Liber à Leipzig

L'efficience des bibliothèques

Nadine Delcarmine

Pour la tenue du séminaire de son groupe architecture, Liber – Ligue des bibliothèques européennes de recherche – avait décidé de se rendre du 19 au 23 mars 2002 à Leipzig, en Saxe, un des nouveaux Länder de la République fédérale d’Allemagne qui, conformément à la volonté politique du gouvernement allemand appuyé financièrement par l’Union européenne, ont vu ces dernières années fleurir nombre de bâtiments nouveaux. La manifestation avait lieu durant le salon du livre dans un des halls du très récent et très moderne parc des expositions, Leipzig ayant obtenu la confirmation politique et économique de son activité traditionnelle de ville de foires au même titre que Francfort.

Une richesse d’expériences

Les participants eurent l’occasion de visiter, en Saxe et en Thuringe, des bâtiments de bibliothèques nouvellement réhabilités ou construits à Leipzig, Dresde, Iéna, Erfurt, Weimar ; les projets de plusieurs d’entre eux avaient par ailleurs été présentés dans les séminaires de Londres et de Varsovie. La réussite est sans conteste au rendez-vous à la bibliothèque universitaire de Iéna, exemple de bibliothèque totalement nouvelle, et à celle de Leipzig, bâtiment en ruine entièrement rénové. En 2004, il sera intéressant de voir l’aboutissement du projet que nous ont présenté les architectes du Bauhaus de Weimar pour la réhabilitation et l’extension de la bibliothèque de la princesse Anna Amalia ; cette réflexion qui fait fi des distances à parcourir a en effet laissé pensif plus d’un participant au séminaire...

Mais ces rencontres au même titre que les visites virtuelles de bibliothèques universitaires européennes (celles de Gdansk, Minsk, Rostock, Pais Vasco en Biscaye, des universités Toulouse II Le Mirail et Lyon II-III, de Göttingen…) et la Bibliothèque nationale centrale de Rome, n’étaient qu’un élément du programme des cinq jours dont le titre était « la bibliothèque efficiente : conception, processus de planification, évaluation à l’ère du numérique ». Chacun des thèmes fut abordé au travers de plusieurs expériences mêlant les voix d’architectes et de bibliothécaires.

La nécessité de construire des bibliothèques

Il fut intéressant d’entendre Graham Bulpitt, de l’université de Sheffield au Royaume-Uni, resituer les projets de construction de bibliothèques dans leur contexte stratégique pour l’enseignement et la recherche. Il se référait sur le plan européen à la déclaration de Bologne de 1999 qui fixe le cadre de l’enseignement supérieur pour 2010 avec comme moteurs l’économie et la culture, la compétition internationale, une structure de diplômes commune, la mobilité du personnel et des étudiants.

Au Royaume-Uni, les priorités exprimées sont une économie forte, des services publics garants de l’égalité, l’insertion sociale et l’éducation incluant la formation continue, les nouvelles technologies. L’évolution se fera vers une plus grande diversité des étudiants, de leurs besoins et de leurs pratiques. Il appartient aux bibliothécaires de mesurer l’impact des services électroniques sur la recherche. Les bibliothèques ont un avenir à condition que les professionnels sachent mettre en valeur leur rôle d’initiation, d’accompagnement, améliorent la mise à disposition et l’exploitation des collections de toutes natures. En conclusion, bibliothécaires et architectes doivent créer un nouvel environnement pour aller vers des bibliothèques hybrides, favorables au travail interdisciplinaire ; ils doivent savoir anticiper les changements de comportements.

Planification et collaboration entre architectes et bibliothécaires

La clef de la réussite d’un projet réside en bonne part dans la capacité des professionnels des bibliothèques à nouer un dialogue direct, constructif et permanent avec l’architecte jusqu’à l’aboutissement de la réalisation. Ainsi énoncée, cette affirmation semble une évidence. Pourtant, le débat a montré qu’il reste à la faire partager notamment à nos institutions universitaires, réticentes à accepter ce type de relation. N’ayons pas peur des mots, elles craignent parfois qu’une connivence s’installe qui empiéterait sur leur capacité décisionnelle. Ne redoutent-elles pas en définitive des erreurs de choix et des dépenses non justifiées ? Même si la question posée déborde largement nos frontières, n’est-elle pas révélatrice que l’intégration des bibliothèques françaises dans les universités avec la création des SCD (services communs de la documentation) n’est peut-être pas aussi aboutie qu’il serait souhaitable ? Sans doute reste-t-il encore à faire évoluer de part et d’autre les mentalités… Il appartient aux bibliothécaires eux-mêmes de démontrer que leur professionnalisme, leur sens du service public font des utilisateurs finals qu’ils sont des interlocuteurs pertinents et compétents.

