Classification et histoire

De Gabriel Naudé à Rameau

Christine Jungen

De L’advis pour dresser une bibliothèque de Gabriel Naudé au système d’indexation électronique Rameau, plus de trois siècles se sont écoulés au cours desquels ont été élaborés, façonnés, expérimentés, standardisés et diffusés en France, mais aussi ailleurs dans le monde, des systèmes de classement des documents. Peut-on établir un lien entre procédures de classement et pratique historiographique ? Peut-on, plus spécifiquement, à l’heure du « tournant électronique », évaluer les conséquences, méthodologiques et conceptuelles, du nouvel ordre numérique auxquels sont aujourd’hui confrontés aussi bien professionnels de l’information que chercheurs ? C’est à ces questionnements que les journées d’étude « Classification et histoire. De Gabriel Naudé à Rameau », organisées les 4 et 5 octobre derniers par le département Archives et recherche de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), et placées sous le signe du dialogue entre différentes disciplines et pratiques, ont tenté d’apporter des éléments de réponse.

L’impact de la standardisation

À questionnement ambitieux, réponse complexe : un premier constat, en effet, est l’impossibilité, du moins dans le court terme et avec les éléments de recherche actuels, de déterminer précisément les effets des pratiques de classification sur les pratiques historiographiques. Cette remarque préliminaire n’affaiblit en rien les aboutissements de ces journées, fondées sur une confrontation inédite de travaux et de pratiques à la problématique posée. S’il est impossible de restituer ici toute la richesse et la complexité des interventions et discussions collectives menées, on peut néanmoins en dégager un premier bilan, sur la base duquel pourra désormais se développer la réflexion engagée au cours des journées.

Classer, c’est penser : le travail de catalogage et d’indexation résulte, en premier lieu, de la construction et de l’application d’une terminologie et d’une nomenclature. Celles-ci définissent les espaces sémantiques des documents et de leurs contenus, et, ce faisant, délimitent, dans le même temps, des espaces conceptuels. La recherche de correspondance exacte entre un concept, un signe, un objet, a ainsi abouti à exclure des possibilités conceptuelles alternatives, un phénomène aujourd’hui amplifié par l’usage du web, à l’ambition universalisante et unifiante (Maryvonne Holzem, université de Rouen).

Se pose, dans ce contexte, la question de l’impact de la standardisation des systèmes d’indexation et de classification : l’application par exemple de Rameau, qui lui-même tire son origine du système élaboré par la Library of Congress, à l’ensemble des bibliothèques scientifiques françaises, quel que soit leur degré de spécialisation, va-t-elle refaçonner les espaces conceptuels en France ? S’il est difficile de répondre, pour l’heure, à cette question, il faut néanmoins également noter que Rameau est aussi un outil susceptible d’être réapproprié, modifié, adapté par les bibliothécaires qui l’utilisent.

Vers une « désintermédiation »…

Or c’est précisément le rôle des professionnels de l’information qui s’est le plus considérablement modifié avec l’irruption de l’ordre numérique. Autrefois concepteur de son propre système de classification, participant à instaurer une philosophie de la connaissance (Sonia Combe, BDIC), le bibliothécaire peut aujourd’hui se contenter de dériver des notices préexistantes dans les systèmes d’indexation électroniques standardisés. La figure du bibliothécaire, dont la pratique était inséparable d’une réflexion d’ordre philosophique ou politique, à l’image de Leibniz ou de Naudé (Robert Damien, université de Franche-Comté), a été remplacée aujourd’hui par la figure de l’ingénieur, en opposition aux « littéraires » que sont les chercheurs (Philippe Rygiel, université de Paris 1). Cette rupture entre ceux qui classent les documents et ceux qui les utilisent est également nette chez les archivistes, dont l’espace conceptuel s’est progressivement dissocié de celui des historiens (Francis Blouin, Bentley Historical Library).

