de structuration était absent de la production et de la consommation du livre dans son pays. Mais la tradition française est là. Structurante, la collection l’est en amont comme en aval, du point de vue de l’éditeur comme de celui du lecteur. La tradition éditoriale française veut que l’on se fasse encore comprendre en collection.

Sans suivre André Schiffrin dans tous ses tourments, on peut se poser sérieusement la question du devenir et de la pertinence d’un tel découpage dans notre univers éditorial contemporain. Les collections, séries et séries de séries, peuvent-elles encore jouer leur rôle dans un contexte marqué par une production inflationniste de titres et une accélération ressentie des rythmes de publication ? À l’abondance de nouveautés répond un nombre croissant de collections : on en compterait aujourd’hui près de quatre mille, vivantes, sur le marché !

Le rendement efface le classement

Il est un autre signe d’effacement : les pratiques d’interclassement des ouvrages en magasin au profit d’une typologie commerciale qui est réputée avoir fait ses preuves ont tendance à gommer les lignes de structuration souhaitées par les éditeurs. On voit de plus en plus souvent des rayonnages « Littérature française » qui regroupent des ouvrages en première édition, en poche et en semi-poche... C’est, pour certaines collections, une tragédie : la tragédie du « sous-sol », où l’on remise en garde-meuble les anciens présentoirs des collections encyclopédiques ou anthologiques, et les grandes tables analytiques cartonnées qui y étaient attachées. Il devient difficile pour le lecteur de savoir que, dans telle collection qu’il sait apprécier, il est un titre qui peut correspondre à son attente. Et il devient aussi compliqué pour le libraire ou pour le représentant qui lui rend visite périodiquement de savoir que, pour cette collection, il a besoin d’un réassortiment ponctuel.

On comprend l’enjeu. L’affaire ne se joue pas tant au niveau des nouveautés, exposées sur les tables au rythme des offices (du moins, pour une part d’entre elles), mais du fonds, qui peine ainsi à se maintenir en magasin quand les catégories de classement s’effacent au profit des catégories présumées de rendement. Je caricature… et le libraire n’a d’autres choix que de faire des choix – sa trésorerie le lui impose, le coût du mètre linéaire et du mètre carré également. Mais il y a, à l’évidence, un fossé qui se creuse entre le crédit que l’on porte à la collection chez l’éditeur et la réception qui lui est faite chez le revendeur. C’est pourtant à ce niveau de granularité, on l’a vu, que se joue en partie la diversité des programmes éditoriaux, que se dessinent et se tolèrent ses effets compensatoires entre des titres de fonds et des titres à rotation plus rapide.

Les projets de collections de moins en moins lisibles

Les éditeurs y insistent : ils créent des sites promotionnels, des blogs et des « profils communautaires » autour de leurs marques, ils investissent dans des campagnes publicitaires autour de leurs grandes collections (même si l’on voit se multiplier des campagnes « au titre », surfant sur la vague d’une continuelle « best-sellerisation »). On adosse aux collections des bulletins de liaison, des cercles, qui accompagnent, directement auprès des lecteurs (c’est la nouveauté : la désintermédiation), leur déploiement. Ils essaient également de se discipliner, en évitant de multiplier les collections, en resserrant leurs programmes sur des marques existantes déjà bien installées, en jouant sur des phénomènes de capillarité. Mais, à l’évidence, ils souffrent de la perte d’intelligibilité de cette structuration auprès des prescripteurs. Et ils peuvent craindre qu’à terme le projet littéraire, intellectuel, pédagogique ou ludique dont leurs collections seraient l’expression soit de moins en moins lisible en librairie (et d’autant moins perçu par le lecteur), faute d’un regroupement minimum des titres qui les composent, de ce premier niveau de mise en scène de l’offre.

L’histoire, complexe, d’une collection

De fait, les collections peuvent être des objets intellectuels complexes. S’en faire une idée claire et distincte n’est pas chose aisée, d’autant qu’elles sont parfois dotées d’une histoire qui, d’une période à l’autre, retourne leur sens. Il y a peu de temps encore, chez un éditeur comme Gallimard, une collection ne se présentait autrement que par le biais de son programme, par une signalétique commune et, éventuellement, par un texte manifeste produit par l’éditeur à sa création. Texte qui, étant par vocation plus prospectif qu’analytique, ne pouvait guère rendre perceptibles, distincts, les éléments d’évolution et de cohérence de son propos (à quelle école ou groupement se rattache-t-elle ? De quels foyers de création est-elle proche ? Quels seraient son credo et les règles de sa liturgie ?). Mieux valait alors ne pas trop engager l’avenir : l’édition reste une science des possibles ; il convient de ne jamais trop fermer la porte. On n’y est jamais à l’abri d’une bonne surprise, car nul n’est tenu de prévoir l’imprévisible.