Les interventions conjointes de Birgitte Lau, bibliothécaire à l’université de Roskilde au Danemark, et de l’architecte Mette Kynne Fransen, du cabinet Henning Larsens, étaient éclairantes sur l’impact de la qualité du dialogue au même titre que celles de Willi Treichler et de l’architecte qui a réhabilité la Bibliothèque nationale de Berne, en Suisse. Les uns et les autres ont relaté leurs expériences, les architectes en expliquant leur projet et leurs choix architecturaux liés à la fois à l’environnement et aux attentes définies dans le programme, les bibliothécaires en précisant les effets fonctionnels recherchés, la démarche organisationnelle adoptée, les modalités du dialogue.

La responsabilité du programme incombe au bibliothécaire qui doit définir dans le détail les objectifs en termes de superficie et de fonctionnalités. Cette première étape est primordiale, le programme devient en effet le document de référence tout au long du processus, l’architecte s’engage à mettre en œuvre ses orientations. Cette phase décisive est d’autant plus lourde et inconfortable pour les professionnels des bibliothèques qu’elle est très souvent réalisée en un laps de temps fort bref. C’est dans ces documents que sont posés les objectifs de fonctionnement à atteindre. Brigitte Lau soulignait la difficulté de définir très en amont, dans une période de grands bouleversements, et à l’horizon de 10 ans, la place du numérique dans la bibliothèque. Pouvoir dire d’emblée combien de postes, où et comment, impose de se projeter dans un avenir aux contours mal précisés. C’est un exercice périlleux auquel on ne peut échapper sous peine de surcoûts préjudiciables au projet lui-même et à l’ensemble de la communauté universitaire.

Elle insistait aussi sur l’impératif d’être au fait d’éléments techniques tels que la lecture des plans, la connaissance du processus global d’élaboration d’un projet, du chaînage des phases pour pouvoir apporter les réponses précises, rapides et pertinentes aux questions de l’architecte au fur et à mesure de l’avancement de son travail, savoir repérer les points cruciaux à éclaircir. Une formation de ce type existe en France depuis plus d’une dizaine d’années.

L’architecte quant à lui a aussi des devoirs : respecter les contraintes et objectifs qui lui ont été assignés, respecter le bâtiment s’il est classé. Il a le devoir de dire explicitement ce qu’il fait, ce qu’il ne fait pas, de produire l’information adéquate et de réaliser ses engagements. Il se peut que, malgré l’échange entre les deux partenaires, le compromis soit impossible compte tenu de l’enjeu, lié par exemple à l’adaptabilité du bâtiment. Le point de vue du bibliothécaire doit alors primer.

Pour parvenir au meilleur résultat, la méthode de travail consiste à créer très tôt un socle de références partagées par l’architecte et les utilisateurs à partir de visites communes, complétées par une analyse des aspects positifs et négatifs de chaque bâtiment visité. Dans la bibliothèque, il faut maximiser l’implication de l’équipe en mettant sur pied un groupe de travail, mais seuls le directeur de la bibliothèque et le chef de projet sont habilités à avoir un contact direct avec l’extérieur, l’architecte et les institutions.

L’évaluation comme outil d’amélioration

Construire des bibliothèques reste donc d’actualité à l’heure du numérique. Se donner les moyens de réussir les bâtiments dont les citoyens auront besoin suppose d’être capable d’analyser ce qui fonctionne mais aussi ce qui pèche dans les bibliothèques qui émergent aujourd’hui. Trois contributions ont été présentées sur ce sujet, qui reflètent trois approches différentes. Suzanne Enright, de l’université de Westminster à Londres, a expliqué la méthode mise en œuvre au Royaume-Uni ; Marie-Françoise Bisbrouck, de l’université Paris IV, a développé la procédure d’évaluation mise en place en France en 1998. Agnès Goda et Daisy McAdam ont relaté l’expérience de l’université Uni Mail de Genève.

