Évidences et paradoxes de la censure (XVIIIe-XXIe siècles)

Sonia Combe

Poursuivant sa réflexion entamée depuis 2001 sous l’égide du Centre d’histoire des sociétés contemporaines (Université de Saint-Quentin-en-Yvelines) et de la Société française d’ethnologie, le groupe de travail « Censures » invitait le 8 avril dernier à une journée d’étude sur les « Évidences et paradoxes de la censure ».

De l’Ancien Régime à l’Occupation

Françoise Weil allait d’entrée de jeu illustrer ce paradoxe en évoquant l’imprécision de consignes – parfois même contradictoires – qui compliquait sérieusement la tâche des censeurs à la fin de l’Ancien Régime. Encore qu’en dépit de la part de hasard et d’arbitraire dans la définition de ce qui devait être censuré, certains critères restaient tout de même intangibles : ainsi devait-on débusquer la « partialité » (qui ne se comprend que lorsqu’on sait qu’« être impartial, c’est dire du bien de la France »), les attaques ad hominem ou « diffamations » et aussi, naturellement, comme en atteste l’Index librorum prohibitorum, toute attaque contre la religion ou les « mœurs ». Avec L’esprit des lois et Les lettres persanes, Montesquieu fit donc les frais d’une censure floue mais non aveugle.

Deux siècles plus tard, le quotidien La Croix, transféré à Limoges sous l’Occupation, composera avec une censure exercée très officiellement par un « Service à l’information » rattaché à la vice-présidence même du Conseil. La censure allemande se superpose à celle de Vichy, laquelle cependant n’aurait pas chômé en éditant près de 3 800 consignes en quatre ans. Si, en définitive, La Croix « a subi plus qu’elle n’a adhéré », pour reprendre les propos de Marie-Geneviève Massiani, elle a su tout aussi bien respecter les consignes écrites noir sur blanc (s’abstenant de dévoiler les menus du Maréchal ou d’évoquer le simple nom de la bataille de Valmy) que les consignes non dites qui relevaient de l’évidence : ainsi il ne sera jamais question dans ses pages de rafles, de camps, de trains de déportation, encore moins de déclarations de certains évêques. Ce bon comportement vaudra au quotidien chrétien de n’avoir été suspendu qu’à deux reprises (vingt-quatre heures la première fois, huit jours la seconde). C’est toutefois dans ses pages littéraires, apparemment très peu censurées, que le journal a montré le plus d’audace : le livre de Lucien Rebatet, Les décombres, grand succès de l’année 1942, y est critiqué, tandis que la mort de Max Jacob, dans l’infirmerie de Drancy, sera plus tard évoquée. (À la Libération, une enquête indiquera que sept journalistes sur quatorze ont fait de la résistance ; c’est là somme toute un pourcentage supérieur à la moyenne nationale.)

Censure et œuvre littéraire

En posant la question volontairement provocatrice de la part du censeur dans la création littéraire (« La scène française au XIXe siècle : les censeurs furent-ils les coauteurs des œuvres dramatiques ? »), Odile Krakovitch rappela l’existence de ces liens qui, pour manquer de visibilité, n’en sont pas moins réels, entre l’écrivain et son « double », comme on appelait à Prague au printemps 1968 le pauvre diable chargé de vous suivre et, bien pire, de vous lire. Son rôle peut évoluer, au gré du bon vouloir des régimes, mais par-delà les différences idéologiques, les censeurs ont en commun sous toutes les latitudes de défendre le soi-disant goût du public et d’être des tenants du classicisme, amateurs du langage « propre et resserré », en bref des hommes opposés à tout excès.

En quoi la censure participa-t-elle à l’œuvre littéraire ? En ceci qu’à défaut de pouvoir lui échapper, il fallait bien composer avec elle. Écrire une pièce au XIXe siècle, c’était gagner sa vie, être censeur de même (le métier disparaîtra d’ailleurs en 1906 en raison de l’absence de rétribution des rapports de censure). Une sorte de coopération, à laquelle des Zola et des Balzac se soumettent mal (à l’inverse d’un Labiche qui corrige tout ce qu’on veut), est donc fatale. Mais la vraie censure œuvre quant à elle en amont, dans l’intériorisation des contraintes.

Autocensure et transgression

C’est précisément ce thème de l’autocensure qu’aborda Maurice Couturier à partir de Madame Bovary et de Lolita, arguant que, dans les deux cas, la censure avait été « un facteur de réussite poétique ». Ainsi, le fait qu’Emma « s’abandonna », qui choqua Me Pinard, (magistrat pour lequel « l’art sans règle était comme une femme sans vêtements »), n’aurait eu pour effet que celui de stimuler Flaubert chez lequel « les métaphores naissaient comme les poux ». Contraint de ruser, le romancier pouvait se surpasser. Si elle usa les nerfs de Flaubert, persécuté par Pinard, la censure pouvait avoir ce qu’on pourrait appeler des « effets collatéraux » positifs sur l’œuvre. Il en aurait été de même pour Lolita, nymphette emblématique de l’œuvre de Nabokov, censurée en France où triomphe, depuis l’affaire Pauvert/Sade, « l’apothéose morale ».

Avec « L’obscène en scène », Emmanuel Wallon traita enfin de la transgression, en moins d’un siècle, des codes de représentation au théâtre : qu’est-ce que l’obscène – l’hors-scène – ce qui ne peut être montré dans un monde où l’on montre désormais plus qu’on ne cache ? « Domestiquée », en quoi la censure se serait-elle transformée ? Plus replié sur lui-même qu’au XIXe siècle, le théâtre est un champ clos investi d’une responsabilité. Il est désormais ouvert à des possibilités auxquelles il n’avait jamais rêvé. L’« homme moyen sensuel » (Ulysse) n’est plus le point de repère du « pacte de représentation ». Privé de lois et d’instances régulatrices, le théâtre serait par là même privé de bornes. Il ne resterait plus à la censure qu’à frapper à la marge, c’est-à-dire les affiches, part résiduelle de l’irreprésentable, sur laquelle un consensus idéologique et esthétique est encore possible.