JMG Le Clézio, en 1962, à la veille d’adresser son premier manuscrit à Georges Lambrichs, s’inquiétait en ces termes : « Pourriez-vous me dire dans quelle mesure la collection “Le Chemin” serait appropriée à mon cas, celui d’un jeune auteur n’ayant encore jamais rien publié. Certains m’ont affirmé que cette collection était exclusivement réservée au “Nouveau Roman” ; mais est-ce à dire aux seuls élèves de la théorie du “Nouveau Roman” dont M. Robbe-Grillet est le Maître, ou le terme de “Nouveau Roman” est-il pris ici dans un sens plus large, moins théorique. » Lambrichs s’empressa de répondre (sans rien connaître, soit dit en passant, des qualités de ce jeune Niçois de 22 ans) : « Je lirai volontiers et tout de suite votre roman. Quant à la collection “Le Chemin”, je pense que l’autonomie de chaque titre publié rejette l’idée, à mes yeux, d’une chasse gardée tant pour les maîtres que pour les pions. » L’éclectisme n’est pas le désordre ; et la cohérence d’une collection peut résider en une commune exigence de qualité, sans dogme ni orthodoxie. Dans le cas du « Chemin », la collection ne trouve sa principale cohérence qu’au travers du goût de l’homme qui l’anime et qu’au regard de l’existence, l’animation et l’extension de son réseau (il y avait une « amitié » Chemin, plus qu’une école). Ses principes directeurs n’ont pas à être explicites. Les livres parlent d’eux-mêmes et véhiculent le discours que l’éditeur se refuse à tenir sur ses propres choix.

Aujourd’hui, une telle attitude n’est plus exactement tenable. Face à l’abondance de la production, face à la profondeur sédimentaire des catalogues, l’éditeur s’efforce de rendre plus explicite son projet, dans le double dessein de former le réseau historique de ses revendeurs (les libraires) et de compenser l’effacement relatif de ses marques, leur « dispersion », en magasin. Le maintien de la « présence réelle » du fonds en magasin passe aussi par là.

Du « Chemin » à la « Blanche », la richesse des collections Gallimard

Pour une maison d’édition comme Gallimard, bien identifier une collection, c’est mieux comprendre son rattachement au fonds Gallimard, c’est saisir avec plus de perspicacité ce qui lie les textes aux autres au sein d’une même entité, c’est identifier dans ses programmes actuels la part d’héritage. C’est donc le caractère organique, assez insaisissable dans son ensemble, de la maison d’édition qui s’y livre : son rapport au monde, aux foyers de création et de réflexion, sa marque dans le temps qui est le sien. Pourquoi y trouve-t-on ceci plutôt que cela ? Qu’est-ce donc que la « Bibliothèque des histoires » au regard de l’évolution de la science historique ; quelle est la place du « Temps des images » dans les études anthropologiques contemporaines ? En quoi la « Blanche », le « Cabinet des lettrés », « L’un et l’autre » d’aujourd’hui sont-elles pour une part les héritières du « Chemin » d’hier ? Comment, de l’une à l’autre, se raconte une histoire de la littérature et de la critique contemporaines de la seconde moitié du vingtième siècle, où se croisent, entre autres, Georges Perros, Michel Butor, Pierre Guyotat, Jacques Réda, Jean-Loup Trassard, Michel Chaillou, Pierre Bourgeade, Jean-Jacques Schuhl, Jean Starobinski, Henri Meschonnic, Gérard Macé, Christian Bobin et Jean-Marie Laclavetine… Autant de voies possibles à ce chemin qui n’en finit pas depuis lors d’irriguer la maison d’édition. Il est toujours intéressant d’en remonter le fil, car il mène, lui aussi, au centre du labyrinthe.

