Frontières en bibliothèque

Christine Péclard

« Frontières en bibliothèque », tel était le thème de la journée d’étude coorganisée par la Joie par les livres, le Groupe Île-de-France de l’ABF (GIF) et la ville de Paris, et animée par Jean-François Jacques (secrétaire général du Conseil supérieur des bibliothèques), à l’École des mines, le 3 juin 2004.

Missions sans frontières

Jean-Claude Utard, chargé de nous interpeller sur le thème : « Bibliothécaires : des missions sans frontières », nous a livré un exposé extrêmement dense, enrichi de citations éclairantes et émaillé d’anecdotes rafraîchissantes. Il a montré comment les missions des bibliothécaires s’étaient superposées les unes aux autres depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, repoussant les frontières jusqu’à les abolir, tels les pionniers d’un nouveau Far West. Depuis la traditionnelle mission de conservation dévolue par les Ptolémées à la Bibliothèque d’Alexandrie, jusqu’à la mission politique et citoyenne revendiquée par nos contemporains, les missions n’ont cessé de s’élargir en s’ouvrant sur l’instruction, la démocratisation de la lecture, les loisirs, l’information, la formation et la politique sociale.

Dès l’origine, la bibliothèque a une fonction intellectuelle qui dépasse la valeur marchande des manuscrits qu’elle contient et elle acquiert très vite une fonction de mémoire et une mission patrimoniale au service d’une communauté.

La deuxième mission traditionnellement dévolue à la bibliothèque, instrument d’accès au savoir, est une mission pédagogique, ancrée dans la réalité du XIXe siècle qui voit se développer la scolarisation et simultanément les bibliothèques scolaires, assez éloignées dans leur conception des actuelles BCD (bibliothèques centres documentaires), ainsi que les bibliothèques populaires dont les fonctions se diversifient, faisant passer la distraction avant l’instruction.

Dans les années 1960, les bibliothécaires jeunesse, pour se distinguer de l’école, revendiquent le plaisir de lire, le libre choix, la promotion de la littérature de jeunesse, incluant la fiction et l’album.

C’est à une mission culturelle et de loisirs que répond l’épopée des bibliobus, « ces voitures qui portent le pain de l’esprit à domicile », retracée par Jean Guéhenno en 1954. Les bibliothécaires, animés par « la foi démocratique », prétendent porter « les Lumières au peuple », ce qui sous-tend toujours les choix des bibliothécaires français qui refusent d’acheter en série, comme dans les bibliothèques anglo-saxonnes, les romans sentimentaux ou d’espionnage. Cependant, la simple gratuité de l’offre ne suffit pas à créer une totale démocratisation de la culture.

La Bibliothèque publique d’information (BPI) est la consécration de la mission d’information dévolue dans les années 1970 à la bibliothèque : collection tous supports, en libre accès, sans cesse actualisée, dans un lieu de rencontre et d’animation inséré dans un grand espace culturel.

La hausse du chômage et la découverte de l’illettrisme dès la fin des années 1970 ont amené les bibliothécaires à étendre leur mission éducative jusqu’à une mission de formation, débouchant sur une mission sociale. La bibliothèque doit s’insérer dans la politique de la ville, travailler à l’insertion et à la lutte contre l’exclusion et sortir de ses murs, en partenariat avec d’autres structures.

Enfin, dans une société clivée, la bibliothèque joue un rôle politique et citoyen en devenant un lieu de partage où l’on peut apprendre à vivre ensemble, et contribue ainsi à la défense de la démocratie.

La demande sociale et les pratiques des utilisateurs poussent les bibliothèques à se transformer. Mais il n’est pas toujours évident de concilier ces diverses missions, sources de tensions pour les bibliothécaires qui vivent souvent mal le décalage entre ce qu’ils considèrent être leur rôle et leurs réelles conditions de travail.

La bibliothèque est aujourd’hui au cœur d’une attente sociale diffuse et d’une profonde mutation des pratiques et de l’offre culturelle, liée à une considérable évolution des supports documentaires. Ce sont autant de défis à relever pour les bibliothécaires.

Des frontières intelligentes

Dans une intervention très stimulante intitulée « Programmer/construire : abolir les frontières ? », Sylvie Niéto, programmiste de Café-programmation, dont l’adresse, « Passage du désir », correspond à sa fonction, nous a parlé de la manière dont cette agence suscite le désir d’un équipement résolument novateur chez les bibliothécaires en partant des dysfonctionnements et des frustrations engendrés par les équipements traditionnels.

Elle traduit les envies et les rêves des professionnels en programme architectural détaillé, interprété à son tour par l’architecte. Alors, les frontières deviennent intelligentes car elles sont chargées de sens et non pas reproduites systématiquement.

C’est ainsi que cette agence a conçu les bibliothèques à vocation régionale (BMVR) de Troyes et de Clermont-Ferrand, mais elle travaille également sur les parcours muséographiques, par exemple au Louvre. L’expérience du public en bibliothèque sert alors de laboratoire pour les musées.

Thomas Dartige, responsable du secteur documentaire chez Gallimard-Jeunesse, nous a donné son point de vue d’éditeur et de libraire, en tant qu’ancien coordinateur des secteurs jeunesse de la Fnac. De la culture scolaire aux pratiques buissonnières, il a retracé l’évolution des documentaires pour les jeunes, qui s’adressent de plus en plus à tous les publics, tant au niveau de la pertinence des informations que de la séduction de la présentation.

La transformation des principes éducatifs, associée à l’amélioration des techniques de reproduction et à l’évolution des connaissances, change radicalement la conception des documentaires. Les logiciels de traitement d’image permettent ainsi la reconstitution d’animaux disparus, comme les dinosaures.

Confrontés à un flot d’images et d’informations qui ne font pas forcément sens, les jeunes tentent d’incorporer des fragments d’information à des savoirs déjà acquis. Si Internet fait partie de la vie quotidienne des adolescents, il ne faut pas minimiser le risque de papillonnage stérile et de zapping sans fin.

Puis le débat a porté longuement sur la difficulté pour les scientifiques de s’adresser en termes clairs aux enfants, et sur leur tendance à privilégier la véracité scientifique au détriment de la réceptivité, avant de passer au crible d’une critique lucide, saluée par Jean-François Jacques, les différentes collections de Gallimard-Jeunesse.

Enfin, Anne-Marie Bertrand a terminé la journée en s’interrogeant sur le « respect et la transgression des frontières dans les usages » et le malentendu suscité par la divergence entre les usages postulés par les bibliothécaires et ceux des usagers. À ces usages postulés (usage autonome, livresque et documentaire), s’oppose l’usage consommatoire, non autonome, familier. Les bibliothécaires ont beau essayer d’adapter les locaux aux usages des lecteurs, il est néanmoins difficile de faire coexister des publics et des usages différents.

Dans sa conclusion, Jean-François Jacques a donné raison à Jean-Claude Utard en rappelant qu’une collection de bibliothèque ne devait pas être l’équivalent d’une offre commerciale.