Peut-on dire pour autant que les archivistes sont de simples « techniciens » des archives (Gilles Désiré dit Gosset, Archives départementales de la Manche) ? Il est évident que leur pratique est sous-tendue par une certaine vision de l’histoire, voire structure cette dernière : la constitution des Archives nationales a ainsi participé, en France, de la construction du mythe national (Philippe Grand, ancien conservateur aux Archives de Paris) ; les Archives soviétiques, de par leur mode de classement, ont favorisé une production historiographique spécifiquement soviétique (Viktoria Prorozov-Thomas, université de Moscou) de l’ordre de l’« architexture » ; enfin, une vision organiciste de la mémoire de l’État prussien a été donnée par Wolfgang Ernst (université Humboldt de Berlin). La pratique de sélection, tri, collection, classement des documents rassemblés aux Archives contribue ainsi, de manière consciente ou inconsciente, à façonner des corpus documentaires autorisés sur lesquels se fondera la production savante, transformant ainsi l’archivage en « archivalidation » (Eric Ketelaar, université d’Amsterdam).

Quelles pourraient alors être les conséquences de la disparition de la médiation du bibliothécaire ou de l’archiviste, entre le document et le lecteur ? En effet, non seulement la pratique du documentaliste est de plus en plus réduite à la manipulation d’outils informatiques pré-élaborés, mais, de surcroît, l’accès à l’information à travers les sites Internet, et l’accès aux catalogues en ligne notamment, contribuent à une baisse notable de la fréquentation des bibliothèques (Françoise Gaudet, Bibliothèque publique d’information) : la Toile procure des modes d’accès à l’information alternatifs aux collections documentaires conservées dans des lieux institutionnalisés.

… et une rupture des pratiques historiographiques ?

Internet, en échappant aux instances de validation des documents, permet ainsi la recomposition des espaces de diffusion de la production textuelle aussi bien que des sources et des informations : production de récits parallèles, pluriels, extérieurs à l’histoire institutionnelle d’une part, et, d’autre part, nouveau rapport aux sources, aux documents et aux objets de recherche. La multiplication et la fugacité des documents électroniques mènent non seulement à repenser la notion d’archive et de corpus documentaire (Geneviève Dreyfus-Armand, BDIC), elles induisent également une redistribution de l’information, notamment à travers les opérations de hiérarchisation menées par les moteurs de recherche disponibles sur Internet (Francis Chateauraynaud, École des hautes études en sciences sociales).

Autre conséquence de l’usage extensif de ces moteurs de recherche, la modification des pratiques de recherche : les usagers des catalogues en ligne privilégient désormais la recherche « plein texte » au lieu de la recherche par mots-clés, tendant, de la sorte, à substituer à la lecture d’un document la lecture du catalogue (F. Gaudet). Celui-ci, qui s’était, avec l’élaboration et l’application des logiques de classement, autonomisé en objet distinct des corpus documentaires, redevient une surface de lecture identique à celle de la collection elle-même (Ulrich Johannes Schneider, Herzog August Bibliothek).

Peut-on, en conclusion, considérer l’ère du numérique comme une véritable rupture épistémologique dans les pratiques historiographiques ? Malgré les mutations en ébauche, les différents acteurs du processus menant à la production savante, qu’ils soient archivistes, bibliothécaires ou historiens, continuent à se mouvoir dans l’imaginaire du livre : que ce soit sur la Toile ou ailleurs, le document reste pour l’instant, dans les opérations historiographiques qui le constituent, une surface textuelle délimitée, sélectionnée, classée, validée et diffusée par des instances autorisées. Il semble ainsi qu’à l’heure actuelle, les « conditions de possibilités » associées à Internet demandent encore à être réalisées (P. Rygiel). L’éventail des possibles créé par un web dynamique et connexioniste est-il toutefois véritablement réalisable ? Encore faudrait-il, pour cela, qu’il ne se heurte pas à l’actuelle homogénéisation résultant de l’informatisation des outils de traitement documentaire, et dont la rigidité et la volonté d’unification risquent bien de conduire à une standardisation de la pensée.