Restituer ici toute la richesse du réseau de collections d’un catalogue comme celui des éditions Gallimard serait une gageure. Si la « Blanche », apparue dès la création du comptoir d’édition avec le premier titre du catalogue (L’otage de Paul Claudel, mai 1911), semble s’inscrire très exactement dans le projet et le prolongement de direction collégiale de La NRF (La Nouvelle Revue française) d’André Gide (elle en a l’apparente et constante sobriété), on sait que la multiplication des collections dans les années 1920 et 1930 a été la mesure principale de l’émancipation de la maison d’édition à l’égard de la revue. Gaston Gallimard avait compris qu’il ne pouvait asseoir durablement l’entreprise dont André Gide et Jean Schlumberger lui avaient confié la gérance dès 1911 sur ce seul creuset littéraire – quelle qu’en soit l’extraordinaire densité. Il fallait se diversifier, trouver des « leviers de croissance », qui financent le laboratoire, l’innovation, l’exigence.

Gallimard chercha alors à s’assurer des parts de marché sur des secteurs ignorés ou peu exploités par La NRF : le livre pour la jeunesse (« Albums du gai savoir »), les documents (« Documents bleus »), les essais (« Les Essais », « Bibliothèque des idées »), le livre populaire (« Chef-d’œuvre du roman policier », avant la « Série noire » de l’après-guerre), la biographie (« Vie des hommes illustres », « L’Europe romantique »)... Il s’agissait également d’étendre le réseau de son influence, d’aller là où la concurrence n’allait pas encore, ou trop peu. On demanda à Brice Parain et Boris de Schloezer, par exemple, de s’intéresser aux « Jeunes russes », où se coudoyèrent les œuvres de Pilniak ou Zamiatine. On sentit bientôt le besoin d’aménager une antichambre à la « Blanche » pour y accueillir des écrivains prometteurs, présents ou non dans la revue, mais sans exclusive : ce fut d’abord « Une œuvre, un portrait » (Aragon, Crevel…), puis « Métamorphoses » (Artaud, Michaux, Ponge, Jaccottet...), où Jean Paulhan recueillit des œuvres non romanesques, plus exploratoires ou fragmentaires, ayant quelque difficulté à trouver asile chez un éditeur. « Je vois assez bien une collection de petits livres sobres de cent à cent quarante pages, tirés à huit cents ou mille exemplaires et qui se vendraient de huit à dix francs. La collection pourrait s’appeler (pourquoi pas ?) “Mesures” [du nom de la revue que s’apprêtait alors à créer Paulhan]. Je me charge de la diriger. Il pourrait paraître tous les deux ou trois mois, pour commencer, un livre qui devrait rapporter à son auteur de huit cents à mille francs – en échange de quoi il s’engagerait à nous soumettre ses prochains ouvrages. Je donnerais entre autres, la première année, unThéâtred’Artaud, un recueil de contes de Charles-Albert Cingria, un recueil de poèmes de G.M. Hopkins, leM. Plumede Michaux, un traité de René Daumal, un petit livre que je viens d’achever, un recueil de poèmes d’Audiberti, une étude critique de Renéville. Musil est prêt à tirer pour nous deL’Homme sans caractères(dont l’échec, dans la collection Blanche, me paraît certain) une nouvelle de cent vingt pages, etc. »  3 On mesure l’ambition de Paulhan ; la création de la collection est ici l’expression même de la « disponibilité » de l’éditeur à l’égard de son environnement et de sa capacité à l’« assimiler » à un ensemble qui la dépasse.

« Du monde entier », récit d’une naissance…

La création de la collection « Du monde entier » serait elle-même assez intéressante à suivre : si son projet est très lié à l’analyse de la concurrence (on pense notamment au « Cabinet cosmopolite » de Stock), elle suit aussi l’attention grandissante d’éditeurs de la maison – dont André Malraux, principalement – à l’égard des littératures étrangères (et notamment anglo-saxonne). Mais « Du monde entier » ne sera d’abord, en 1931, que le nom donné aux tirages de tête des œuvres étrangères de la « Blanche » (L’adieu aux armes, par exemple, d’Hemingway) : c’est dire qu’on ne l’envisage pas autrement que celle-ci, tant dans sa gouvernance, son programme, que dans sa présentation. Ce n’est que peu à peu qu’elle prendra son autonomie, dont elle dispose encore aujourd’hui, mais en gardant une direction anonyme, expression du discernement général de la Maison et de ses lecteurs. Lui seront adossées des collections plus pointues, par domaine linguistique, comme « Jeunes russes » ou la « Collection polonaise ». Cette tradition se maintient encore aujourd’hui : Gallimard accueille depuis 2010 « Bleu de Chine ».

