Pascal Quignard à la Villa Gillet

Alexandre Postel

Le 21 octobre dernier à Lyon, la Villa Gillet servait de cadre à un intéressant entretien entre Pascal Quignard et Pierre Lepape. Évoquant à maintes reprises l’amitié qui les lie, l’écrivain et le critique ont su établir une complicité discrète propice au « déverrouillage de la parole » cher à Pascal Quignard, dont l’ouvrage Dernier Royaume (I, Les Ombres Errantes ; II, Sur le Jadis ; III, Abîmes) vient de paraître aux éditions Grasset 1.

Invité à s’expliquer sur ces trois volumes regroupés sous un même titre, sur ces livres qui, pour reprendre l’expression de son interlocuteur, « ne ressemblent à rien », l’écrivain a eu recours à une comparaison – « comme si l’on changeait de clé en musique » – qui permet d’apprécier l’originalité de sa tentative : tout en rejetant le mythe romantique du fragment 2, Quignard recherche un discours composé de variations, de sautes et de bondissements, sans que soit pour autant abandonnée une ligne directrice ferme (« Lorsque je cherche quelque chose, j’erre davantage que si je partais n’importe où », dit-il) ; ainsi, les rêveries étymologiques, les attaques de roman, les paysages, les contes et les antithèses qui peuplent ce Dernier Royaume répondent à une même exigence : « bâtir sur le mentir ». L’auteur entend par là refuser un discours de la vérité, un savoir unidimensionnel, une posture sociale institutionnalisée.

Allant à l’encontre de la spécialisation contemporaine des savoirs, il laisse libre cours à sa curiosité erratique et se réclame de trois figures tutélaires : le lettré avide de lecture, l’antiquaire penché sur les objets du passé, et l’athée que son incroyance conduit à des vertiges de réflexion. Puis il confie : « J’ai un plus grand plaisir au trouble de la pensée qu’à la réponse… J’aime laisser les hypothèses s’entrechoquer… »

Ce vagabondage intellectuel revendiqué répond à l’intuition que « le fonctionnement originaire de l’esprit n’est pas la vérité mais le mentir, le rêve, le désir, le se-raconter-une-histoire » : il y va là d’une sorte de jaillissement originaire, que Pascal Quignard appelle « le jadis » ; mais, pour originaire qu’elle soit, cette faculté de jaillissement ne se situe pas dans un passé révolu, elle ne fait au contraire que s’accroître avec le temps, comme l’illustre ce proverbe chinois cité par l’écrivain : « Les maîtres craignent que leurs successeurs ne soient plus originaires qu’eux. »

C’est pourquoi ce Dernier Royaume s’ouvre par instants au « premier royaume », pour reprendre la distinction augustinienne qui inspire le titre : le royaume où le langage n’est plus notre ennemi, le royaume du silence « qui, comme un liquide rapide et en quelque sorte amniotique, nous enveloppe quand nous lisons ou quand nous écrivons ». L’écriture n’a d’autre fin que de faire surgir les ombres du jadis, ce que Quignard résume par ce paradoxe : « Le langage est mon habitacle pour aller fouiller les zones de non-langage. » De cette vertu silencieuse, il offre un exemple à l’auditoire en lisant un de ses contes – avant de conclure, songeur : « Il y a des morts réels qui parlent dans notre voix. »

  1. (retour)↑  Depuis cette soirée, Pascal Quignard a reçu le prix Goncourt pour Les Ombres errantes (ndlr).
  2. (retour)↑  Cf. Une gêne technique à l’égard des fragments, Fata Morgana, 1986, où sont expliquées les réticences de l’auteur.