C’est en 1979 qu’a été prise la décision de développer en ville l’université de Genève. Elle s’est traduite au cours de la décennie 1990 par la création d’un complexe neuf intégrant une bibliothèque voulue par la présidence comme le « poumon de l’université », le véritable centre d’étude et de recherche des sciences humaines. La réalisation du bâtiment universitaire a été scindée en deux phases. Entre les deux, une étude générale a été réalisée auprès des utilisateurs. La bibliothèque a fait l’objet d’une enquête de satisfaction propre portant sur l’éclairage, les carrels, les cabines de travail en groupe, le confort des places de travail et des zones de détente. Le public a demandé des changements entre les deux étapes concernant les superficies mises à sa disposition, les places de travail, la salle de formation, l’environnement « nouvelles technologies ». Le personnel a préconisé une réorganisation des bureaux, l’accroissement des mesures de sécurité, des espaces de stockage et davantage de confort pour lui-même.

Par contre, l’évaluation des bibliothèques au Royaume-Uni se situe dans un cadre général d’évaluation des constructions fondé sur deux schémas : celui de l’industrie du bâtiment (méthodologie Probe) dont l’objectif était d’avoir un retour sur les constructions pour le secteur du bâtiment et les architectes, et celui, inspiré du précédent, appliqué par le ministère de l’Enseignement supérieur qui, depuis 1994, a la volonté de développer cette évaluation post-livraison à l’ensemble de ses bâtiments nouvellement construits. Les dix dernières années ont été propices à la construction d’une centaine de bibliothèques, celle-ci est consécutive à l’augmentation du nombre d’étudiants depuis 1988. La dépense s’est élevée à 350 millions de livres. Les bibliothèques n’ont pas échappé au mouvement d’évaluation qui a rencontré l’assentiment des professionnels des bibliothèques.

À l’heure actuelle, l’évaluation porte sur les aspects fonctionnels, l’adaptabilité du bâtiment, son accessibilité, la variété des espaces, l’interactivité entre utilisateurs et professionnels, la qualité de l’environnement, la sécurité… Elle est menée par des associations de bibliothécaires, qui publient les résultats de leurs visites et mettent à jour une base de données. Toutefois, certains freins existent qui empêchent ces évaluations de jouer un rôle plus central. Suzanne Enright estime qu’il faut être plus professionnel dans l’évaluation, Daisy McAdam n’est pas convaincue que les architectes tirent profit de leurs enseignements.

C’est à cette conclusion qu’est parvenue également Marie-Françoise Bisbrouck qui relatait les conditions de l’évaluation menée en France en 1999 à l’issue de la réalisation des programmes « Universités 2000 » et du XIe plan dont les fruits se sont traduits par l’ouverture ou la rénovation de 111 bibliothèques universitaires. Un livre de synthèse portant sur près d’une trentaine de réalisations a été publié à l’issue de plusieurs réunions de travail et du dépouillement de questionnaires 1. Il préconise un haut niveau de flexibilité et de modularité des bâtiments. Sa difficulté de diffusion en direction des présidents d’université et des architectes laisse penser que le but n’est pas atteint. Le détail des conclusions de l’évaluation étant repris dans un article paru dans le Bulletin des bibliothèques de France 2, notre réflexion ne s’attardera donc ici que sur quelques éléments.

L’insuffisance de ressources financières a eu des conséquences multiples : généralement les surfaces construites ont été jugées insuffisantes avec pour corollaire des espaces publics sous-dimensionnés, des surfaces affectées au personnel et aux magasins sous-évaluées, ce qui s’est parfois traduit par l’absence de salles de réunion, de locaux d’archivage, des zones d’équipement déficientes. Elle a affecté également la qualité des matériaux de construction grevant ainsi l’avenir. En outre, fréquemment, les travaux ont été découpés en plusieurs phases ; or, s’il permet de corriger des erreurs, ce séquençage s’avère globalement coûteux et source de nuisances (bruit, manque de confort pour le public et le personnel, risques d’accidents, changements successifs d’organisation). Des risques de surcoûts d’origines multiples ont été pointés. Ils sont imputables à une prise en compte incomplète de l’impact de l’informatique sur les pratiques des lecteurs en bibliothèques et du poids de la maintenance des systèmes. La profusion des surfaces vitrées pour répondre au besoin de lumière naturelle engendre des coûts de maintenance élevés et peut en outre gêner le travail sur ordinateur. Enfin, là où le dialogue entre bibliothécaires et architectes a été relatif et variable, il a fallu payer cher pour rectifier certaines carences dans les projets. La question de l’organisation des concours architecturaux accordant davantage de place aux bibliothécaires est posée.