Le rachat de collections à d’autres éditeurs

Développement, croissance, voie d’enrichissement du fonds : les collections seront durant l’entre-deux-guerres comme après-guerre le signal de la présence de plus en plus large de l’éditeur dans le paysage éditorial. Parfois très « personnalisées » (« Renaissance de la nouvelle » de Paul Morand, « Espoir » d’Albert Camus, « La Croix du sud » de Roger Caillois, « L’Espèce humaine » de Michel Leiris, « Littératures soviétiques » d’Aragon, « L’Univers des formes » d’André Malraux, « L’Encyclopédie de la Pléiade » de Raymond Queneau), elles contribuent également à renforcer la proximité des grands auteurs du catalogue avec la Maison et la font bénéficier de leur propre réseau. La démultiplication de son autorité passe par eux (les auteurs) et donc par elles (les collections).

On verra également peu à peu se multiplier l’achat de collections dont la naissance fut, pour ainsi dire, extra-utérine. Ainsi, par exemple, des « Classiques russes » et, bien sûr, de la « Bibliothèque de la Pléiade », rapatriée chez Gallimard deux ans après que Jacques Schiffrin l’eut imaginée, « fixée » et lancée en 1931. Ce rattachement fut doublement vertueux : il donna à la collection le socle éditorial, commercial et financier nécessaire à son développement, tout en apportant à la maison d’édition un magnifique outil pour l’exploitation de son fonds (n’oublions pas que la « Pléiade » se veut, à l’origine, portative : elle se pense comme un livre de poche), le recrutement d’auteurs majeurs attachés à d’autres éditeurs et le renforcement de son pouvoir symbolique. La publication récente des Actes du colloque d’Aix-en-Provence (Éditions des Archives contemporaines, 2009) est, à ce titre, d’un grand apport, et confirme qu’une collection de ce type, au-delà des perspectives commerciales qui sont les siennes, engage une certaine idée de la littérature. Idée qui, par ailleurs, peut varier dans le temps.

Avec le poche et le semi-poche, le modèle économique change

Les années passant, le catalogue s’amplifiant – et se bonifiant d’année en année, selon la chronologie complexe des reconnaissances et des prescriptions ; ou des métamorphoses, comme dirait Malraux –, l’éditeur devra se doter de plus en plus de collections liées à l’exploitation de son fonds. Il s’y attache dès l’entre-deux-guerres (« Succès »), mais encore assez timidement. Durant les années 1950, le « Livre de poche » lui en offre la possibilité, mais dans un cadre décentré, piloté par son distributeur Hachette (la Librairie générale française). Les rapports se dégradant avec celui-ci, Gallimard prendra l’initiative en créant des collections comme « Idées » en 1962, puis « Poésie/Gallimard » en 1966 et enfin, bien sûr, « Folio » en 1972. Cette exploitation sera renforcée avec l’apparition du « semi-poche » : « Tel » en 1976, « L’Imaginaire » en 1977. Le développement de ces collections signale l’évolution du modèle économique de l’éditeur, dont une plus grande part de la rentabilité est désormais dégagée par l’exploitation de ce fonds. Cette dimension est encore présente aujourd’hui, même si la part du rétrospectif dans le chiffre d’affaires a perdu un peu de terrain (il représente environ un tiers des ventes actuellement, selon l’acception commerciale du « fonds » : titre publié il y a plus de deux ans). Pour autant, toutes les collections sont aujourd’hui requises par cette animation du catalogue : la « Bibliothèque de la Pléiade » et « Quarto », bien sûr, pour les collections anthologiques ; mais aussi les collections de poche, le parascolaire, les livres lus ; et encore la « Blanche » (publication récente des Notes sur Chopin de Gide) ou « Du monde entier » (nouvelles traductions d’Ulysse de Joyce, de La ferme africaine de Karen Blixen, du Pedro Paramo de Juan Rulfo). Une collection comme les « Cahiers de la NRF » est vouée à la publication de documents d’histoire littéraire autour de ce fonds : correspondance, journaux, travaux d’études… Et « NRF Biographies » consacre une partie de son programme aux écrivains de la maison (le Camus et le Malraux d’Olivier Todd, le Duras de Laure Adler, et les biographies de Giraudoux, Michaux...). Bref, le fonds, c’est l’affaire de tous.

