Bibliothèques d'écrivains

par Martine Poulain
sous la direction de Paolo d’Irio et Daniel Ferrer. - Paris : CNRS Éditions, 2001. – 256 p. ; 31 cm. – (Textes et manuscrits). - ISBN 2-271-05847-3 : 27,44 euros

Les livres conservés dans leurs bibliothèques par les écrivains permettent-ils de mieux comprendre leur style, leur pensée, leurs préoccupations, leurs recherches ? L’œuvre est-elle à l’image de l’auteur ?

Une relation subtile

Oui, disent Paolo d’Irio, Daniel Ferrer et les auteurs des essais rassemblés dans cet excellent volume. Oui, les bibliothèques des écrivains disent quelque chose de leurs œuvres. Mais dans une relation rarement directe dans laquelle la bibliothèque serait le maître et l’écrivain l’élève. Trop simple…

La relation que l’écrivain entretient avec la bibliothèque pourrait être comparée à celle qu’il entretient avec le monde extérieur : source et nourriture, la bibliothèque est comme le monde, apprentissage et référence ; mais refus ou contre-exemple pour l’œuvre à venir, elle l’est aussi, tout comme le monde pour l’écrivain.

C’est que la lecture, moins encore pour l’écrivain que pour le lecteur dit « ordinaire », n’est pas monosémique. Elle n’est pas simple acte d’allégeance à l’autorité du texte ; elle peut se faire détour, parcours buissonnier, critique, refus, voire blâme.

Daniel Ferrer le dit très bien dans son introduction : « Ce que la bibliothèque de l’écrivain permet d’intercepter et d’appréhender, c’est moins un savoir qu’une série de relations : “relations entre des esprits par l’intermédiaire des textes, relations entre des textes par l’intermédiaire de manuscrits, relations entre une culture et son environnement.” »

Copier des extraits, écrire dans les marges

Voltaire pense dans les marges des livres des autres, en les noircissant de commentaires. Montesquieu, Winckelmann, plus sages, plus systématiques, constituent des cahiers de lectures, recopiant les extraits essentiels des auteurs qu’ils consultent. Stendhal pratique les deux modes d’appropriation/recréation dans une pratique singulière. Les contributions rassemblées dans ce volume s’essaient à cerner ces profils de lecteurs écrivains. Winckelmann – dont Élisabeth Décultot ne signale pas qu’il fut toute sa vie bibliothécaire, ceci expliquant peut-être cela – consignera sa vie durant toutes ses lectures, retranscrivant des fragments, constituant au fil du temps 7 500 pages (!) de cahiers de lectures. Cette étude rigoureuse s’inscrit dans une relation très classique, « une tradition culturelle ancienne rigoureusement codifiée », dans une volonté de mémorisation des textes, Winckelmann se revendiquant explicitement de Montaigne dans cette habitude. Son œuvre ressemble d’ailleurs à cet ensemble de notes de lecture : elle est en perpétuel inachèvement.

Montesquieu aurait laissé, dit Catherine Volpihac-Auger, trente recueils de notes et aurait ainsi travaillé avec deux bibliothèques : la bibliothèque première, contenant ses livres, une bibliothèque seconde, constituée de ses recueils de notes, qui sont déjà une forme de dialogue avec la première bibliothèque, amorces de ses propres écrits. Stendhal, dont l’identité d’enfant fut construite avec et par les livres, entretient des bibliothèques dans les différentes villes où il vit, entre France et Italie. Joueur et esprit libre, il va jusqu’à couvrir de commentaires les marges de ses propres livres… L’écriture dans les marges est un dialogue avec les auteurs, mais surtout « un monologue avec lui-même ». Stendhal inscrit ses lectures « dans une temporalité affective entre passé, présent et avenir ».

Lecteurs intrépides ou fantasques

Flaubert était, on le sait, un « intrépide lecteur », presque aussi boulimique que ses personnages Bouvard et Pécuchet. Incorrigible travailleur, il consulte des bibliothèques entières pour écrire L’Éducation sentimentale, Salammbô, Bouvard et Pécuchet déjà cités : « Savez-vous à combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes ? À plus de 1 500 », écrira-t-il à une correspondante. Ces livres ne sont pas que documentation préparatoire à l’écriture, ils entrent dans le roman et révèlent plus encore la vacuité des personnages.

Les aléas de la bibliothèque de Nietzsche, sauvegardée et censurée par sa sœur, morcelée mais partiellement conservée dans la bibliothèque de Weimar, en Allemagne de l’Est, sont présentés : 5 000 pages de livres ont été annotées de la main de Nietzsche. Un beau travail de numérisation en perspective…

Les lectures de Virginia Woolf et de James Joyce sont également subtilement analysées par Daniel Ferrer. On y voit un Joyce lecteur « fantasque et imprévisible », une Virginia Woolf « plus studieuse et plus classique », embarrassée lorsqu’elle se confronte à la lecture d’Ulysse. Elle n’aime pas, est déroutée par un style qui la surprend et la choque, mais en sera pourtant très inspirée dans l’écriture de Mrs Dalloway… Intérêt et jalousie, rejet voilé, la lecture de Joyce par Virginia Woolf est une lecture contrariée mais inspiratrice, influencée qu’elle fut par l’œuvre de son rival.

Contrairement à une légende tenace, Valéry était un grand lecteur, aux intérêts encyclopédiques. Lecteur exigeant et percutant, il pratiquait souvent la lecture partielle, une lecture de « vérification ». On peut ainsi suivre sa lecture aux pages non coupées des livres dans lesquels il vérifiait ses hypothèses sur les idées de l’auteur, qu’il anticipait assez vite pour souvent ne pas en poursuivre la lecture.

Robert Pinget, témoignent Jean-Claude Liéber et Madeleine Renouard, avait deux lieux de vie et au moins deux bibliothèques. Parmi les œuvres préférées : la Bible, Virgile, Les Confessions de saint Augustin. La lecture peut se faire écriture, les pages de garde accueillant parfois des débuts d’œuvres. Elle est toujours dialogue, parfois peu amène : avec Barthes, avec Foucault…

Pourquoi lire, pour un écrivain ? Par souci de soi, disent, chacun à sa manière, Pinget et Stendhal : « Sans avoir lu le dixième de ce que j’aurais dû lire, je me suis néanmoins efforcé de me cultiver. Il ne me reste de cet effort absolument rien. » Qui disait que la culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié. Ah ! qu’il est beau cet oubli-là…