Et le marketing apparut…

L’entrée du marketing dans l’édition de littérature générale est assez récente. J’ai assisté à son implantation chez Gallimard durant ces quinze dernières années. Ses spécialistes ont engagé une réflexion plus attentive sur les marques et marchés et, partant, sur la lisibilité de nos offres en librairie. Le créateur de Gallimard Jeunesse, Pierre Marchand, n’avait certes pas attendu ces nouvelles équipes pour développer les séries de « Folio » : « Folio Junior », « Folio Benjamin », « Folio Cadet » (de même que Gaston Gallimard avait bien compris, de son temps, comment il pouvait « capitaliser » autour d’une marque comme « la Pléiade »). Mais cette segmentation sera plus poussée encore, avec le développement, par exemple, de collections de récits pour les adolescent(e)s ou encore le déploiement de la marque « Découvertes » par tranche d’âge.

« Découvertes » constitue au demeurant un bon exemple d’une confrontation entre marketing de l’offre et marketing de la demande. Née de l’intuition graphique et du savoir-faire éditorial de Pierre Marchand, elle fut d’abord positionnée en librairie comme une collection pour la jeunesse. Il apparut très tôt qu’il y avait là une erreur ; on redressa le tir. Et, aujourd’hui, l’âge du lecteur moyen des volumes de la collection est le même que celui de « la Pléiade » (ce qui n’est pas très bon signe). Mais cette erreur initiale de ciblage est presque rassurante. Elle atteste de ce qu’il n’y avait là rien de bien formaté. Ce qui n’empêcha pas « Découvertes » de trouver une immense audience et de s’étendre hors des frontières du marché national. Il reste que l’édition pour la jeunesse n’échappe pas non plus totalement à l’effacement des collections en magasins. On aura noté que le succès récent des best-sellers internationaux (Harry Potter, Narnia, Trois filles et un jean, etc.) s’est fait, pour leur exploitation première, « hors collection ». C’est la consécration du one-shot, du coup gagnant, mais isolé.

Le souci du « vêtement » du livre

Voici pour le survol. On finira sur cette citation du beau texte publié par Jean Tardieu dans Toute l’édition du 30 septembre 1933, intitulé « Les couvertures et la couleur ». L’écrivain y fait état des efforts des éditeurs pour singulariser la présentation de leurs collections d’édition courante. Il y voit un signe de professionnalisation, salutaire dans un contexte d’amplification de l’offre éditoriale. Du même coup, le champ de la contrefaçon s’étend aux couvertures et aux choix typographiques des éditeurs : « Il est significatif, en effet, qu’un éditeur, aujourd’hui, demande à la loi de protéger – comme on protège une œuvre d’art ou une invention – une simple couverture de livre et jusqu’à la couleur de cette couverture. Cela signifie, non pas que les éditeurs sont devenus plus pointilleux qu’autrefois, plus jaloux de leurs privilèges, mais qu’ils attachent plus d’importance au “vêtement” des livres qu’ils produisent et qu’ils engagent dans le choix et l’invention de ce vêtement une plus grande part de leur personnalité. Le souci décoratif s’étant, depuis la guerre surtout, développé considérablement dans les industries du livre comme dans les autres arts industriels, on est devenu aussi plus conscient de ce que représente de goût et de recherche la composition d’une couverture de livre bien conçue, claire, lisible, peu chargée, cependant personnelle et capable d’attirer le regard, surtout lorsqu’il s’agit, répétons-le, de livres tirés à un grand nombre d’exemplaires et destinés à de nombreux lecteurs. On comprend donc qu’un éditeur qui a “inventé” une couverture de livre attrayante estime qu’il a des droits sur elle et la considère non comme un bien offert à tout venant, mais comme une des formes d’expression de sa maison et pour se signaler d’emblée à l’attention du public 4 »

La chose est dite simplement, mais elle confirme l’existence de ce jeu de miroirs qui est à l’œuvre au sein des collections et sur lequel il convient de veiller avec le même soin que l’on porte aujourd’hui aux écosystèmes menacés.

Mars 2010